La dimension sensible de l’architecture
Calculé, chiffré, normé, l’art de bâtir est, selon Philippe Burguet et David Hamerman, de plus en plus réservé aux seuls techniciens. En créant en 2016 le Festival des cabanes, le duo ambitionne de revenir aux fondamentaux sensibles et humanistes d’une pratique architecturale devenue trop générique. Philippe Burguet, directeur de l’espace social et culturel La Soierie (Faverges), et David Hamerman, architecte co-fondateur de l’atelier Hamerman Rouby Architectes (Montpellier) racontent dans cet entretien l’histoire et les ambitions du Festival des cabanes.
Propos recueillis par Jean-Philippe Hugron
L’Architecture d’Aujourd’hui : Comment le Festival des cabanes est-il né ?
Philippe Burguet : Il a pour point de départ une association, La Soierie, qui développe des projets autour du spectacle vivant. C’est aussi une association qui mêle volontiers dimensions culturelles et sociales. Nous nous engageons, par exemple, à proposer des cours de français pour des personnes issues de l’immigration présents dans la région. Dans ce contexte, nous avions l’ambition avec la communauté de communes de développer un nouveau projet à l’échelle du territoire des Sources du lac d’Annecy, une vallée cerclée de montagnes. Nous souhaitions lancer une initiative à même de fédérer tous les habitants autour d’un festival.
David Hamerman : Architecte, j’enseigne à Montpellier et j’ai été le professeur du ls de Philippe qui m’a invité à découvrir cette vallée avec un œil neuf. Très vite, j’ai remarqué que les aménagements, les espaces publics, les zones commerciales y étaient tous dominés par l’usage. Dans ce paysage, les lotissements et micro- lotissements finissent de dégrader l’image et la substance d’un territoire. Cette situation n’est pas propre à Faverges, qui la partage avec bien d’autres communautés de communes françaises. Aussi, dans ces circonstances alarmantes, il m’est apparu essentiel d’orienter le regard
des habitants, des élus et des techniciens vers la dimension sensible de l’architecture. Le point de départ du festival était donc de rééquilibrer la relation entre les sens et la raison dans l’acte de bâtir.
AA : Pourquoi des cabanes ?
PB : C’est, avant tout, l’idée d’une construction simple qui appelle peu de réglementations. Une cabane pouvait, en effet, répondre au statut moins contraignant d’œuvre d’art tel que fixé par la loi.
DH : Pour ramener l’architecture au centre des débats de cette communauté de communes, il nous paraissait également important de repartir de l’essentiel : l’abri. La cabane présente un aspect primitif en plus d’une dimension onirique liée à l’enfance, l’amour et l’innocence du « faire ».
Pour ramener l’architecture au centre des débats, il était important de repartir de l’essentiel : l’abri.
AA : Pourquoi exiger la mise en œuvre d’un seul matériau, le bois ?
DH : Le festival fixe quelques contraintes : un coût, 1500 euros maximum ; une mesure, 6 m2 d’emprise maximale ; et enfin, un seul matériau qu’il faut comprendre pour bien le maîtriser. À partir de cette simplicité, les candidats sont plus à même de s’orienter vers des questions fondamentales portant sur l’espace, la lumière, le dehors, le dedans, le rapport au sol, la relation au ciel… L’architecture et le paysage. C’est aussi une manière d’interroger une situation : comment ne pas dénoncer l’absence de construction en bois en Haute-Savoie ? Je ne suis pas militant à l’égard de ce matériau mais une architecture doit répondre à un contexte. Exiger la mise en œuvre du bois, c’est par ailleurs aider une production locale à se développer mais aussi espérer que les pratiques, les modes de construction, les manières d’approcher le projet soient davantage liés à un environnement au sens large. Ce territoire n’a que trop subi les dommages d’une architecture générique.
Chaque construction révèle un paysage que les habitants avaient peut-être cessé de regarder.
AA : Ce sont également des cabanes sans programme… ni fonction. Pourquoi ?
