Friendship Centre, Gaibandha, Bangladesh, 2010 © Aga Khan Trust for Culture / Rajesh Vora
Friendship Centre, Gaibandha, Bangladesh, 2010 © Aga Khan Trust for Culture / Rajesh Vora

Archizoom Papers

Kashef Chowdhury, Faraway So Close 1—3

Ce dossier numérique consacré à l’architecte bangladais Kashef Chowdhury inaugure un partenariat entre AA et Archizoom, la galerie de l’EPFL. Pensée comme une revue en ligne itinéranteArchizoom Papers proposera des articles et des entretiens liés aux expositions, conférences et colloques organisés par Archizoom, la Faculté de l'environnement naturel, architectural et construit (ENAC) et l’école doctorale de la célèbre école polytechnique suisse.

Après l’exposition Bengal Stream, au Swiss Architecture Museum (S AM) à Bâle, puis à arc en rêve à Bordeaux il y a un an, l’architecte Niklaus Graber et Andreas Ruby, directeur du S AM, reviennent à la charge à l’École polytechnique fédérale de Lausanne. Ils y présentent jusqu’au 7 décembre Faraway So Close, une exposition monographique sur une des figures les plus intrigantes de l’architecture bangladaise : Kashef Chowdhury.

Christophe Catsaros : Pourquoi une exposition sur Kashef Chowdhury aujourd’hui ?

Niklaus Graber © Catharina Strebel
Niklaus Graber © Catharina Strebel

Niklaus Graber : Jusqu’ici, la production contemporaine du Bangladesh n’était pas vraiment présente dans le discours global sur l’architecture. C’est en train de changer grâce à des architectes comme Kashef Chowdhury, dont le travail est d’une grande pertinence. Chowdhury est un architecte qui a une certaine visibilité dans son pays, ayant reçu le prix Aga Khan pour le Friendship Centre en 2016. Et dans le même temps, son travail n’est pas encore vraiment connu en Occident. Son œuvre est dense, plurielle et cohérente et recouvre bon nombre des qualités que nous avons relevées dans Bengal Stream, l’exposition consacrée à la scène architecturale du Bangladesh présentée au S AM en 2018.

Dédier une exposition monographique à Kashef Chowdhury, c’est l’occasion d’aller plus loin dans certains thèmes pour découvrir une position exceptionnelle. Si son œuvre est représentative pour toute une région, sa signature reste très personnelle et originale. Son activité présente l’intérêt de suivre simultanément différentes orientations : l’une plutôt commerciale, et l’autre plus sociale, l’une urbaine et l’autre rurale. C’est quelqu’un qui touche à tout sans jamais perdre la relation avec une vraie culture architecturale. La confiance dans ce que rend possible l’architecture reste une constante dans tous ses travaux.

CC : Est-ce que le fait de s’intéresser au Bangladesh est une façon de poser différemment les grandes thématiques du contexte alpin ? Les questions de densité, d’environnement et du rapport urbain / rural ?

NG : Le titre de l’exposition, Faraway So Close, résume cette condition de choses qui peuvent nous paraître lointaines, mais qui finalement recoupent des préoccupations familières. Il y a des thématiques qui nous concernent parce qu’elles sont universelles : la lumière, le rapport à l’espace ou la responsabilité sociale de l’architecture sont indépendantes du contexte. Il y a en outre la dimension globale de l’œuvre de Chowdhury. Il est tout à la fois travaillé par le territoire mais son approche est aussi très globale. Cette condition, tout à la fois globale et locale, intéresse tout particulièrement la Suisse.

CC : L’architecture a joué un rôle essentiel dans la construction nationale du Bangladesh. Comment faut-il comprendre qu’un étranger, l’Américain Louis Kahn, ait été invité dans les années 1960 à construire le plus emblématique des bâtiments de cette indépendance,
son parlement ?

NG : Quand l’architecte et urbaniste Muzharul Islam, grande figure du modernisme bangladais, invite Kahn à construire le parlement du pays, il ne le fait pas dans un esprit de soumission coloniale en se disant qu’il leur faut des étrangers pour bien faire. Il pense plutôt établir un dialogue « horizontal » entre différentes cultures, comme rêvait de le faire le poète bangladais Rabindranath Tagore. Islam avait d’abord demandé à Le Corbusier, à Alvar Aalto et puis à Kahn. Ce dernier s’est rendu disponible. Il s’est imprégné du pays, il y a passé du temps et s’est efforcé de construire un édifice qui exprime quelque chose de l’identité architecturale du pays. Le Kahn du Bangladesh n’est pas le même que celui des États-Unis. Les thèmes universels de son architecture sont certes présents, mais les bâtiments de Dhaka sont très imprégnés de la condition locale. Le design du complexe du capitole constitue une grande réflexion sur le paysage du vaste delta du Bengale. Le bâtiment regorge aussi de références symboliques à une histoire et à une culture spécifiques, comme l’unique colonne au sous-sol qui renvoie à la ville de Fatehpur-Sikri dans l’Uttar Pradesh en Inde, l’un des hauts lieux de l’architecture indo-islamique. Les bâtiments de Khan à Dhaka sont universels et locaux en même temps. Kashef Chowdhury a bien compris cela. Il s’inscrit parfaitement dans la logique de cet aphorisme de Muzharul Islam qui déclarait : « Il faut être à la fois citoyen du monde et Bangladais ».

