Du parc public aux réseaux de parcs 3—4
Cet article constitue le 3e volet du nouveau dossier d’Archizoom Papers, revue en ligne itinérante, fruit d’un partenariat entre AA et Archizoom, la galerie de l’EPFL. Ce dossier est tiré du travail de l’architecte et paysagiste Matthew Skjonsberg autour du civic design, l’école de pensée qui s’efforça de définir un antidote à l’urbanisme.
Au début du 20e siècle l’hypothèse de villes structurées à partir de leurs parcs reste encore plausible. Aux États-Unis, un rapport rédigé en 1905 détaille les plans d’une trentaine de villes nord-américaines développées selon cet idéal. En Europe, des villes comme Genève vont s’efforcer d’appliquer partiellement les principes d’une unification des parcs de la ville, cernée par une ceinture verte. Ailleurs, des plans similaires existent mais n’émergerons jamais, écartés au profit des intérêts que représente l’urbanisme productiviste.
Matthew Skjonsberg
1905 – Le système des parcs américains de Crawford
Andrew Wright Crawford (1873-1929) était secrétaire des organisations alliées de Philadelphie, une organisation municipale regroupant diverses associations de citoyens. C’est à ce titre qu’il rédigea un rapport, composé principalement de plans territoriaux qui, placés côte à côte, permettaient de comparer des systèmes de parcs dans trente villes nord-américaines. Comme Crawford le décrit dans son introduction :
« Ce mouvement [de système des parcs], qui a sensiblement progressé au cours des dernières années, a produit des résultats notables. Dans certaines villes, le système de parcs est presque achevé ; dans d’autres, il est à moitié terminé. Dans d’autres encore, comme dans notre ville où les parcs, aussi beaux soient-ils, sont insuffisants pour répondre aux besoins d’une ville qui s’est développée beaucoup plus vite qu’eux, le travail consistant à ajouter des zones choisies avec soin pour relier plusieurs parcs dispersés en un système unique de parcs ne fait que commencer… »1
Le livre de Crawford présente 30 systèmes de parcs existants et leurs propositions d’extension, illustrant les morphologies variantes selon différentes régions.
cliquer sur l’image pour voir d’autres extraits du livre (panneau entier)
Tout au long de son rapport, Crawford détaille avec soin les problématiques courantes d’organisation, tout en soulignant les conditions propres à chaque région qui distinguent un système d’un autre. Au fil des pages, la constante confrontation et comparaison des différents systèmes de parcs exerce un effet étrangement insistant et puissant – on comprend pourquoi la méthode graphique employée par Crawford a convaincu les sceptiques de la nécessité et de la valeur des systèmes de parcs. L’un des témoignages les plus frappants de l’importance du rapport de Crawford est l’ouvrage qui fut écrit en réponse à celui-ci par l’architecte de paysage parisien Jean Claude Nicolas Forestier (1861-1930), Grandes Villes et systèmes de Parcs (1908)2. Le livre de Forestier amplifie la structure et le format des systèmes de parcs américains de Crawford, et associe ces systèmes au « modèle nord-américain ».
En se basant sur le livre de Crawford et en ajoutant un point de vue critique sur les systèmes de parcs, Jean Claude Nicolas Forestier devient une figure majeure sur la question.
cliquer sur l’image pour voir d’autres extraits du livre (panneau entier)
1907 – Le système de parcs des Kessler pour Cincinnati
Fredericka Antoinette Louisa Kessler (1863-1951) et son frère George Edward Kessler (1862-1923), émigrés allemands, ont étudié la botanique, la foresterie et le design dans une école privée de paysagistes au Belvedere à Weimar, où enseignaient Armin von Sckell et Julius Hartwig – descendants directs des collaborateurs de Goethe et dont le nom de famille n’avait pas changé depuis les années 17703. Olmsted a aidé à lancer la carrière des Kessler à Kansas City suite à des lettres que le frère et la sœur lui avaient adressées en 1882 – huit lettres auxquelles Olmsted avait fini par répondre. Le plan de 1907 intitulé « Système de parcs et de promenades » est l’un des plus beaux dessins du genre des systèmes de parcs – le plan territorial en vert vif crée un ensemble complexe de couloirs écologiques intégrés au site avec une axialité rigoureuse et artistique. La vue aérienne est tout aussi magnifique, même en noir et blanc, et on espère retrouver un jour la peinture originale en couleur.
