Kashef Chowdhury, Faraway So Close 2—3
Cet article constitue la deuxième partie d'un dossier numérique consacré à l’architecte bangladais Kashef Chowdhury, fruit d'un partenariat entre AA et Archizoom, la galerie de l’EPFL. Pensée comme une revue en ligne itinérante, Archizoom Papers proposera des articles et des entretiens liés aux expositions, conférences et colloques organisés par Archizoom, la Faculté de l'environnement naturel, architectural et construit (ENAC) et l’école doctorale de la célèbre école polytechnique suisse.
Dans l’imaginaire occidental, le Bangladesh renvoie plus spontanément aux désastres climatiques et humains qu’à la qualité de son architecture tropicale. Il y a deux ans, l’exode des Rohingyas venait s’ajouter à la longue liste de catastrophes qui ont ponctué l’histoire de ce pays, plus peuplé que la Russie mais à peine plus grand que la Grèce.
Et pourtant, depuis Bengal Stream, l’exposition organisée l’année dernière au S AM de Bâle par Niklaus Graber et Andreas Ruby, le nom de ce pays s’est mis à signifier autre chose. Si la menace d’une montée du niveau des océans susceptible d’engloutir une bonne partie du territoire deltaïque surpeuplé n’a pas disparue, elle est contrebalancée par l’image d’une société qui trouve par l’architecture le moyen de relever les défis environnementaux auxquels elle est confrontée.
Christophe Catsaros
L’histoire tumultueuse du Bangladesh, dont la guerre d’indépendance meurtrière hante encore les esprits, contraste avec le récit qu’en font ceux qui en reviennent. Ils y découvrent une authentique culture architecturale témoignant d’une sensibilité contemporaine, enrichie de pratiques vernaculaires. Pour comprendre l’articulation du local et du lointain, de l’ancien et du moderne au Bangladesh, il est nécessaire de revenir à l’influence coloniale et plus particulièrement à la façon dont l’architecture stratifiée de ce pays millénaire a été reléguée dans un premier temps, avant d’être ressuscitée.
L’architecture et l’urbanisme du Bangladesh portent les traces de la colonisation qui s’est étalée sur plusieurs siècles : de 1757, date de la conquête définitive du Bengal par la Compagnie britannique des Indes orientales jusqu’à l’indépendance en 1971. Les monuments, mais surtout la forme des villes témoignent ainsi de l’introduction d’un modèle urbain exogène, ainsi que des efforts pour l’intégrer et le rendre compatible avec la culture constructive locale. Si le conflit entre moderne et vernaculaire, traditionnel et fonctionnel, n’est pas spécifique aux sociétés coloniales, la condition de domination culturelle et économique qui les sous-tend en aggrave les contrastes et les oppositions.
La dichotomie entre un modèle local et un modèle importé n’est nulle part plus saillante que dans l’occupation des sols et le placage d’une conception territoriale parachutée sur la topographie changeante du Bengal. La nature prédatrice du régime colonial s’est traduite, dans le cas de Dakha, par un rejet de l’organisation cyclique des activités traditionnelles, en accord avec l’instabilité du milieu fluvial, au profit d’une modernisation générique. L’administration coloniale a conduit une politique de grands travaux pratiqués dans les contrées inondables : assèchement, remblais, canaux, voiries. Cette modernisation forcée de la fin du XIXe siècle se poursuivra tout au long du XXe et constitue le socle imaginaire de la métropole actuelle.
C’est dans ce contexte qu’il faut chercher à comprendre le travail de Kashef Chowdhury, architecte bangladais qu’on avait pu découvrir à l’occasion de Bengal Stream, et dont l’univers éclectique traduit les fragiles équilibres de ce vaste territoire fluvial où l’eau est omniprésente, tout à la fois sublime et menaçante. Kashef Chowdhury est un équilibriste, entre l’avenir et la tradition, le proche et le lointain.
