Capture d’écran 2020-10-22 à 16.33.23

Archizoom Papers

Sydney, opéra de bois 2—2

Deuxième partie de l'article de Françoise Fromonot, consacré à l'architecte danois Jørn Utzon et à son œuvre la plus célèbre, l'opéra de Sydney, dans le cadre d'Archizoom Papers — revue en ligne itinérante, fruit d’un partenariat entre AA et Archizoom, la galerie de l’EPFL. La première partie de l'article est à retrouver sur ce lien.

L’intégralité de cet article est issu du premier numéro des Cahiers de l’Ibois, projet éditorial critique autour de la construction innovante en bois.

Retrouvez toutes les précédentes éditions d'Archizoom Papers en suivant ce lien.

Pleats please? – Les architectures secrètes de l’opéra de Sydney
Partie 2.

Françoise Fromonot

[Extrait de la première partie : « Des éventails de coquilles blanches, posées sur un promontoire en granit au-dessus d’un grand fjord austral : l’image est l’une plus célèbres de l’architecture du XXe siècle. Mais le profil iconique de l’opéra de Sydney a longtemps occulté le projet total de Jørn Utzon (1918-2008) pour son bâtiment, qu’il ne lui fut hélas pas donné de mener à terme. Pour les parois vitrées destinées à fermer les ogives des toitures, pour l’aménagement intérieur du socle et pour les deux auditoriums, l’architecte danois avait envisagé quelque chose qui aujourd’hui encore paraît assez révolutionnaire. Exhumés, reconstitués par l’image, les verrières articulées et les drapés sériels en bois imaginés par Utzon ont pu être assimilés à des expérimentations empiriques anticipant les aspirations formelles et techniques de l’ère numérique. »]

Standard et casuistique

Utzon entend rationaliser, malgré la complexité géométrique de leurs surfaces, les « murs vitrés » (glass walls) qui obtureront les « gueules » béantes des voûtes, côté ville et côté baie. Leur système doit également accommoder les petites découpes qui subsistent latéralement entre l’horizontale de la plateforme et l’arc de la partie basse de chaque « voile ». La mutation des coques en voûtes lors de la phase 2 a libéré ces verrières de tout rôle structurel. Elles sont devenues des membranes légères, suspendues sous les ogives comme des rideaux, leurs lames de verre prises dans de minces armatures qui s’affinent à leurs extrémités basses « comme une aile d’oiseau ».

L’ossature des verrières, réalisée en contreplaqué tubulaire, est finalement divisée horizontalement en segments de composition similaire, rapportés à des séries. Il fallait « créer un système assez adaptable pour prendre en compte la forme irrégulière (des voûtes) et assez résistant pour encaisser la pression des vents sur de si grandes surfaces, explique Utzon. Nos premières tentatives d’utiliser des structures composites en béton et en acier voire en bronze aboutissaient à des solutions trop complexes et trop rigides. Il nous fallait trouver un système géométrique simple, composé d’une série de modules vitrés tenus par des meneaux susceptibles de s’ajuster à toutes les formes et les positions requises » [1].

Capture d’écran 2020-10-29 à 12.41.02

Capture d’écran 2020-10-29 à 12.41.28

Ces meneaux n’ont pas besoin d’être épais, mais ils doivent servir de raidisseurs. Le contreplaqué tubulaire a été choisi pour ces raisons et l’agence a mis au point des sections-types. Les derniers dessins montrent que la division verticale de toutes les verrières répercute l’intervalle de 4 pieds (1,20 mètre) entre les éléments de dallage de la plateforme afin de relayer cette dimension jusqu’au sommet des voûtes. Les meneaux sont obtenus par assemblage d’ailerons en contreplaqué de pin, épais d’un demi-pouce (13 millimètres) formant un profilé d’environ 90 centimètres de profondeur. En portant ombre sur le verre, ils font office de brise soleil, ce qui permet d’utiliser du sécurit clair en modules conformes aux dimensions du commerce [2].

