Sydney, opéra de bois 1—2
Nouveau temps d'Archizoom Papers — revue en ligne itinérante, fruit d’un partenariat entre AA et Archizoom, la galerie de l’EPFL — consacrée cette fois-ci à l'architecte danois Jørn Utzon et à son œuvre la plus célèbre, l'opéra de Sydney. Œuvre inachevée cependant, du moins loin du projet initial à l'origine composé, comme le souligne Françoise Fromonot, en “une version architecturale de L’Art de la fugue”.
Cet article est issu du premier numéro des Cahiers de l’Ibois, projet éditorial critique autour de la construction innovante en bois.
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Pleats please? – Les architectures secrètes de l’opéra de Sydney
Partie 1.
Françoise Fromonot
Des éventails de coquilles blanches, posées sur un promontoire en granit au-dessus d’un grand fjord austral : l’image est l’une plus célèbres de l’architecture du XXe siècle. Mais le profil iconique de l’opéra de Sydney a longtemps occulté le projet total de Jørn Utzon (1918-2008) pour son bâtiment, qu’il ne lui fut hélas pas donné de mener à terme. Pour les parois vitrées destinées à fermer les ogives des toitures, pour l’aménagement intérieur du socle et pour les deux auditoriums, l’architecte danois avait envisagé quelque chose qui aujourd’hui encore paraît assez révolutionnaire. Ce projet dans le projet était entièrement dessiné lorsqu’il fut contraint de quitter son chantier, en 1966, du fait de l’hostilité à son égard du nouveau gouvernement élu et du manque de soutien des ingénieurs d’Arup à ses ultimes propositions. Longtemps, elles sont restées à peu près ignorées de l’histoire de l’architecture [1] jusqu’à la redécouverte, au milieu des années 1990, d’une archive conservée à la Mitchell Library de Sydney [2]. Exhumés, reconstitués par l’image, les verrières articulées et les drapés sériels en bois imaginés par Utzon ont pu être assimilés à des expérimentations empiriques anticipant les aspirations formelles et techniques de l’ère numérique. Or l’histoire montre qu’Utzon a conquis ces inventions au fil d’un processus conceptuel lié à des fondations théoriques bien plus profondes, elles-mêmes nourries par une culture singulière qui fait la part belle à des antécédents souvent lointains. Ainsi, les volutes préfabriquées de la dernière phase de l’Opéra représentent moins une innovation circonstancielle qu’une sorte d’apogée créative d’idées mûries par lui de longue date : une version architecturale de L’Art de la fugue.
Chaînes organiques
Pour en saisir la nature, le sens et l’originalité, il faut d’abord considérer sous cet angle quelques-uns des jalons de la carrière antérieure d’Utzon. Son inclination pour une architecture réglée par une logique intrinsèque, qui fasse coïncider la mise en forme et la mise en œuvre grâce à l’arrangement géométrique d’éléments simples, est comme un fil d’Ariane qui traverse tous ses projets.
Cet intérêt est lisible dès ses premiers groupements de maisons à patio, construits alors qu’il venait de remporter le concours de Sydney à Helsingør (1956-58) puis à Fredensborg (1958-62) [3]. Dans les deux cas, une unité de construction (la brique) forme par addition une unité de vie familiale (une maison) qui, répliquée et assemblée à son tour, constitue une petite entité communautaire (un village moderne). Avec une combinatoire de modules et suivant des échelles homothétiques, Utzon fabrique un organisme complexe, informé à la fois par une chaîne scalaire cohérente et par un modèle transculturel très ancien d’habitat.
La biographie d’Utzon donne quelques-unes des clés de cet intérêt aussi précoce que durable pour cette rationalisation des formes. Ses références lui viennent de sources diverses, reliées par la lecture « additionnelle » qu’il donne de toute création savante, vernaculaire ou biologique. Les voiliers dessinés par son père, architecte naval et directeur des chantiers d’Aalborg, l’avaient rendu familier depuis l’enfance de la raison mathématique qui gouvernait l’épure de leurs coques en bois. À l’Académie royale de Copenhague, où il entra en 1937, il fut marqué par l’enseignement de Steen Eiler Rasmussen et de Kay Fisker, qui plaidaient pour l’intégration à l’architecture moderne de la règle des appareillages, inscrite dans la tradition nordique et transcrite jusque dans le LEGO, ce jeu de construction d’origine danoise basé sur le bloc [4]. Toujours grâce à ses deux professeurs, il s’était familiarisé très tôt avec la culture architecturale de la Chine ancienne, rassemblée à l’ère Song dans un traité, Ying zao fa shi (« Normes fédérales de construction »). Ce manuel codifiait en détail, depuis le XIIe siècle, les pièces de charpente en bois et les systèmes d’assemblage nécessaires pour réaliser toutes sortes d’édifices, eux-mêmes issus des déclinaisons infinies d’une seule typologie de plan. Utzon ne cesserait d’y revenir. On Growth and Form de D’Arcy Thompson, les photographies de Karl Blossfeldt – entre autres ouvrages destinés à montrer que la logique des formes vivantes est inscrite dans leur génétique – figuraient depuis longtemps parmi ses livres de chevet.