L’héritage colonial : remède et poison idéologique
S’il est facile d’établir le caractère prédateur de l’entreprise coloniale, sa nature inégalitaire et le préjudice causé par l’impérialisme économique, la question de l’héritage culturel semble plus difficile à trancher. Comment balayer d’un revers de la main ce qui a contribué à faire d’un pays ce qu’il est devenu ? Pour les Bangladais en quête d’une identité propre, comment renier la part venue d’ailleurs quand elle a contribué à façonner le présent, dans les rapports économiques, législatifs ou territoriaux ? Edward Saïd aura eu le mérite de montrer à quel point l’interpénétration entre l’Occident colonisateur et l’Orient colonisé va bien au-delà des simples rapports de domination économique. Le véritable champ d’action du colonialisme n’est autre que l’imaginaire collectif, et c’est ce terrain qu’il a fallu déminer pour pouvoir passer à autre chose.
Au-delà des rapports de force, il y a les représentations, l’idée que se fait la métropole de son territoire lointain, et sa façon de conditionner l’idée que se font d’eux-mêmes les peuples colonisés. La question du rapport entre l’Occident et l’Orient devient, dans le domaine de l’architecture, celle du legs colonial et de sa place dans une culture constructive nationale. Plus concrètement, cela revient à se demander comment faire pour se réapproprier la modernisation subie, c’est-à-dire, la purger de ses relents de domination ethnique.
Les quatre temps de l’influence coloniale
Avant de décrire le quatrième temps auquel appartient Kashef Chowdhury, il est nécessaire de résumer les trois précédents : celui de la conquête, de la mission civilisatrice puis de la redécouverte identitaire. Nous pourrions les résumer par trois objets typologiques distincts : le camp, le quartier colonial néoclassique et l’immeuble moderne tropical. Le camp est le point de départ (et l’aboutissement) de la spatialité coloniale. C’est par un camp que débute la colonisation, et c’est souvent par un camp qu’elle se termine 1. Le camp repose sur le principe rectiligne et orthogonal du plan hippodamien, celui d’un urbanisme de contrôle avant la lettre, que les Grecs puis les Romains appliqueront à leurs propres colonies. C’est celui de la séparation physique des colons et des autochtones qui se traduit dans la forme des villes, dans l’emplacement des espaces verts et des quartiers occidentaux, à l’écart des parties basses et densément peuplées des villes conquises. Le camp, c’est la guerre qui sous-tend toute entreprise coloniale et qui l’accompagne jusqu’à son ultime démantèlement.
L’urbanisme colonial a laissé d’innombrables traces de ses réflexes ségrégationnistes, insuffisamment contrecarrés par une prétendue mission d’aide au développement des peuples conquis. C’est le deuxième temps de l’urbanisme colonial, avec toute une série d’améliorations imputables aux régimes coloniaux, essentiellement animés du souci d’entretenir de leur main-d’œuvre. À la politique des grands travaux s’ajoutent les rudiments d’éducation et d’administration que les empires coloniaux ont daigné offrir à leurs sujets. Cette dimension « civilisatrice » peut témoigner à certains égards d’un intérêt pour les pratiques constructives ancestrales et autochtones. Ce regard porté sur la culture locale ne renverse jamais l’ordre hiérarchique, qui place en haut de l’échelle le modèle colonial. Tout au plus accorde-t-elle une place à la culture conquise dans ses musées d’ethnographie et ses départements d’arts premiers.
Le troisième temps de l’influence coloniale est celui de l’indépendance, et des tentatives de redécouverte par les sociétés libérées de leur propre identité culturelle. C’est le temps des modernités tropicales et des tentatives d’édifier l’identité nationale sur des références historiques propres. Dans l’histoire du Bangladesh ce temps de la construction prend la forme d’une commande passée à Louis Kahn pour concevoir le parlement de la jeune nation.
