Saint-Nazaire, patrimoine paradoxal
La disparition de Joël Batteux le 10 janvier 2021, maire de Saint-Nazaire de 1983 à 2014, laisse la ville orpheline de celui qui, pendant trente ans, œuvra avec brio pour le renouveau urbain et architectural de cette cité portuaire. AA republie ici l’article de Jean-Louis Violeau publié en octobre 2018 dans le numéro AA 427 consacré à l'architecture portuaire.
À Saint-Nazaire, à peine 70 000 habitants, l’amplitude des espaces urbains suscite une réserve d’avenir. Indéniable, cette ouverture vers le large et vers le futur est aussi la face inverse d’une destruction totale dont la cause a été paradoxalement patrimonialisée : une énorme base sous-marine, l’une des plus vastes de la côte Atlantique, près de 4 hectares – 300 mètres de long sur 130 de large.
Auteur : Jean-Louis Violeau
En 1982, le diagnostic dressé par la municipalité était peu encourageant : absence de centre-ville et fuite des commerces vers la périphérie, espaces publics peu valorisés, front de mer ignoré, port délaissé… La ville de Saint-Nazaire donnait l’impression qu’elle n’avait pas besoin d’être belle dès lors qu’elle fonctionnait, dans une manière un brin soviétique, au point que l’on pouvait par endroits s’y sentir pris « d’ostalgie ». Bref, à reprendre depuis le début ! Et c’est un peu ce qui s’est produit depuis le centre République (1991) de Claude Vasconi, qui a revitalisé le centre-ville en installant, en son milieu, l’impressionnant axe de l’avenue de la République jusqu’au Ruban bleu, ensemble commercial conçu par Bernard Reichen (2008) pour relier le plateau piétonnier du centre République à la base sous-marine et au port. Noël Le Maresquier, nommé architecte en chef de la reconstruction dès 1943 sous Pétain (et architecte-conseil de la ville jusqu’en 1978), avait profité de la table rase pour inverser l’orientation générale d’une ville auparavant tournée vers son port. Stabilité politique aidant, tous les projets que la ville a développés depuis quarante ans, depuis l’adoption du projet global de développement en 1989, peuvent se lire à l’aune d’une volonté patiente, lente mais obstinée, de réimplanter la ville sur ses fondamentaux maritimes avec, pour point focal, la base sous-marine.
« Infra-architecture »
À ses débuts, volontiers « instinctifs », selon ses propres dires, le jeune maire Joël-Guy Batteux – élu en 1983 – fut formé aux questions architecturales et urbaines par un ancien directeur des services de la ville, architecte de formation. Il lui a « pour ainsi dire transmis le virus ». À l’époque, « on disait volontiers “Saint-Nazaire”, mais jamais “la ville de Saint-Nazaire” ; ici, la ville n’était pas considérée en tant que telle ». Il revient alors aux architectes et aux urbanistes d’aider la ville à « travailler sa représentation ».
Ainsi, le 22 avril 2007 est inaugurée l’impressionnante Alvéole 14, aménagée par Finn Geipelet Giulia Andi (agence LIN) et qui abrite au cœur de l’ancienne base sous-marine une salle de concerts de rock, le VIP, et le Life, lieu des formes émergentes, vaste galerie d’exposition qui a éprouvé bien des difficultés à remplir ses ambitieux objectifs. Une décennie après la consultation Ville‑Port 1 remportée par l’urbaniste catalan Manuel de Solà-Morales, lauréat en 1995 sur l’idée d’ouvrir, dominer, investir et intégrer la base, cette inauguration marque la relance du projet et signe l’un des épisodes, très heureux pour le coup, du feuilleton à rebondissements qu’entretient depuis ses origines la ville avec son port. À cette occasion, Le Monde titrait, en reprenant les mots de Batteux : « Le port “pourri” de Saint-Nazaire devient “quartier phare”. »
Dans le sillon de Solà-Morales, Geipel aura travaillé l’essence (du lieu) plutôt que pensé le geste (architectural). Son écriture est sobre et minimale, juste un plancher béton recouvrant un bassin encore en eau, des bacs et des poutres acier pour le faux plafond et le gril technique, un pont roulant pour la scénographie, une porte métallique monumentale en accordéon qui s’ouvre (rarement) sur le bassin portuaire, une rue intérieure reconstituée et éclairée par une forêt de tiges d’alu terminées par des diodes blanches, et puis juste une coupole posée sur le toit… Le Life, c’est en quelque sorte une « infra-architecture » pour répondre à la massivité de l’infrastructure et révéler les qualités cryptiques du lieu.