CC : Revenons à Kashef Chowdhury, et à l’un de ses plus beaux bâtiments : la mosquée rouge, réalisée en 2017 à Keraniganj.
D’o
ù lui vient l’idée d’une mosquée paysagère ?

NG : C’est lui qui la conçoit, intégralement. Le principe d’une mosquée ouverte sur le paysage environnant avec des vues à partir du lieu de prière n’existe pas dans l’architecture traditionnelle. C’est une conception originale, et c’est une attitude qui fait de lui un grand architecte. Les mosquées dans la région du delta sont souvent des bâtiments indépendants, compacts, contrairement à ce qu’on peut voir en Afrique du Nord ou en Orient par exemple, où elles sont intégrées dans des ensembles plus vastes. Cette tradition pavillonnaire est peut-être ce qui lie la mosquée rouge aux typologies plus traditionnelles. Mais cette ouverture radicale, c’est de lui. Ce bâtiment est aussi un bel exemple de fusion entre des influences très diverses. Kashef Chowdhury met en dialogue Akbar, empereur moghol du XVIIe siècle et Mies van der Rohe. En cela, l’architecture de ce bâtiment surpasse toutes nos conventions historiques. Elle est intemporelle.

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Red Mosque, Keraniganj, Bangladesh, 2017.

CC : L’usage récurrent, dans un contexte tropical, de moyens non mécaniques pour parvenir à des intérieurs tempérés, peut-il constituer un modèle écologique ? Sont-ils nombreux les architectes qui rejettent la climatisation et essayent de rafraîchir avec les moyens de l’architecture ?

NG : C’est l’une des motivations premières de notre intérêt pour cette région. Le fait qu’ils fassent le choix revendiqué du rafraîchissement naturel, c’est-à-dire sans moyens techniques est une grande leçon, aussi bien pour nous. S’ils y arrivent avec le climat extrême qui est le leur, on doit certainement pouvoir y parvenir ici aussi. Au Bangladesh, le renoncement à la climatisation peut avoir plusieurs causes. Environnementale, mais aussi économique. Se pose en outre la question de la fiabilité de l’alimentation électrique. À Dhaka il y a des coupures de courant quasi quotidiennes. Il est préférable de ne pas dépendre exclusivement de l’électricité pour tempérer un lieu de travail. Dhaka est une ville très dense où l’on construit beaucoup et où, comme partout ailleurs, la majorité de ce qui se fait est encore de médiocre qualité. Cette situation contribue à l’émergence d’une sensibilité environnementale. D’un autre côté, comparé à certains pays, le niveau de la création architecturale au Bangladesh est élevé. Vous avez beaucoup d’architectes qui font de très belles choses. Si vous comparez à l’Inde par exemple, vous trouvez au Bangladesh beaucoup plus d’architectes contemporains dont le travail est traversé par des préoccupations locales et climatiques.

CC : Chowdhury est-il un architecte urbain ou rural?

NG : Chowdhury construit en ville mais il est surtout travaillé par la question du paysage. Même quand il construit en ville, il pose la question du paysage. Prenez le complexe sportif Abahani, actuellement en construction. Son réflexe très urbain a été de regrouper le bâti sur une partie du terrain en superposant les salles de sport pour libérer une partie du terrain. C’est quelqu’un qui cherche à transposer, dans le milieu urbain, certaines qualités de l’architecture en milieu rural, comme la porosité entre l’intérieur et l’extérieur.

CC : Le principe du grand terrain dégagé fait référence aux terrains de cricket des Anglais que l’on retrouve au cœur de nombreuses villes du sous-continent indien.

NG : C’est l’une des références possibles de ce projet. Cependant, quand Chowdhury construit à la campagne, il crée des entités très urbaines, comme le Friendship Centre à Gaibandha, un centre de formation pour paysans dans une province des plus rurale.

CC : L’idée qui traverse aussi l’exposition est que la solution pour « sauver » la ville, pourrait consister à rendre la vie plus attrayante à la campagne, afin d’éviter la poursuite de l’exode rural, qui n’en est qu’à ses débuts au Bangladesh.

NG : Tout à fait. Le Friendship Centre traduit cette volonté. C’est un centre d’éducation populaire dont le rôle est précisément d’enseigner à des formateurs qui vont ensuite disséminer un savoir dans les villages. C’est un bel outil pour garder les villageois dans leurs villages.

Ci-dessous : Friendship Centre, Gaibandha, Bangladesh, 2011.

© Aga Khan Trust for Culture / Rajesh Vora
© Aga Khan Trust for Culture / Rajesh Vora

 

© Aga Khan Trust for Culture / Rajesh Vora
© Aga Khan Trust for Culture / Rajesh Vora

 

© Aga Khan Trust for Culture / Rajesh Vora
© Aga Khan Trust for Culture / Rajesh Vora

 

© Aga Khan Trust for Culture / Rajesh Vora
© Aga Khan Trust for Culture / Rajesh Vora

 

Capture d’écran 2019-10-08 à 11.25.46
© Hélène Binet

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