DH : Le programme, c’est la cabane ! Dans le contexte actuel, l’usage est le paravent de la médiocrité. Cette question n’est volontairement pas mise en avant car il s’agit bel et bien dans ce festival de reconsidérer l’acte de construire dans un territoire. L’architecture c’est de l’espace et non des surfaces ou des usages.
PB : Cette absence de programme est une liberté offerte aux architectes mais aussi aux habitants de la vallée et au public qui pratiquent ces espaces pour y trouver, parfois, un usage. Des conseils municipaux y font leur réunion, des associations de pêche s’y retrouvent, des amoureux s’y cachent… Les gens se sont appropriés le festival. Ils ont également compris la contextualisation – à savoir comment chaque construction révèle un paysage qu’ils avaient peut-être cessé de regarder. La cabane naît d’une recherche de simplicité mais aussi d’une question naïve et ouverte.
AA : Le festival a-t-il changé la perception du rôle de l’architecte ? Dans quelle mesure avez-vous atteint vos objectifs ?
PB : Le festival a un impact indéniable. Certains habitants veulent récupérer une cabane avant qu’elle ne soit démontée, d’autres souhaitent consulter un architecte pour qu’il reproduise la même construction dans leur jardin, et les plus ingénieux copient ou réinterprètent les édifices qu’ils ont vus et appréciés, y compris pour réaliser un simple poulailler !
Je note un autre aspect positif : la relation de proximité qui s’instaure avec les architectes au début de chaque édition. Comme beaucoup, je déplore la distance que chacun peut éprouver à l’égard de l’architecture. Aussi, je me réjouis de la voir s’effacer lors du montage des cabanes. Des curieux viennent en effet voir comment les architectes s’y prennent pour ériger leur structure… et parfois assistent à leur incapacité à bien s’y prendre ! Je suis heureux de noter aussi leur implication. Par exemple, Joris, un bûcheron savoyard, se déplace spécialement pour nous aider dans la phase de montage. Il y a donc, à ce moment, une véritable solidarité qui se forme autour de l’architecture.
DH : Les habitants de la communauté de communes comprennent ce que nous voulons faire d’autant plus que nous soulignons, à travers l’architecture, le rapport sensible entre nature et culture, entre territoire agricole et sylvicole. Chacun est en mesure d’apprécier combien l’architecture peut être là pour enrichir un territoire dès lors qu’elle se montre respectueuse. Bâtir ne relève pas d’un exercice conflictuel.
La force du festival est sa sincérité. Nous n’inventons rien. Nous essayons de revenir aux fondamentaux. Le festival ramène l’architecture à l’évidence.
AA : Qu’en est-il de la sensibilisation des élus ?
DH : Je ne cherche pas à fustiger les élus. Leur vrai problème est leur impuissance et leur manque de culture en matière d’architecture et de paysage. Sur les questions techniques, ils savent s’entourer. Mais si nous abordons la dimension sensible des choses, c’est le néant. Il manque, aujourd’hui, en France, une forme de pouvoir intermédiaire dans un contexte où les techniciens absorbent tout. Je pourrais aussi évoquer et railler certains de mes confrères. Je ne fais pas corps avec toute la profession ; trop d’architectes ne parlent plus de projets mais d’ « affaires ». Ils se plient à des demandent qui ne font pas sens. Sur les nombreuses problématiques qui devraient être dessinées à travers le prisme de l’architecture et du paysage, nous devons revenir à la notion de processus. Quand on parle d’aménagement du territoire, nombreux sont les élus qui préfèrent orienter leurs demandes de conseil vers des bureaux d’études techniques qui proposeront des solutions génériques et décontextualisées. Des « produits » sans saveurs dont l’impact sur le territoire est dramatique. L’enjeu du festival est de repositionner l’architecture dans son contexte. Nous aimons parler d’un festival d’architecture et de paysage. Il s’agit de sensibiliser, certes, mais aussi de préserver la ruralité, de ne plus nier le contexte. À travers les projets que nous sélectionnons avec un jury de professionnels, nous cherchons à révéler des talents mais aussi à ramener les architectes dans le respect du site et dans le « faire ».
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