Plus de dix ans plus tard, en cet automne 2018, la base voit enfin s’achever la reconquête de ses alvéoles avec le transfert d’une salle festive, la salle Jacques-Brel, auparavant située sur le quai opposé. Rompant avec l’austérité de LIN, les architectes belges de 51N4E et nantais de Bourbouze & Graindorge ont imaginé une « boîte dans la boîte » recouverte de matériaux chaleureux : du métal doré à l’extérieur, du bois brun pour les murs intérieurs et un sol au ton orangé, et puis, tout au bout, une grande paroi vitrée ouvrant sur le bassin. Révéler le port enfoui sous sa base, nous y serons donc presque cet automne.
Prescrire le symptôme ?
La base : comment la communication d’une municipalité peut-elle marcher sur ses deux jambes, patrimoine et projet, lorsque la première a été la cible de destructions ? Alors, il resterait donc à prescrire le symptôme, et monter sur la table plutôt que renverser la table ? La base, présence entêtée qui revient toujours hanter les débats, ceux du conseil municipal notamment : avons-nous vraiment pris la bonne décision en la préservant ? Lors de la dernière campagne des municipales, le 21 février 2014, L’Écho de la presqu’île avait sondé les têtes des huit listes en présence avec cette question : « Faut-il détruire la base ? » Le seul à vouloir résolument prolonger l’effort était le candidat du PS, qui fut élu un mois plus tard, David Samzun. Car enfin, ce béton armé, donc corrodé, poreux, victime d’infiltrations et volontairement « saboté » par ses exécutants forcés, comment l’entretenir ? Une fortune ! Les chiffres sont relativement secrets, on parle régulièrement d’un million d’euros annuel pour le seul entretien du béton, mais détruire coûterait très cher : certains avancent 250 millions d’euros. Et puis comment imaginer aujourd’hui ce port sans son mastaba, aussi énorme que fragile ? Batteux aura persisté : « Depuis le début, je dis qu’il faut l’assumer, cette architecture, éviter de la contrarier, ne pas nier ce que Saint-Nazaire a été lors de sa reconstruction, au contraire. »
Héritages
Joël Batteux a quitté la mairie en 2014 après 35 ans de mandat et 305 conseils municipaux présidés. Faute de trouver un consensus avant les élections municipales sur la suite à donner au projet, la consultation baptisée « Ville-Port 3 » où se trouvèrent engagées en 2011 quelques fines lames (Grether, Devillers, Obras…) sera pourtant restée dans les cartons. Plus de plan-guide, projet inachevé, trop ambitieux peut-être car cette troisième phase s’attaquait à l’ensemble du secteur portuaire alors que la deuxième avait déjà échoué partiellement dans sa volonté de reconquête de la presqu’île du Petit-Maroc qui fait face à la base. Lauréat de Ville-Port 2 en 2003, le duo d’urbanistes vénitiens Secchi-Viganò était déjà parti sans demander son reste.
Maire depuis 2014 et adjoint à l’urbanisme dès 2006, David Samzun s’est inscrit jusqu’ici dans une forme de continuité, poursuivant le réemploi de la base tout en se tournant plus résolument encore que son prédécesseur vers le front de mer pour parier sur le tourisme. Après les pétroliers qui ont failli leur coûter la vie, les Chantiers de l’Atlantique, poumon de la région, ont trouvé à s’y relancer vigoureusement. L’éolien offshore monte en puissance, le port tente de diversifier ses activités, et l’« aéro » (Airbus) ne s’est jamais aussi bien portée. Saint-Nazaire-sur-Mer : après avoir longtemps, trop longtemps, refoulé son inconscient balnéaire, le front de mer est devenu très populaire. Avec la nouvelle place du Commando, livrée en juin 2018 et aménagée par les paysagistes nantais de Phytolab, la reconquête est achevée jusqu’aux abords du port. Celui-ci devrait attirer une forte activité de plaisance au début des années 2020, regain assuré pour les anciens bassins à flots en lisière de la base. Signe qui ne trompe pas, le nouveau plan local d’urbanisme a classé depuis 2017 cette zone en grands équipements. Pendant ce temps, l’océan des 480 000 m3 du tombeau de béton de la base se voyait attribuer, en septembre 2010, le label Patrimoine du XXe siècle. C’est ainsi.