Dès son premier essai, publié dans la revue danoise Arkitekten en 1947, le jeune Utzon plaidait ainsi pour une architecture « enracinée dans les formes de la nature », illustrant son manifeste avec des images de coraux ou de cristaux compris comme des agrégations de cellules suivant un ordre géométrique sensible, « parce que nous sommes nous-mêmes faits d’éléments comme ceux-là, et que seul le contact avec la nature nous laisse totalement libres de créer notre propre expression » [5]. Il est également tentant de voir dans cette déclaration la marque d’Alvar Aalto, pour lequel Utzon avait brièvement travaillé au début des années 1940, qui voyait dans la nature « le meilleur des bureaux de standardisation » [6].
Formes complexes, matrice simple
Pour concrétiser l’esquisse expressionniste qui lui a fait gagner le concours de Sydney, en 1957, Utzon va développer ces convictions dans de nouvelles directions. Pour rendre constructibles, sans bricolage ni artifice, les jeux de coques en béton minces d’abord envisagés pour matérialiser les « voiles » de ses toitures, il cherche les moyens d’en rationaliser les formes et le procédé constructif de manière à garantir à la fois l’économie de son projet – en moyens, en temps, en argent – et son intégrité plastique : une équation que ne parviennent pas à résoudre ses ingénieurs.
Il leur suggère alors de rapporter ces coques toute différentes à une seule et même géométrie – une sphère virtuelle de 246 pieds de rayon, 75 mètres environ – afin de réduire leur diversité à un ensemble de surfaces de même « famille ». Toutes les demi-coquilles auront le même rayon de courbure dans toutes les directions, un peu comme des triangles prélevés sur une orange, dira-t-il aussi. Chacune d’elles pourra être obtenue grâce à un assemblage jointif de nervures identiques (quoique de longueur variable), elles-mêmes constituées d’un nombre limité de segments types, préfabriqués en séries sur le chantier. Chaque fragment de sphère sera répliqué symétriquement pour former toiture, et l’opération répétée avec plus ou moins d’éléments selon la taille des coquilles à construire. Les coques initiales se transforment en voûtes à berceau brisé sur arête incurvée, une stéréotomie de béton d’inspiration gothique fécondée par les enseignements du Ying zao fa shi. Le traité chinois – qu’Utzon, selon ses assistants de l’époque [7], consultait souvent pendant les études pour l’Opéra – aura été l’un des « passeurs » de cette synthèse entre la grande tradition constructive d’Orient et les techniques et les aspirations de la modernité occidentale. « J’ai réussi à contrôler ces formes compliquées en mariant la liberté de l’artisanat et la précision de l’âge de la machine », écrira Utzon [8]. Cette révolution conceptuelle rend opérationnelle l’image rendue au concours sans en trahir les intentions initiales, tout en modifiant la forme extérieure du bâtiment dans le sens d’une plus grande harmonie entre ses parties.
De cette première victoire sur l’ingénierie pure, l’architecte va déduire le mode de revêtement des toitures. Leurs surfaces bombées seront recouvertes de panneaux en chevrons dont la géométrie, homothétique de celle des segments sous-jacents, autorisera là encore une préfabrication par types. En finition de leurs faces vues, des carreaux de 12 cm x 12 cm – produits en deux versions de blanc, brillant et mat, par la manufacture suédoise Höganäs, suivant les techniques millénaires de la céramique d’Extrême-Orient étudiées de près par Utzon – sont posés en fond de moule avant le ferraillage et le coulage du béton. Le résultat allie la spécificité d’un matériau mis au point conjointement par l’architecte et son fabricant à l’exactitude de sa production industrielle. Là encore, une chaîne organique se met en place, conceptuellement et visuellement : le calepinage des modules de céramique constitue des panneaux, eux-mêmes posés en miroir des segments dont sont faites toutes les voûtes. Les mosaïques réticulées des toitures de l’Opéra sont cohérentes avec l’ensemble de la structure, qu’elles recouvrent sans en occulter complètement l’ordre constructif sous-jacent ; cette marqueterie d’écailles capte de mille manières la lumière capricieuse de la baie de Sydney.
