Mémorial Rafic Hariri à Beyrouth, Marc Barani
En 2018, Marc Barani achève l’un des rares espaces publics de Beyrouth : la tombe de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri. « Ce mémorial n’est pas un bâtiment mais un sol sculpté », souligne l’architecte, précisant ici les enjeux d’un projet qui ne « renonce pas à être un monument ».
14 février 2005 : attentat à la voiture piégée contre l’ancien Premier ministre libanais Rafic Hariri. L’explosion déchire le sol, y creuse un profond cratère, détruit les façades des immeubles de la rue Minet el-Hosn, sur la route du bord de mer. Sa dépouille ainsi que celles de ses sept compagnons sont inhumées place des Martyrs, au pied de la mosquée Mohammad al-Amine. À même la terre, comme le veut la tradition sunnite.
La parcelle devait être bâtie. Elle accueillera un mausolée que la famille imagine comme un jardin clos. Le lieu est envoûtant, pour partie détruit par la guerre civile, pour partie sauvegardé et restauré parce que s’y trouvent les édifices religieux de toutes les communautés libanaises.
Une série d’ensembles bâtis en reconstruction flotte comme des plaques tectoniques en mouvement, séparés et unis par le vide des destructions.
De l’enrobé, de la terre, de la roche, et en lisière de la ville historique, une vaste échancrure mettant au jour un tapis de ruines quelques mètres plus bas. La ville est comme disséquée, tendue entre les différentes polarités qui font son histoire, sur un socle de vestiges qui stratifie et condense son passé.
Une épaisseur, tantôt enfouie, tantôt à l’air libre, qui témoigne du passé violent de Beyrouth et des tables rases successives qui, depuis les Phéniciens, en font l’un des palimpsestes les plus riches de la Méditerranée, à l’articulation entre Orient et Occident. Le mémorial n’est pas un bâtiment mais un sol sculpté, dans la légère déclivité de la parcelle, autour des corps.
Il réserve un vide qui entre en résonance avec les autres vides et conservera leur mémoire une fois qu’ils seront résorbés par la reconstruction du centre-ville. Pour autant, le projet ne renonce pas à être un monument. L’assemblage précis de blocs de calcaire massifs, pesant jusqu’à quinze tonnes, pérennise l’aménagement et lui donne la puissance pour résister à l’usure du temps. Ce sol modelé, excavé, évoque à la fois la ruine et les fondations d’un édifice à venir et pourrait laisser durablement flotter le mémorial dans une ambivalence entre passé et futur.
Une sensation que le projet cherche à équilibrer par une expérience physique du lieu où le corps devient la mesure de l’espace. En amont, la pierre effleure le sol, sous les pieds, pour partir dans la pente à partir d’un plan horizontal qui passe par la tombe de Rafic Hariri et les blocs d’enceinte du côte des ruines. Depuis le bas, ce plan horizontal est précisément calé sur la hauteur d’oeil pour constituer une ligne d’horizon nette et structurante. Le plateau de la tombe apparaît alors sans fuyante dans sa partie supérieure et les visiteurs en suspension entre terre et ciel.
C’est un monument de 1,60 mètre de haut conçu comme un dispositif scénographique dédié au recueillement et au souvenir. Un vide pour signifier la présence de l’absence dans cette ville rugueuse et tendre, douce et violente, indomptable. Venir se recueillir sur les tombes de Rafic Hariri et de ses compagnons, c’est aussi emprunter un parcours en forme de spirale qui enchaîne des vues vers la mer et les montagnes, propose des cadrages depuis les ruines romaines en passant par la ville du XIXe siècle jusqu’à la Beyrouth contemporaine et ses tours rutilantes.
Rafic Hariri a symbolisé l’unité possible du Liban. Il en est mort, et la révolution du Cèdre qui a suivi son assassinat a, pour partie, exaucé son souhait d’un Liban libre et autonome. Un homme public de cette envergure devait reposer dans un espace public, en tout cas un espace ouvert au public sans clôtures ni discriminations d’accès, dans une ville qui en possède de moins en moins et où chaque communauté a maintenant tendance à marquer son territoire de façon exclusive.
Parce que donner à la tombe-mémorial le statut d’espace public, en l’occurrence celui d’une place, c’est lui donner une actualité mais aussi un futur lorsque la mémoire de ces événements se sera un peu émoussée. C’est l’enchâsser dans le sol de Beyrouth et les traces de son histoire. Les Libanais ont une belle expression pour parler de l’espace public et de la liberté d’accès et d’usage qu’il autorise. Ils disent de ces espaces qu’ils sont libres parce qu’ils sont « sous le ciel ».
Ce texte de Marc Barani est extrait du N°432 – Héritages et innovations – disponible sur notre boutique en ligne.