Il s’agit de l’un des plus beaux dessins du genre des systèmes de parcs. Le vert vif de la figure territoriale est un amalgame complexe des couloirs écologiques et les principes d’axialité des beaux-arts. Fredericka et George Kessler ont étudié à Weimar avec les descendants directs des collaborateurs de Goethe.
GENÈVE – Une vision régionale
1936-1992 – Ville de Genève
La système de parcs conçu pour Genève par Albert Bodmer, alors directeur du « service d’urbanisme », et par Maurice Braillard, directeur des Travaux publics, constitue peut-être le sommet historique de l’ambition formulée par Frederick Law Olmsted en 1860, selon laquelle les systèmes de parcs devaient être un « ensemble ininterrompu de parcs » où les grands-parents peuvent « prendre leurs petits-enfants par la main » et « visiter leur famille à la ferme », marcher ensemble « dans la nature sauvage et en sortir » sans quitter le système de parcs – donnant ainsi l’exemple d’une vision des systèmes de parcs dont on peut aujourd’hui tirer un véritable enseignement. Comme l’a écrit Arnold Hoechel dans le journal La Suisse en 1929, à l’époque, une grande partie des terrains publics de la ville – dont l’ensemble avait été historiquement établi sur la base de son armature écologique – avaient déjà été fragmentés et vendus à la découpe. Il affirmait :
« Il faut, comme dans les grandes villes américaines de New York, Washington, Boston, etc… élaborer des plans qui créent [une continuité de] parcs et où chaque [fragment existant] est relié à l’autre par de larges bandes de terre aménagées comme des promenades arborées… Mais à Genève, nous avons appliqué ce premier principe en reliant nos plus beaux parcs au centre de la ville par les quais aménagés en promenades. Ce système devrait être étendu à tous nos parcs, autant à ceux qui existent qu’à ceux qui n’existent pas encore. »
La conception d’Albert Bodmer est probablement la réalisation la plus complète de la vision d’Olmsted de 1860 pour les systèmes de parcs, comme des « parcs continus » où les grands-parents peuvent « prendre leur petit-enfant par la main » et « visiter leur famille à la ferme » en parcourant un circuit « dans la nature sauvage et revenir ».
Albert Bodmer lui-même écrivait en 1933, au moment où ils concevaient leur plan, qu’il « supprimerait la plupart des clôtures […] parce que la promenade est [non seulement] un parc fermé réservé aux loisirs [mais aussi] le trajet quotidien de l’homme d’affaires entre le centre-ville et son domicile. En créant des allées et des avenues, le parc peut profiter à tout le monde. » Le système de parcs établit un lien entre l’urbain et le rural, avec trois nuances de vert indiquant, du plus clair au plus foncé, « les cultures et les structures agricoles », « les zones ou sites publics à classer » et « les bois et les forêts à conserver ». Il correspond parfaitement à la vision régionale d’Olmsted des systèmes de parcs régionaux, lesquels établissent une continuité entre le « rural », l’ « urbain » et la « nature sauvage ». Comme beaucoup de premières propositions, ce projet n’a été que partiellement réalisé – néanmoins, cette vision régionale a continué et continue d’exercer une forte influence sur les générations de designers. Près de soixante ans après la proposition du système de parcs de Bodmer, le professeur Alain Léveillé et ses étudiants de l’université de Genève ont redessiné ce système sur la carte topographique nationale actuelle, en envisageant ce projet comme une expérience partagée et intergénérationnelle pour tous les Genevois.
Plus tard, Bodmer redessine son plan en collaboration avec une commission spéciale pour mettre en parallèle ce qui avait été réalisé jusqu’alors et ce qu’ils désiraient accomplir dans le futur.
Près de soixante ans après la proposition de Bodmer, le professeur Alain Léveillé et ses étudiants redessinent le système de parcs de Genève.
1. Andrew Wright Crawford, American Park Systems : Report of the Philadelphia Allied Organizations, Harrisburg, Pa., Mount Pleasant Press, J. H. McFarland Company, 1905, p. 3. ↩
2. Jean Claude Nicolas Forestier, Grandes Villes et Systèmes de Parcs, 1ére éd., Paris, Hachette, 1906 ; l’ouvrage a été réédité avec des commentaires critiques dans Jean Claude Nicolas Forestier et al., Grandes villes et systèmes de parcs : suivi de deux mémoires sur les villes impériales du Maroc et sur Buenos Aires, éditions Norma, 1997.↩
3. Kurt Culbertson, « George Edward Kessler : Landscape Architect of the American Renaissance », in Midwestern Landscape Architecture, William H. Tishler (dir.), University of Illinois Press, 2000, p.↩