Muzharul Islam, père de la modernité architecturale bangladaise ira ainsi chercher l’architecte américain pour lui faire construire ce qui n’est au départ qu’un parlement régional, mais qui deviendra bientôt le symbole d’un pays indépendant. Il y a probablement une dimension cathartique dans le fait de solliciter un Occidental comme pour guérir d’un occidentalisme imposé. L’invitation renverse l’ordre des choses et transforme le sujet colonial en commanditaire. De son côté, Louis Kahn accomplira son travail d’architecte avec une grande sensibilité et construira un édifice portant dans ses gènes les rudiments du rapport au paysage et de la spatialité de cette partie du monde. Il le conçoit de façon dialectique et moderne, en incluant dans la construction l’identité du Bangladesh, comme la mosquée qu’il intègre au parlement.
Le troisième temps est aussi celui des efforts pour réorienter le système éducatif sur une histoire nationale, celui des tentatives de refaire une économie qui ne soit pas au service d’intérêts étrangers. Dans le bilan des décolonisations, nombreux sont les pays qui, un demi-siècle après leur indépendance peinent encore à mettre sur pied cette société débarrassée des attaches du passé.
Le régionalisme critique ou la consolidation du renversement
La commande à Louis Kahn raconte un rééquilibrage, qui replace la culture bangladaise à sa juste place et transforme l’apport étranger en échange entre égaux. Le quatrième temps est aussi celui de la pérennisation de ce nouvel équilibre. Il est porté par de nouveaux architectes dont le travail permet dépasser le rapport de force entre Orient et Occident, afin de produire hors du prisme hiérarchique, hérité de l’ère coloniale. En sciences humaines, c’est cet effort de réappropriation qu’ont tenté de penser et d’accomplir les Subaltern Studies qui ont émergé en Asie du Sud dans les années 1990. Si l’architecture et l’urbanisme ne font pas partie des références qui alimentent habituellement les études subalternes, c’est que les rapports de force et de domination culturelle y sont plus nuancés que dans d’autres secteurs de la culture comme le cinéma ou la mode.
Pourtant, l’architecture monumentale ne manque pas d’exemples. Elle est souvent « l’expression saisie dans la pierre de la majesté et de l’autorité ». Si l’affirmation de Bataille 2 vaut pour la symbolique des institutions de pouvoir comme les prisons, les banques centrales et les tribunaux, elle ne peut que s’appliquer aux rapports de dominations coloniaux.
Le quatrième temps est donc celui d’une prise de conscience de la persistance des valeurs héritées de l’ère coloniale. Une deuxième libération, après l’indépendance, doit parvenir à purger le poison colonial afin de redécouvrir la culture autochtone et de la placer sur un plan d’égalité avec celle des anciens maîtres. Dans cette inversion, le territoire libéré cesse d’être pensée comme la périphérie d’une centralité exogène pour se définir comme le véritable centre de sa propre cartographie culturelle. Cette inversion des polarités au cœur des études subalternes trouve son pendant dans le mouvement du régionalisme critique. Au Banglandesh, l’Institut d’architecture est au cœur de ce travail de longue haleine entrepris par des figures comme Muzarul Islam et Shamsul Wares et poursuivi aujourd’hui par une constellation de nouveaux bâtisseurs dont Kashef Chowdhury fait indéniablement partie.
Learning from Bengal
De tous les projets réalisés par Chowdhury, le Friendship Centre, construit en 2011 dans une région rurale de Gaibandha, est sans aucun doute celui qui illustre le mieux les aspirations du régionalisme critique et sa volonté de composer avec les grandes lignes de la topographie bangladaise : son hydrographie et son climat. Raconter l’identité architecturale du pays en prenant appui sur ce bâtiment, revient à expliquer la modernité helvétique à partir des thermes de Vals de Zumthor. L’œuvre s’y prête.
