L’hypoténuse et l’architecte
AA vous invite à (re)découvrir le point de vue du mathématicien Cédric Villani, publié dans le numéro 413 dédié à la Ville temporaire, sur le processus de création et la nature du lien qui unit mathématique et architecture.
« Le théorème de Pythagore, à quoi pouvait-il bien servir ? » Quand on pose la question dans une classe, la réponse est souvent : « À construire ! » Eh oui, que vous souhaitiez construire un temple ou un terrain de football, mieux vaut avoir des notions de géométrie euclidienne. D’ailleurs, il arrive encore de rencontrer des maçons qui, sans avoir jamais fait d’études de mathématique (1), savent se servir de la réciproque du célèbre théorème pour vérifier qu’un angle est bien droit !
Cela, c’était, si l’on ose dire, la préhistoire du lien fort entre mathématique et architecture ; un lien qui n’a fait que se développer d’un millénaire à l’autre, et qui culmine, peut-être, avec les logiciels modernes d’accompagnement à la création sans lesquels des constructions aussi subtiles que la Fondation Louis Vuitton, à Paris, n’auraient jamais pu voir le jour. Certains architectes n’aiment pas trop qu’on leur rappelle ce lien organique avec la discipline mathématique ; d’autres au contraire le revendiquent. Les monuments de Gaudí à Barcelone sont là pour témoigner que l’on peut embrasser dans un même mouvement l’amour de l’architecture, de la nature et de la mathématique !
Et pour les mathématiciens, le lien est encore plus profond. Il faut dire que l’architecture est, avec le domaine militaire, l’une de nos deux sources de métaphores préférées. On bâtit une thèse, un article, un mémoire, un ouvrage, une théorie. Il y a les fondations, les tours élevées, le second œuvre… On parlera des fissures dans un édifice mathématique comme dans un monument mal conçu ; on verra parfois l’édifice tout entier menacer de s’effondrer, et l’on devra le réparer en urgence en y plaquant une rustine, en y ajoutant un pont, en renforçant les fondations. Si un architecte pouvait observer notre processus de création en toute connaissance de cause, sûr qu’il se sentirait solidaire. Dans un travail mathématique, tout entre en jeu : la finalité, le style, la façon de s’appuyer sur les théories déjà existantes, comment un monument doit venir répondre à ceux qui ont été construits plus tôt ; mais aussi l’inspiration, l’originalité, l’audace. Et ce grand écart auquel doivent se plier tous les mathématiciens et tous les architectes : être à la fois fonctionnel et élégant, à la fois rigoureux et original. En cela, la métaphore de la construction s’applique à notre art encore plus qu’au joueur de tennis qui bâtit son jeu ou au musicien qui façonne sa symphonie.
L’enjeu de la construction est de taille. Pour les mathématiciens, c’est la mise en place des fondations abstraites d’un monde futur, la création d’un cadre et d’un langage dans lesquels s’épanouiront toutes les sciences — on a le droit d’être orgueilleux en la matière si l’on regarde les succès passés, et si l’on se souvient que la contribution de chaque mathématicien (ou presque) au grand ensemble est tout à fait minime. Et pour les architectes, c’est rien de moins que l’hébergement de l’humanité ! Avec quelle responsabilité : si une architecture inspirée peut résoudre des problèmes logistiques, aider une gouvernance ou même contrecarrer des catastrophes sociales, une architecture malheureuse, au contraire, pourra aggraver tous les fléaux. Dans le domaine de la recherche technologique, il a été théorisé, depuis la grande époque des Bell Labs – l’organisme de recherche de l’ancien monopole téléphonique américain AT&T, et sans doute le plus inventif laboratoire de recherche industrielle de tous les temps –, que l’architecture d’un bâtiment de recherche devait être conçue pour favoriser l’éclosion des idées parmi ses habitants. On pourra s’émerveiller du lien mystérieux entre les grands bâtiments soigneusement planifiés et l’imprévisible danse des conversations et des neurones, il n’empêche que l’histoire a donné raison à certaines de ces grandioses visions.
Car c’est bien par visions que progressent l’un et l’autre de ces arts. Et il y a encore au moins un point commun entre le mathématicien et l’architecte, comme j’ai pu le constater dans tel ou tel jury d’architecture : pour juger de la pertinence et de la puissance d’une idée, il faut soit un énorme effort pour refaire dans son cerveau le chemin parcouru par son auteur, soit l’écouter directement exposer son projet. Sur le papier, un projet architectural reste aussi abstrait qu’un théorème ; en visualisation 3D il le devient un peu moins, mais il n’empêche, pour lui donner vie alors que son utilité n’est pas directement démontrable, au-delà du dossier bien étayé, il faut avant tout une vision à partager. « Réinventer Paris » fut à cet égard emblématique : des dossiers analysés sous toutes les coutures par les services techniques ; des jurys aux compétences et origines diverses ; et des porteurs de projets, venus en force avec leurs équipes nombreuses, pour imposer leur enthousiasme et leur rêve, chamboulant l’opinion que l’on s’était faite de leurs grands desseins. À travers les visions récurrentes de mariage entre nature et architecture, innovations économiques et techniques, polyvalence d’usages et flexibilité, on voyait se dessiner un avant-goût du monde à venir, en même temps que le futur d’une démarche participative exigeante.
(1) Substantif communément employé au pluriel, le terme mathématique au singulier est utilisé par ceux qui, comme Cédric Villani, défendent l’unité de cette science au même titre que la physique ou la géologie.
Cédric Villani est mathématicien, récipiendaire de la médaille Fields en 2010, professeur à l’Université Lyon-I et directeur de l’Institut Henri-Poincaré à Paris.