Enseigner l’histoire 2—3
Depuis 2019, AA et Archizoom, la galerie de l’EPFL, collaborent pour produire Archizoom Papers, une revue en ligne itinérante d’architecture, d’urbanisme, de recherche et de critique. Retrouvez toutes les précédentes éditions sur ce lien.
Pour cette édition de rentrée, trois parties d’un même débat qui a animé l’EPFL, l’École polytechnique fédérale de Lausanne font converser le directeur d’Archizoom Cyril Veillon, le journaliste et critique Christophe Catsaros avec, dans l’ordre d’apparition : Philip Ursprung, historien de l’art ; Françoise Fromonot, architecte, enseignante et critique ; Jean-Louis Cohen, historien de l’architecture et de l’urbanisme du XXᵉ siècle ; et Fabrizio Gallanti, critique et nouveau directeur d’arc en rêve à Bordeaux — autour de la question et de la place de l’histoire dans l’enseignement architectural.
2e partie
Christophe Catsaros : Ce qui me semble avoir été perdu en cours de route, c’est l’intelligence politique. Il y a toujours une volonté d’action, mais l’intelligence politique vient à manquer. Est-ce que c’est une conséquence des nouveaux formats numériques du savoir ? Est-ce que c’est une nouvelle façon de se positionner par rapport au savoir en tant que pouvoir ?
Fabrizio Gallanti : Après la chute du communisme d’État, c’est surtout dans le domaine du politique que les grandes narrations ont pris fin. Depuis une trentaine d’années, les agencements politiques sont associés à des micro-identités, parfois opposées. La valeur des luttes et revendications féministes, écologistes, de genre et d’appartenance raciale est indéniable. Si nous ne pouvons pas ne pas être solidaires de ces mouvements, il faut reconnaître qu’ils peuvent parfois être manipulés et réinjectés dans des mouvements conservateurs : à San Francisco, les anciens militants écologistes de la contre-culture américaine s’opposent à la densification résidentielle qui permettrait d’augmenter depuis une trentaine d’années l’offre de logements sociaux. Ils militent pour préserver les jardins partagés bio, dans des quartiers devenus hors de prix. Ailleurs, en Angleterre, on peut mettre dans le même lot la tentative maladroite d’une fraction du parti travailliste de s’éloigner d’un électorat issu de l’immigration, identifié comme musulman. Ils le font en brandissant de manière banale des questions de genre et de modernité très superficielles. A-t-on besoin de rappeler que cette fragmentation est extrêmement utile au capitalisme ? Nos identités étant segmentées, il devient très difficile de trouver des moments de fédération transversale où les similitudes prennent le dessus sur les différences. C’est un retour au système romain de divide et impera. Cela se répercute dans la manière avec laquelle s’établissent les enseignements, les pédagogies et les collaborations académiques, qui reposent assez fréquemment sur des agencements adaptés à des thématiques ou des nécessités particulières.
Christophe Catsaros : Avons-nous le droit d’être optimistes et de nous dire que ce qui est menacé, c’est le savoir établi et qu’il est juste en train d’être remplacé par des savoirs qui ne sont pas encore dominants ?
Fabrizio Gallanti : Oui, je serais assez optimiste. Là, je suis d’accord avec toi. Il suffit de penser à ceux qui, curieux, récusent la « tour d’ivoire » de la discipline pour explorer des lignes tangentielles. Concernant la cancel culture, pour moi elle n’existe tout simplement pas. C’est un fantôme qui est évoqué par des hommes aisés, vieillissants et blancs, un peu embêtés de ne plus pouvoir continuer à dire publiquement leurs conneries. Je crois que c’est assez sain de remettre en question les poncifs et les acquis qui nous ont été balancés pendant 30 ans.