La forme du bâtiment revisite de façon subtile l’une des qualités majeures de la construction vernaculaire en brique : sa disposition à constituer des entités compactes et insubmersibles, dans un contexte de grande instabilité eut égard aux crues. Plus qu’une stérile opposition, la compacité de l’ouvrage semble rechercher l’équilibre avec l’élément fluvial, aussi bien sur un plan constructif qu’iconique. Il s’agit de construire des bâtiments pérennes, salubres c’est-à-dire fondamentalement modernes, mais qui composent avec le milieu.
L’effet « bunker » en brique fait évoluer un principe que l’on retrouve dans de nombreuses constructions anciennes. C’est le même effet que s’efforce de reconduire Kahn en donnant sa forme au parlement national réalisé entre 1964 et 1982. Kashef Chowdhury ajoute à cette typologie compacte traditionnelle, la bonne échelle : celle d’une architecture à échelle humaine qui s’accorde avec l’eau. Son architecture bioclimatique faite d’une succession de cours, s’approprie des qualités typologiques vernaculaires, en les restituant dans le contexte qui leur a donné lieu. Le rapport au paysage devient un élément structurant du projet.
La compacité, l’usage de la brique et l’omniprésence de l’eau dans l’aménagement des espaces partagés sont bien plus qu’un emprunt à l’histoire du pays. Ils constituent un redéploiement holistique des solutions les plus adéquates dans le contexte le plus approprié. En cela son projet parvient à clore un cycle qui commence avec l’ère colonial et qui a consisté d’abord à s’éloigner des modèles vernaculaires, pour y revenir par la suite de manière consciente. Par son architecture mais aussi par sa fonction de centre de formation populaire, ce projet résout certaines des contradictions de l’héritage colonial. Celles qui opposent, sur un mode binaire, la campagne à la ville, l’Occidental à l’autochtone, le moderne au vernaculaire. L’architecture de Chowdhury relève ces contradictions en étant urbaine et rurale, locale et globale, vernaculaire et moderne.
Si l’adéquation entre fonction et forme permet à l’architecture de Chowdhury d’être au bon endroit au bon moment, c’est-à-dire spécifique au lieu, cela ne l’empêche pas de faire preuve d’universalité s’agissant des questions environnementales. Au Bangladesh, il n’est pas rare de voir des nouvelles constructions renoncer à la climatisation mécanique. Si le manque de moyens explique dans certains cas ce choix, il est loin d’être la seule raison qui pousse les Bangladais à se passer de climatisation. Ce qui, en première lecture apparait comme un manque, s’avère en fin de compte être un choix assumé. Dans ce cas de figure, le rejet de la climatisation apparait comme un gage de qualité : celle de produire des environnements tempérés par la forme du bâti, l’aération et les jeux d’ombres.
Opter pour des intérieurs naturellement tempérés dans un contexte tropical quand la planète en surchauffe ne jure que par « la clim » est une grande leçon d’écologie. Une leçon que devraient entendre les adeptes d’un développement durable techno-scientifique, nécessairement en contradiction avec ce qu’il prétend accomplir. L’écologie pensée comme un gadget sophistiqué, dépendant de capteurs et de mécanismes de plus en plus complexes parait chimérique face au principe rudimentaire d’un travail sur la forme du bâti. Dans cette optique, l’architecture devient l’art de bâtir en adéquation avec un contexte, des rythmes de vie, des échelles, des besoins et des moyens endogènes plutôt qu’exogènes. C’est assurément l’une des leçons que l’on retirera de la découverte de l’architecture de Kashef Chowdhury.
Ci-dessous, le Friendship Centre, Gaibandha, Bangladesh, 2010 et le Friendship Hospital, Satkhira, 2018.
NOTES
1. Architecture de la contre-révolution de Samia Henni se penche sur les ultimes tentatives françaises pour maintenir l’Algérie sous son emprise. Durant les dernières années avant l’indépendance, le pays entier a été transformé en camps, impliquant le déplacement de millions d’Algériens.
2. Georges Bataille, « Architecture » (Documents, n°2, mai 1929)