Le bois, matériau expérimental ?
Les propositions non réalisées pour le reste du bâtiment s’inscrivent dans ce sillage. Les matériaux choisis pour les superstructures de l’Opéra – béton et céramique – étaient minéraux. Utzon entend employer par contraste, pour les intérieurs et le second œuvre, du bois dans sa version industrielle : le contreplaqué, un produit encore nouveau qui connaît depuis l’après-guerre des progrès remarquables. « Ces deux matériaux se complètent : le béton est le matériau primaire porteur, le contreplaqué, le matériau secondaire suspendu. J’ai traité le béton dans sa forme pure pour arriver à des structures exprimant la fonction porteuse ; je veux maintenant exprimer le contreplaqué dans son authenticité : une membrane mince, rigidifiée par des pliures ».[9]
Utzon étudiait depuis plusieurs années les possibilités du bois reconstitué avec une entreprise australienne de pointe, Ralph Symonds Ltd. Ingénieux, hardi et peu conventionnel, Symonds était réputé bien au-delà des frontières de son pays pour ses innovations dans ce domaine. Pionnier du contreplaqué dans les années 1930, il avait mis au point des colles synthétiques qui, associées à des techniques de pressage à chaud, lui permettaient de fabriquer des multiplis épais et résistants. Il produisait alors dans ses ateliers les plus grandes feuilles au monde, 50 pieds de long – soit plus de 15 mètres – par 9 pieds de largeur. De telles dimensions rendaient envisageables la confection de structures de grande portée, d’un seul tenant, en minimisant le nombre de joints en cas d’assemblage.
Utzon avait déjà fait appel au contreplaqué Symonds pour le coffrage des colossales poutres gouttières du grand escalier de l’Opéra, lors de la première phase de chantier, puis en revêtement intérieur des moules de fabrication des segments de voûtes, pendant la seconde. Pour cette troisième phase, il projette d’employer pour ses qualités propres ce contreplaqué aux propriétés extraordinaires, d’autant que Symonds a mis au point une technique permettant d’insérer entre les couches de bois, ou en parement, des feuilles de métal et notamment d’aluminium (AlumPly). Leur dilatation avec la chaleur lors du pressage, puis leur rétraction par refroidissement produisent un contreplaqué en quelque sorte précontraint, aussi résistant que l’acier pour une fraction de son poids.
« L’homme ne peut plus s’offrir le temps et la compétence des artisans pour construire des bâtiments manuellement. Nous devons inventer formes et les outils pour fabriquer nos composants et les moyens de les assembler, limités seulement par les possibilités de construction de l’âge de la machine dans lequel nous vivons (…) La seule manière d’aborder le problème des autres parties essentielles de l’Opéra est de les contrôler grâce à une géométrie rigoureuse puis de les diviser en composants identiques susceptibles d’être produits par des machines, en surveillant de près leurs dimensions et leur qualité », résumait Utzon en janvier 1965 [10].
Principe et aléa
Si ses solutions pour le second œuvre poussent plus loin encore cette philosophie, elles dénotent de manière toujours plus patente l’influence du traité chinois. Ce catalogue de pièces de charpente standard contient virtuellement les arrangements requis par la construction de toutes les toitures traditionnelles – de la plus simple à la plus élaborée – mais aussi l’estimation du temps nécessaire aux artisans pour ce faire. Utzon va transférer là encore ces enseignements vers la création de formes nouvelles. Pour chacune des prestations de cette troisième phase, il dresse des catalogues d’éléments dont la conception intègre les logiques d’assemblage qui mèneront au résultat formel souhaité. À l’architecte la tâche la plus savante et la plus chronophage, au chantier la facilité et l’efficacité de la mise en place.
Pour habiller les longueurs considérables de circulations, aux formes irrégulières, ménagées par le gros œuvre à l’intérieur du podium de l’Opéra, l’agence dessine un panneau de contreplaqué haut et mince (40 centimètres de large), cintré en U. Deux panneaux jumeaux, fixés à un rail au sol de part et d’autre d’un même couloir, sont reliés par une barrette horizontale de dimension fixe pour former une sorte d’arche. Selon les couloirs, les panneaux verticaux prendront naturellement des inclinaisons changeantes ; leur mise en continuité dessinera des sortes de tunnels ondulants, de largeur constante en plan mais déformés en coupe selon les situations.