Pour revenir à ce que disait Françoise sur la nouvelle génération, n’oublions pas qu’il y a cent ans, une autre nouvelle génération proposait également de repartir à zéro et de ne plus enseigner l’histoire de l’architecture. Il y a la fameuse anecdote des étudiants de l’École d’architecture de la Universidad Catolica à Santiago au Chili, dans les années 1940 qui brûlent les livres de Vignola, les traités de l’architecture classique à la base de l’enseignement très Beaux-Arts en vigueur dans la faculté. Après cet acte cathartique aux relents d’inquisition, ils quittent Santiago pour se rendre à Valparaiso et ouvrir une autre école alternative où l’on enseignera finalement l’architecture moderne. La réaction outragée ou ennuyée d’un étudiant de 21 ans à qui l’on demande aujourd’hui de relire Adolf Loos, me paraît finalement assez saine.
Cyril Veillon : Cela n’est pas sans rapport avec ce qu’affirme Alessandro Baricco dans Les Barbares savoir que ce qu’on appelle la barbarie aujourd’hui sera peut-être la civilisation de demain. L’invention du concept de barbarie est une réaction qui traverse de nombreuses cultures, de la Chine à l’Occident. Hérodote s’y intéresse déjà.
J’aimerais questionner Jean-Louis sur les différentes approches de l’histoire auxquelles il a dû faire face à son arrivée à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine à Paris. Il y avait une demande pour une valorisation patrimoniale nationale que vous avez interprétée de manière beaucoup plus ouverte et internationale. Cet épisode ne va pas sans évoquer une certaine frilosité actuelle à laisser l’histoire canonique s’ouvrir à de nouvelles dimensions et à des nouvelles formes du savoir.
Jean-Louis Cohen : Une page autobiographique : en montant la Cité de l’architecture et du patrimoine à Paris, j’avais hérité d’une institution dénommée Musée des monuments français, qui était un avatar du musée de sculpture comparée imaginé par Viollet-le-Duc en 1879. L’intuition de Viollet-le-Duc était qu’on ne pouvait pas décréter la « supériorité » de l’architecture française, mais qu’elle devait s’expliquer au travers d’une analyse cyclique qui l’opposerait siècle après siècle à l’architecture italienne. Son musée avait donc une dimension comparative internationale, et il avait d’ailleurs initié à la fin des années 1840 un projet comparatiste de collection européenne de moulages, commun à plusieurs musées. Quand j’ai monté la galerie d’architecture moderne et contemporaine, qui devait aller du XIXe au XXe siècle, je l’ai fait sur une base transnationale. Les nouveaux types d’architecture tels que les gratte-ciel devaient y avoir leur place. L’idée était de ne pas se contenter des paradigmes nationaux et d’aller chercher ailleurs ce qu’il fallait exposer pour déployer ce récit. François de Mazières, actuel maire de Versailles qui m’avait remplacé à l’époque, me l’a dit très simplement, presque innocemment : « Monsieur Cohen, votre projet de musée était quand même trop cosmopolite. » Cet épisode nous amène à repenser l’importance des crispations nationales, absolument étouffantes, qui persistent dans de nombreuses écoles d’architecture, département d’histoire ou d’histoire de l’art. C’est moins le cas dans certains pays dont le complexe national est plutôt fait d’infériorité que de supériorité. Je pense à l’Italie, où il y a depuis les années 1920, une très grande ouverture critique. On peut penser au travail d’Edoardo Persico et quelques autres. Cette question nationale est loin d’être révolue. En toute modestie, je pense être assez proche de ce propose Patrick Boucheron avec son histoire mondiale de la France.
Christophe Catsaros : J’aimerais demander à Philip Ursprung s’il voit dans la nouvelle sensibilité environnementale une évolution de la sensibilité politique marxiste qui a prévalu pendant une grande partie du XXe siècle. Y a-t-il un nouveau paradigme du politique en train de se mettre en place autour de l’écologie ?
