L’Arc de Triomphe, emballé et anticolonialiste
Durant son installation du 18 septembre au dimanche 3 octobre, il fut de tous les écrans, médias et dans toutes les bouches : L'Arc de Triomphe, Wrapped œuvre posthume du couple Christo et Jeanne-Claude n'aura laissé personne de marbre, et tant mieux. Andreas Ruby, critique, professeur et éditeur, directeur du Swiss Architecture Museum S AM à Bâle depuis 2016, partage avec AA ses réflexions sur les potentialités politiques de rendre muet un bâtiment du XIXe siècle à la gloire des conquêtes napoléoniennes.
Plus tôt cette semaine, l’Arc de Triomphe emballé par Christo et Jeanne-Claude a disparu mais je crois que le bâtiment ne sera plus jamais le même pour moi. Il s’est passé quelque chose pendant cette transformation temporaire que je ne peux plus oublier. L’emballage de l’Arc de Triomphe m’a fait comprendre pourquoi j’ai toujours eu du mal à trouver ce monument beau. C’est sa dissimulation par l’art qui a rendu flagrant le geste pompeux de se féliciter d’une victoire militaire. Puissamment assourdi par un effet de distanciation, presque humiliant, le monument a commencé à sonner creux et a complètement changé de sens. J’avais l’impression de me tenir devant un mur de la honte. Honte de la douleur et de la souffrance indicibles infligées à des millions et des millions de personnes par la colonisation brutale de leurs pays et l’extraction forcée de leurs ressources dans le cadre du projet politique occidental de domination du monde. Même si le but immédiat de l’Arc de Triomphe était de glorifier la victoire de l’armée française sur une alliance de troupes autrichiennes et russes lors de la bataille d’Austerlitz en 1805, le monument en est venu à incarner bien plus que cela. Il représente la mission politique de Napoléon de conquête du monde et, par extension, le concept d’impérialisme dans son ensemble. En 1830, six ans avant l’achèvement de l’Arc de Triomphe, la France envahit et conquiert Alger. Cet acte d’agression militaire a marqué le début du deuxième empire colonial qui allait soumettre toute la région du Sahara et la majorité de l’Afrique occidentale et centrale à la domination politique de la France.
Sous l’Arc de triomphe, plusieurs plaques commémoratives rappellent la vie de soldats français ayant participé à différentes guerres de l’histoire de France. L’une d’entre elles commémore les victimes françaises de la guerre d’Algérie (1952-1962), au cours de laquelle l’armée française a tenté (et finalement échoué) d’empêcher l’indépendance de l’Algérie. J’aime la France, ses habitants, sa langue, sa culture et ses paysages. J’y ai vécu et étudié et j’y viens plus souvent que dans tout autre pays. En tant qu’Allemand, je suis douloureusement conscient de la difficulté que peut avoir une nation à affronter son histoire. Mais comme toute vie humaine prise dans une guerre est une raison de pleurer, je me demande si l’Arc de Triomphe ne serait pas un endroit adéquat pour reconnaître également les soldats et les civils algériens qui ont perdu la vie pendant la guerre d’Algérie en essayant de libérer leur pays de la domination coloniale de la France. Ainsi que les vies de plus de 200 Algériens qui, au cours d’une manifestation de 30 000 Algériens sans armes à Paris le 17 octobre 1961, ont été pourchassés, abattus et leurs cadavres jetés dans la Seine par la police française sous le commandement de Maurice Papon, un collaborateur principal des Nazis sous le gouvernement de Vichy, responsable de la déportation de 1 560 Juifs de France vers les camps de concentration allemands. Alors que je contemplais l’Arc doucement enveloppé dans son tissu argenté aux couches savoureuses, gracieusement balayé par le vent, il s’est peu à peu mu en un monument différent — non plus un monument en l’honneur d’un quelconque triomphe, mais en l’honneur d’une perte.
Pour moi, l’Arc de Triomphe ainsi emballé est devenu un monument à la décolonisation dans lequel le monde occidental tout entier doit s’engager de toute urgence, avec un engagement honnête et véritable. C’est un projet qui peut commencer à gagner en crédibilité par l’acceptation du mal et du préjudice qui ont été causés et par un geste d’excuse et de respect envers ceux qui ont laissé leur vie. Pour moi, l’Arc emballé a fait cela magnifiquement. Non pas avec colère ou vengeance, car ce sont des emportements inutiles qui ne font que rappeler les histoires que nous devons surmonter, mais avec douceur et empathie. Je suis allé deux fois sur la place de l’Étoile, lors de son dernier week-end, y restant quelques heures à chaque fois. J’ai été témoin d’un impact viscéral dont une photographie ne peut rendre compte, mais que je ne pouvais que ressentir en me tenant devant et sous cette énorme structure. Je suis vraiment reconnaissant d’avoir pu voir ce projet unique. Et même s’il a désormais disparu physiquement, j’espère qu’il restera dans nos cœurs et nos mémoires pour nous inspirer et nous donner les moyens d’agir différemment des gens du passé. Par conséquent : merci Christo et Jeanne-Claude, pour cette expérience inoubliable et positivement troublante.
Andreas Ruby
L’Arc de Triomphe, Wrapped © Christo and Jeanne-Claude
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