DETAILS-VERRIERE-MENEAUX

 

À gauche : détail verrière — à droite : détail meneau.Cette logique se répercute dans les détails. Les couches du feuilleté de bois sont décalées pour s’adapter aux configurations changeantes du meneau-type suivant l’altimétrie. L’extrémité de la couche supérieure est cintrée en un caniveau latéral formant parclose, qui reçoit un vitrage fixé par des clips standard. En façade, le chant du meneau est coiffé d’une pièce capuchon en U, destinée à protéger sa face exposée, finie par une feuille de bronze collée à chaud selon la technique Symonds. L’épaisseur des couches de bois, la direction de leur fil et les colles employées ont été étudiées pour encaisser un cintrage très serré. Dans les parties droites et à chaque pliure de la verrière, les meneaux sont régulièrement connectés par une pièce métallique de section cylindrique qui sert à clore les interstices entre les vitrages là où ils se chevauchent. Les meneaux auraient été préfabriqués en séries chez Symonds puis montés in situ, comme un meccano, une réplique du procédé mis au point pour les voûtes. En réduisant des verrières toutes différentes à un nombre restreint de cas et de pièces types, Utzon mariait une fois encore la justesse de dessin d’éléments parfaitement adaptés à leur rôle et la précision de leur fabrication en atelier. Les études avaient été longues, mais la pose serait rapide.

Des « structures textiles »

Pour le modelage des deux salles de concert, les contreplaqués Symonds allaient trouver une utilisation plus spectaculaire encore suivant des principes cousins. Ce projet témoigne de la quête qui occupe alors Utzon tout entier : celle d’une coïncidence intégrale entre dispositif spatial, procédé constructif, performance technique et intention esthétique. Initialement couverts par des rubans de bois « à la Aalto », pour le petit auditorium, et par un plafond acoustique en « pointes de diamant », pour le grand, les deux salles de concert vont muter vers une même résolution alors que se développe la solution sphérique pour les superstructures. Comme ces dernières, les auditoriums deviennent des structures enveloppes, obtenues cette fois par juxtaposition de poutres-boîtes (box-beams) en contreplaqué rayonnant depuis la scène. Des feuilles de plomb ou d’aluminium intercalées entre les couches de bois augmentent sa résistance et renforcent l’isolation phonique, indispensable pour assurer de bonnes conditions d’écoute dans l’environnement bruyant du port. Chacune de ces nervures épaisses est constituée de plusieurs segments, assemblés en ligne, et dont la sous-face est modelée par un cylindre virtuel. En leur imprimant une même courbure, ce gabarit circulaire facilite leur préfabrication, harmonise visuellement leur déploiement d’ensemble au dessus du public et régule la réverbération du son venu de la scène. L’intérieur de chaque auditorium est comme nimbé par un grand dais, aux inflexions calquées sur les données fournies par les acousticiens. L’espace devient « un portrait de la trajectoire idéale du son ».

Il est prévu que toutes les poutres-boîtes – dont la plus longue mesure plus de quarante mètres – soient façonnées, assemblées et décorées dans les ateliers Symonds, sis à Homebush Bay, sur l’estuaire de la rivière Parramatta qui se jette dans la baie de Sydney. Elles seront convoyées par péniche jusqu’à l’Opéra, « comme de grands yachts », amenées sous les voûtes puis levées et accrochées à elles côte à côte avant d’être solidarisées « comme un grand puzzle en trois dimensions » [3], leurs jambages arrières reposant sur le haut des gradins pour réduire la sollicitation des superstructures. Des dessins d’étude et une photo de maquette datée de 1965 présentent la série de nervures requise pour la construction d’une demi salle, rangées par taille décroissante, depuis la grande poutre centrale jusqu’à la pièce triangulaire qui termine l’enveloppe contre la cage de scène : une analogie frappante avec les planches de l’Ying zao fa shi figurant les variantes de « bras leviers ».