Philip Ursprung : Si l’on essaye de mesurer ce changement à l’aune de l’énergie et des préoccupations des étudiants, c’est indéniable. Dès qu’on initie une réflexion sur l’anthropocène, avec des auteurs comme Anna Tsing, l’intérêt est tout de suite très grand. Ce sont des sujets sur lesquels ils veulent en savoir plus. Et puis, ils sont beaucoup plus intéressés à observer l’environnement au sens paysager que de comparer des centres-ville. La notion de l’urbain comme succession de skylines a donné place à l’intérêt pour le paysage, l’environnement ou les relations entre l’humain et le non humain. Les cinq dernières années, l’anthropologie et l’ethnologie retrouvent un nouveau souffle précisément parce qu’elles parviennent à intégrer des facteurs très variés. C’est un nouveau paradigme qui est en train de se former, et il ne faut surtout pas s’y opposer. Réduire l’architecture à ce qui a été construit en brique et en béton n’est plus recevable. La tendance qui consiste à construire des murs autour des disciplines est contre-productive. Il faut créer des opportunités pour apprendre de ce qui se passe dans d’autres domaines afin d’enrichir le discours architectural. Que les étudiants en viennent à contester les canons et notre enseignement est un signe de vie, après une longue période plutôt apolitique pendant laquelle ils se contentaient de consommer ce qu’on leur servait.
Jean-Louis Cohen : Sur cette question, il est peut-être utile de revenir à Jean Piaget et à son très beau concept d’assimilation. Je pense que l’enjeu pour l’enseignement de l’histoire en architecture n’est pas de mimer d’autres disciplines sur la question environnementale, mais d’en assimiler les pratiques cognitives, c’est-à-dire de se les approprier en les transformant. C’est un travail qui a été fait à plusieurs reprises, si l’on pense au structuralisme et à l’intégration des enjeux structurels et techniques dans les années 1960 – 1970.
Françoise Fromonot : C’est peut-être une chance que d’avoir face à soi une génération inquiète faisant preuve d’appétit créatif à l’égard de tous ces défis. Avec la crise climatique, énergétique, géopolitique et les nouveaux sujets qu’elle demande de considérer, les écoles d’architecture ont peut-être l’opportunité de redevenir des laboratoires intellectuels et projectuels. Pas seulement au niveau de la recherche officielle, du 3e cycle et des doctorats, mais sur l’ensemble du cursus. Après tout, ce fut un peu le cas dans les années 1970 avec la crise du modernisme et le retour à la ville.
Le pire serait de retomber dans l’attitude abasourdie qui a prévalu ces 30 dernières années à l’égard de la mondialisation, admirée ou critiquée pour les formes inédites qu’elle produisait au détriment d’une lecture productive de ses tenants et aboutissants programmatiques. Les écoles pourraient-elles reprendre la main en s’engageant par l’architecture dans la recherche de propositions alternatives, concrètes et théoriques, sans oublier les médiations qui permettraient à ces propositions de toucher la profession, les décideurs, et plus largement la société ? Ce serait vraiment dommage qu’elles se cantonnent à répercuter la doxa technico-industrielle qui domine aujourd’hui.
Philip Ursprung : Je suis tout à fait d’accord. Pour revenir au cas de Lausanne, le digital turn numérique est trop important pour le laisser aux seuls ingénieurs. La théorie architecturale a absolument le droit ou même le devoir de se mêler à cette discussion, d’en faire partie et de l’orienter.
Fabrizio Gallanti : Ne faudrait-il pas se demander quel type d’historien de l’architecture produisent les universités ? C’est une question que je pose à Philip, Françoise et Jean-Louis. Ne faudrait-il pas aussi revoir les modèles de doctorat, l’organisation par départements ? Si l’on avait plus de gens à la Reyner Banham, je crois que le travail serait beaucoup plus facile, notamment pour ce qui est de la possibilité de se déplacer entre champs disciplinaires et activités variés ; l’écriture, aussi pour des publics plus vastes, le commissariat et la recherche. Les mécanismes de reconduction des positions académiques dans les écoles génèrent une hyperspécialisation qui produit un type d’enseignant brillant, intelligent, mais dont les écrits ne seront pas lus par plus de 25 personnes. Si l’on pense qu’il faut réformer la pédagogie du projet pour faire évoluer les architectes, ne devrait-on pas commencer par ceux qui produisent le savoir ? J’ai la sensation que nos écoles sont très loin de ce dont nous avons besoin. Enfin quel type d’intellectuel et d’historien devrions-nous cultiver et promouvoir ?