« Les couloirs (…) sont définis par les murs porteurs, qui à leur tour tirent leur forme et leur emplacement des auditoriums qu’ils soutiennent. Les couloirs drainent les flux – des gens, mais aussi des tuyaux et des gaines « – et s’il faut cacher ceux-ci, il faut aussi impérativement en faciliter l’accès (…) Nous avons inventé un système basé sur le simple principe suivant : deux éléments reliés par un joint souple peuvent prendre n’importe quelle position dans leur longueur totale, comme la main et le bras » [11]. Si Utzon use d’une analogie anatomique pour illustrer son principe constructif, il en rapporte le résultat spatial à un antécédent oriental : les allées couvertes par des suites de tori rouges qui conduisent aux sanctuaires de Kyoto ou de Nara, dont le frappant effet graphique naît de la rencontre entre des alignements réguliers de portiques identiques et les aléas de la topographie. Pour l’aménagement des salles de répétition, d’abord prévu dans des revêtements traditionnels – plâtre, panneaux absorbants – Utzon imagine également des modules de contreplaqué tubulaire, moulés dans les mêmes formes que ceux des couloirs : standardisation généralisée, rigueur et souplesse des habillages, économie en coût et en délais, démontabilité et accessibilité optimales [12].
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[1] Elles avaient été cependant évoquées par Sigfried Giedion dans la première version de son fameux essai « Jørn Utzon and the Third Generation – A New Chapter of Space Time and Architecture », publié dans Zodiac n°14 (1965) en compagnie de nombreux documents graphiques fournis par Utzon.
[2] Voir le travail pionnier de Philip Nobis, Utzon’s interiors for the Sydney Opera House : the design development of the major and minor hall 1958-1966, Sydney, University of Technology, 1994, et Françoise Fromonot, Jørn Utzon – Architetto della Sydney Opera house/Jørn Utzon et l’opéra de Sydney, Milan/Paris (Electa/Gallimard), 1998, pp. 134-177. Depuis la mort d’Utzon, ses nombreux dessins pour la dernière phase de l’Opéra conservés au Danemark ont été déposés dans une archive dédiée ; ils peuvent être consultés en ligne (utzon-archives.aau.dk) et au Utzon Center à Aalborg.
[3] Utzon en avait d’abord développé ce principe pour un lotissement en Suède, à partir de 1954.
[4] Ce jeu avait été commercialisé en 1958 par une compagnie établie dans le Jutland par Ole Kirk Kristiansen, son inventeur au début des années 1930. Son nom, LEGO,vient du danois leg godt, « je joue bien ». En latin lego signifie « j’assemble ».
[5] Jørn Utzon et Tobias Faber, « Tendenser i nudtidens arkitektur » (« Tendances de l’architecture d’aujourd’hui »), Arkitekten, vol. 49, n° 7-8-9, 1947, p. 63-69.
[6] Cette phrase (« nature is the best standardisation committee ») est extraite d’une conférence donnée par Aalto en 1938, publiée par Göran Schildt dans Alvar Aalto in his own words, New York (Rizzoli),1997. Voir également Elina Standertskjöld, « Alvar Aalto and standardisation », in R. Nikula, M.-R. Norri et K. Paatero (dir), The Art of Standards, Acanthus, Helsinki (Museum of Finnish Architecture), 1992, pp. 74-84.
[7] L’architecte de Sydney Peter Myers, un ancien de l’agence Utzon, a attiré le premier mon attention au milieu des années 1990 sur l’importance de cette référence. Depuis, l’intérêt protéiforme d’Utzon pour la culture de la Chine ancienne et son influence sur son architecture été amplement creusé, notamment par Chen-Yiu Chu, « China Receives Utzon: The Role of Jørn Utzon’s 1958 Study Trip to China in His Architectural Maturity », Architectural Histories, 4(1), 2016, p.12. Cet article prolonge sa thèse de doctorat « Utzon’s China: the reinterpretation of traditional Chinese art and architecture in the work of Jørn Utzon (1918-2008) », soutenue en 2011 dans le département Architecture, Building and Planning de l’université de Melbourne.
[8] Jørn Utzon, « The Sydney Opera House », Zodiac n°14, 1965, p. 49.
[9] Lettre d’Utzon à M. Johnson, ministre des travaux publics, du 29 septembre 1964. (Utzon Archive, Mitchell Library, Sydney, Box 32, item 343).
[10] Jørn Utzon, Descriptive Narrative with Status Quo. Sydney Opera House. January 1965. Rapport dactylographié document d’agence, p. 5.
[11] Jørn Utzon, « Corridor problem », Zodiac n°14, 1965.
[12] Utzon : Chronological report on planning and design, op. cit.
Cet article est issu du premier numéro des Cahiers de l’IBOIS, un projet éditorial critique autour de la construction innovante en bois. Plus d’information en suivant ce lien.