Capture d’écran 2020-10-29 à 14.14.04

Raison et symbolique

« La forme finale donne d’excellents résultats acoustiques. Les sous-faces cylindriques convexes des plafonds à ressauts assurent une bonne diffusion et une grande richesse sonore. Les salles possèdent également un caractère architectural très fort car leurs formes se déploient à partir d’un point situé sur la scène, dirigeant le regard des spectateurs vers celle-ci (…) Comme le montrent les dessins, une solution géométrique très simple peut définir complètement tous les éléments, permettant de percevoir la parenté qui les lie et d’organiser la décoration de manière organique » [4]. Utzon s’explique ensuite sur son acception de ce qualificatif : « Tout ce qui peut mettre l’accent sur l’idée et sa mise en œuvre doit être montré, la méthode de production, par exemple, le système de construction, la couleur. Pour arriver à un caractère ou à un style cohérent et complet, la décoration et la couleur doivent être organiques, c’est à dire faire partie intégrante de ce complexe, comme l’écume blanche est partie intégrante des vagues » [5]. Dans chaque auditorium, les segments des poutres sont peints de motifs colorés, concentriques ou rayonnants, un découpage ornemental émanant du centre invisible des cylindres théoriques qui en gouvernent les ondulations. « Les couleurs changeantes seront en harmonie avec le concept géométrique », déclare Utzon [6]. Les dernières maquettes montrent des tonalités – rouge et or pour le grand auditorium, bleu et argent pour le petit – choisies en contraste théâtral avec le gris du béton brut des voûtes, mais aussi en résonance avec leur signification symbolique dans la Chine impériale.

Toutes ces prestations participent donc d’une même intention : construire grâce à des systèmes d’éléments usinés des enveloppes légères relativement autonomes, qui ne soient pas des revêtements intérieurs mais de véritables architectures secondes habitant l’ordre premier du bâtiment. Ces deux registres devaient dialoguer dans un accord secret grâce à la géométrie primaire qui les aurait animés de concert, le cercle. Dès 1965, Sigfried Giedion – qui voyait dans le jeune Danois le représentant le plus doué de la « troisième génération » moderne et entretenait avec lui des échanges intellectuels intenses – décelait quant à lui, dans le ressac immobile de ces drapés de bois lovés sous des coupoles pliées, des résonances « cosmiques »[7].

La technologie en critique

Utzon n’est ni le premier, ni le seul à chercher dans ces directions des solutions aux dilemmes de son époque. C’est sa manière de s’y prendre qui le rend unique. Pour opérer la fusion voulue entre structure et forme, démarche et résultat, rigueur et plasticité, volonté conceptuelle et économie de moyens, il puise dans une culture qui lui est propre les congruences essentielles entre la morphologie du tout et l’organisation de ses parties [8]. Mais Utzon n’est pas non plus le dernier à s’intéresser à la dialectique entre la forme construite et les éléments auxquels elle peut être rapportée pour accomplir pleinement son potentiel expressif. L’opéra de Sydney a pu être intégré à une généalogie de l’architecture dite non standard, à savoir la génération de surfaces non-euclidiennes grâce à la mise en continuité de leur conception et de leur fabrication par des systèmes algorithmiques [9]. On comprend à ce qui précède combien ces rapprochements sont hasardeux. Les explorations d’Utzon anticiperaient plutôt des recherches comme celles que Yves Weinand et le laboratoire IBOIS développent depuis quelques années à l’EPFL [10]. Les voûtes à double courbure de longue portée, en caissons de bois, conçues en 2020 pour la grande halle de la menuiserie Annen à Manternach (Luxembourg) pourraient s’apparenter à un lointain revival des plafonds structurels de Sydney. Mobilisant cette fois des technologies de pointe et des collaborations interdisciplinaires, ce projet procède d’une démarche d’ensemble qui entend privilégier, contre les formes capricieuses prônées par l’architecture paramétrique, le sens de la pensée structurelle et sa fusion avec la pensée architecturale. Mais il exploite pour cela des moyens qui n’existaient pas du temps d’Utzon : la modélisation, la découpe et l’assemblage numériques. On pense aussi à la structure plissée en panneaux de bois modulaires du pavillon du théâtre de Vidy (2017) qui rappelle d’ailleurs visuellement une autre proposition non réalisée d’Utzon: une commande de 1967 pour les stades de Djeddah dont le Danois dessina jusqu’aux documents d’exécution avant l’abandon du projet par le client. Inspiré par les origami japonais autant que par l’architecture islamique – plus spécifiquement les reliefs tridimensionnels des muqarnas qu’il avait découverts en visitant l’Iran – Utzon avait prévu de réaliser les auvents en porte-à-faux abritant les gradins à l’aide de modules de béton triangulaires préfabriqués sur le site. Il allait baptiser sa méthode « architecture additionnelle ». [11]