Françoise Fromonot : Absolument. Cela dit, là encore, la montée des questions environnementales encouragera peut-être cette circulation interdisciplinaire et cette irruption de nouveaux contenus. Par définition, ces sujets sont propices à rebattre les cartes, puisqu’ils engagent simultanément, et de manière aiguë, de multiples domaines et compétences. L’architecture est par définition bien placée pour prendre les avant-postes de telles expérimentations pluridisciplinaires.
Le modèle qui consiste à professer en maître solitaire me paraît complètement obsolète, indépendamment de la qualité de l’enseignant. Un enseignement prospectif demanderait la constitution d’équipes enseignantes capables de faire éclore des projets de toute nature à la convergence de différents savoirs cherchant — mais en évitant l’instauration voulue vertueuse de spécialistes ou d’enseignants « consultants », calquée sur ce qui se passe dans la vie professionnelle des architectes. Nous avons constaté dans nos studios qu’en deux ou trois semaines de recherche historique et technique très intensive, et en s’adressant aux bonnes personnes, un petit groupe d’étudiants pouvait devenir un expert bien armé d’un sujet parfois éloigné de strictes questions d’architecture.
Un modèle un peu fantasmé d’un enseignement « hybride total » pourrait être celui institué par Ian McHarg à partir de la fin des années 1950 à Penn, après qu’il eut repris et réformé le département de landscape. Son séminaire était une sorte de table ouverte où intervenaient quasi quotidiennement botanistes ou écrivains, historiens ou géologues, biologistes ou urbanistes… On pourrait s’inspirer de ce bel exemple pour enseigner autrement, en dépassant les cloisonnements et la spécialisation.
Jean-Louis Cohen : On voit apparaître pas mal de travaux sur l’articulation de l’environnement et l’architecture. À part ça, il est vrai que le discours dominant en Amérique du Nord témoigne d’un goût prononcé pour la recherche sur la médiatisation de l’architecture. On sort d’une période de vingt ans qui a été marquée par l’hypertrophie des recherches sur les bouquins, sur les expositions, sur les expositions de bouquins, les bouquins d’exposition, avec parfois des travaux intelligents, imaginatifs, mais qui commencent à lasser par leurs mises en abîme très postmodernes. Je trouve qu’aujourd’hui l’on voit apparaître des linéaments d’autres discours, par exemple tous ces travaux qui se penchent sur le non-Européen en matière d’histoire et d’architecture. Ce qui me semble intéressant, ce serait de faire des hypothèses plus fraîches en prenant acte de cette nouvelle géographie thématique. Et si les questions de l’environnement et les questions numériques étaient prises au sérieux sans pour autant que les autres ne soient évacuées ? Ce serait une manière positive de répondre au hoquet institutionnel du recrutement raté de Lausanne.
Philip Ursprung : Sur ce point, je voudrais juste défendre la thèse doctorale qui n’est lue de personne, parce que je crois profondément à ce modèle de liberté académique qui donne aux chercheurs le choix de décider eux-mêmes du sujet sur lequel ils vont passer trois ans, indépendamment de savoir s’ils seront lus ou pas. Cette indépendance est une force, qui leur permet d’ensuite faire des expositions, d’écrire des critiques, et de naviguer entre différents domaines du savoir. Ce qu’il faut éviter à tout prix c’est le système des chasses gardées. Il ne faut pas laisser faire ceux qui ne cherchent qu’à reproduire leurs valeurs et utilisent les moyens qui leur sont fournis juste pour ériger des murs. Cette façon autocratique de délimiter des champs du savoir doit être brisée.
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