Rudy Ricciotti : « Au Brésil, je trouve le territoire de mes idées. »
Au coeur de São Paulo, la Cidade Matarazzo sera inauguré d’ici 2020. Ce projet vise à devenir un véritable emblème pour São Paulo autant qu’il entend incarner ce que son créateur Alexandre Allard appelle «un gigantesque bain de brasilianité». Entretien avec Rudy Ricciotti, l’un des architectes de renom qui signe ce projet d’envergure.
L’Architecture d’Aujourd’hui : Pourriez-vous revenir sur l’origine de votre implication dans ce projet ?
Rudy Ricciotti : Je suis d’abord intervenu dans le projet Cidade Matarazzo sur les problématiques liées au béton et sa mise en œuvre. Il fallait notamment trouver des solutions techniques pour la chimie des bétons de la magnifique tour de Jean Nouvel. C’était une mission de conseil qui m’était en premier lieu demandée. J’ai ensuite reçu la commande de l’auditorium de 1 500 places avec scénographie et acoustique. J’ai imaginé à cette occasion un large proscenium au niveau de la scène et un autre en haut des gradins pour assurer une logique festive au lieu et des usages différenciés. Les murs seront en cuirs noirs anciens recyclés et le bar en bois massif sur 10 mètres… ambiance sex et rock’n roll, finalement, pour la samba !
AA : Vous intervenez aussi sur d’autres sites au sein de la Cidade Matarrazo…
RR : Effectivement. Par la suite, Alexandre Allard m’a demandé d’intervenir sur le centre d’art. Il fallait, pour cela, s’inscrire dans une construction ancienne du XIXe siècle et protégée. Ma proposition cherche à valider cette architecture historique en évitant d’altérer ce patrimoine porteur de qualités. Il s’agit, en résumé, de recycler ce bâtiment… y compris la peau des murs intérieurs, toutes les strates qui le composent, son vieillissement et même ses graffitis. C’est une façon de prendre en compte la valeur d’ancienneté du lieu. C’est une manière nouvelle de célébrer la qualité architecturale d’un patrimoine en superposant valeur historique et valeur d’ancienneté. Enfin, je suis sollicité pour un immeuble tertiaire en chantier qui n’est pas abouti : des murs-rideaux, des jardinières, des débords de dalles, des poteaux en quinconce, bref une architecture très internationale de type Île-de-France. Il faut donc retravailler l’ensemble du dispositif, enlever les jardinières… et penser une nouvelle contribution. Laquelle ? Des lianes de béton en façade !
AA : Pourriez-vous nous en dire plus sur ces lianes de béton qui évoquent spontanément la nature luxuriante du Brésil ?
RR : De lianes exubérantes, d’enlacements ensorcelants ! Trois couches de lianes allant de 5 à 8 centimètres de diamètre. Cet « enlianement » fera écho à la nature flamboyante du Brésil. Cette proposition sera la superposition de l’artificiel et du naturel. Il faut dorénavant étudier la validité technologique de ce dessein et, pour ce faire, nous nous orientons avec Romain Ricciotti, vers le béton fibré de très haute performance. Les contraintes mécaniques sont nombreuses y compris celles de l’étranglement des lianes de béton par les lianes naturelles dans le futur lointain, car leur puissance de torsion est phénoménale.
AA : Cette idée est-elle réaliste dans le contexte industriel et technologique brésilien ?
RR : La culture du béton est aussi importante au Brésil qu’en France. Cependant, ils n’ont pas les connaissances techniques pour la mise en œuvre du BFUP, alors que cette technologie existe dans ce pays. Ce projet a dès lors pour fondement un transfert de compétences inédit au moment même où le Brésil se trouve dans une situation économique difficile interdisant toute forme d’importation. Par notre aide au transfert de savoirs, l’acteur industriel brésilien va donc pouvoir conquérir de nouveaux marchés en Amérique latine. Pour cela, nous avons d’ores et déjà identifié une usine dans la région de São Paulo qui va pouvoir développer ce savoir- faire original. C’est donc un transfert d’intelligence scientifique auquel nous procédons.
AA : Ce transfert de compétences va-t-il de pair avec votre vision territorialisée de l’architecture ?
RR : Je défends en effet une production territorialisée et le projet Matarazzo repose sur l’idée d’une résistance aux conséquences néfastes sur l’emploi de la globalisation. La culture du béton que nous portons est une culture de proximité. Ce matériau développe une cohésion sociale à partir de ressources locales et de métiers de proximité. Aussi, je défends systématiquement les savoir-faire territorialisés, et tous les matériaux utilisés pour ce projet seront brésiliens, y compris le BFUP. Là est une obsession politique et São Paulo offre aujourd’hui un terrain d’ancrage à mes convictions. Cette ville permet de produire une clé savante et territorialisée dans l’exercice du béton, les meilleurs architectes brésiliens le savaient déjà !
AA : Selon vous, quelle serait la leçon offerte par ce projet ?
RR : Matarazzo est une machine à défendre des savoir-faire remarquables. Je suis triste de voir qu’en France les architectes ne s’intéressent pas à ce discours. Il y a des pans entiers de la production architecturale qui sont, chez nous, réalisés à partir de matériaux et produits importés. Nous devenons alors les porteurs de valises d’industriels dont les usines sont délocalisées en Turquie, en Inde ou en Chine. Outre la proximité, je veux défendre la mémoire attachée aux métiers. Cette thématique est à la jonction entre mes croyances techniques et esthétiques. Je me sens, au fond, patriote en France comme au Brésil. Il faut valoriser l’ensemble de ces mémoires et partager les richesses mais certainement pas travailler avec des entreprises qui pillent notre économie. Cela fait 40 ans que je tiens ce discours et c’est au Brésil que je trouve le territoire de mes idées. Ici, l’intuition esthétique résiste à l’esthétique consumériste. Le code barre comme vaudou ou névrose n’existe pas !
Sur l’ensemble du projet, porté par Jean Nouvel, Philippe Starck, et d’autres, j’observe des défis techniques dans les domaines de la pierre, du bois, du métal, du cuir, des tissus ou du miroir. Après quelques années de recherche, Alexandre Allard rassemble procédés techniques et meilleurs artisans français, allemands, italiens ou portugais, afin de transmettre leurs savoirs aux entreprises locales. 4 000 artisans brésiliens élaborent ce projet au coeur de la capitale économique du pays. Cidade Matarazzo devient la vitrine internationale du savoir-faire brésilien.
Programme de la Maison de la créativité. © Cidade Matarazzo
Cet entretien avec Rudy Ricciotti est extrait du hors-série AA projects « Cidade Matarazzo, recyclage urbain » paru en mars 2019 et disponible sur notre boutique en ligne.