La quête d’Utzon embrassait, avec l’optimisme caractéristique de son époque, les valeurs, les moyens et les possibilités de l’industrie, comme le font d’ailleurs toujours certains tenants de la morphogénétique. Mais les interrogations sur l’usage des ressources, sur l’empreinte environnementale des matériaux et sur la mondialisation de leur production suscitent aussi des approches plus fondamentalement soucieuses d’écologie de la construction. On pourrait citer le travail de Jacques Anglade [12], un ingénieur passé au début des années 1990 par le laboratoire IBOIS où il a rencontré Roland Schweitzer (1925-2018), grand connaisseur de l’architecture traditionnelle d’Extrême Orient et en particulier du Japon. Pour se forger « un nouveau langage architectural » [13], Anglade s’appuie sur d’anciennes pratiques constructives évincées par la technologie pour sustenter sa critique des filières industrialisées du bois, leur oubli des qualités et des logiques propres de la matière et la standardisation abstraite du travail de transformation qu’elles induisent. Revisitant des savoirs médiévaux, comme les charpentes assemblées à petit bois massif, il dessine des structures combinant l’économie matérielle et l’esthétique qui en résulte à des dispositifs de régulation climatique, dans une volonté de lisibilité et d’appropriation de ces ouvrages par ceux qui les réalisent. Utzon équilibrait sa foi techniciste par ses appels répétés à faire de l’artisanat un partenaire véritable de l’architecte, se référant pour cela à des antécédents archaïques convoqués jusque dans leur dimension paysagère. Sa « poétique de la raison » pourrait bien revenir en force dans l’actualité de l’architecture alors que se profile la réévaluation générale de l’idée de progrès à l’aune de ses évolutions modernes.


[1] Lettre d’Utzon à Mr Johnson ministre des travaux publics, septembre 1964, citée par Shelley Indyk et Susan Rice, Sydney Opera House, mémoire non publié de Bachelor of Architecture, University of Sydney, 1982.

[2] Jørn Utzon, Descriptive Narrative, op. cit, pp. 8-9. Les architectes qui ont remplacé Utzon après sa démission forcée ont abandonné ce projet pour une structure métallique mince garnie de verre fumé.

[3] Jørn Utzon dans Zodiac n°14, 1965.

[4] Jørn Utzon, « Minor Hall », Zodiac n° 14, 1965.

[5] Ibid.

[6] Descriptive Narrative, 1965, op. cit.

[7] Sigfried Giedion, « Jørn Utzon and the third generation », op. cit.

[8] A ce sujet, voir Françoise Fromonot, « Jørn Utzon, serial architect », in Michael Juul Holm, Kjeld Kjeldsen et Mette Marcus (dir.), Jørn Utzon – The Architect’s universe, catalogue d’exposition, Humlebaek (Danemark) : Louisiana Museum of Modern art, 2004, pp. 76-83.

[9] Frédéric Migayrou (dir.), « Architectures non-standard », catalogue de l’exposition du même nom, qui s’est tenue au Centre Pompidou à Paris entre décembre 2003 et mars 2004.

[10] Voir Yves Weinand (dir.), Structures innovantes en bois – Conception architecturale et dimensionnement numérique, notamment le premier chapitre, « Structure plissées en panneaux de bois ».

[11] Ce projet a été publié avec d’autres sous ce titre, « Additiv Arkitektur », dans un numéro spécial de la revue danoise, Arkitektur 1, 1970, entièrement consacré aux recherches d’Utzon dans ce domaine.

[12] Voir Stéphane Berthier, « Les structures de Jacques Anglade, une contre culture constructive », criticat n°17, printemps 2016, pp. 68-87.

[13] Titre d’une conférence prononcée par Jacques Anglade à l’ENSA de Strasbourg en décembre 2008.


 

 

Capture d’écran 2020-10-23 à 15.55.56

Cet article est issu du premier numéro des Cahiers de l’IBOIS, un projet éditorial critique autour de la construction innovante en bois. Plus d’information en suivant ce lien.

React to this article