Avis d’avocat : formes naturelles
L'architecture dans l'œil du juridique : à l'invitation de L'Architecture d'Aujourd'hui, le cabinet d'avocats Loyseau de Grandmaison, expert en conseil et contentieux du droit de la propriété intellectuelle, du marché de l'art et des affaires, a accepté de rédiger pour AA plusieurs articles pour lire autrement l'architecture.
Après "Protéger le design", et "Réhabilitations et droits d'auteur", Diane Loyseau de Grandmaison et Tiphaine Aubry, avocats au Barreau de Paris, se penchent, en lien avec le numéro 446 d’AA sur l'architecture en milieu extrême, sur la question de l’appropriation des formes naturelles par les architectes, qui soulève la question des droits d’auteur.
L’appropriation des formes naturelles par les architectes
les prive-t-elle de leurs droits d’auteur ?
Les architectes ont constamment cherché à nourrir le dialogue entre architecture, nature et paysage, phénomène amplifié par nos préoccupations contemporaines de lutte contre le dérèglement climatique et l’artificialisation des sols.
Des architectures inspirées de formes naturelles, sources inépuisables d’emprunts depuis l’Antiquité, aux architectures organiques en harmonie avec leur environnement, conceptualisées et défendues par les stars-architectes tels que Frank Lloyd Wright, Tadao Ando ou encore Kengo Kuma, en passant par des constructions durables et écologiques, la nature est omniprésente dans l’architecture.
Frank Lloyd Wright, Fallingwater House, 1939
Pourtant, cette notion d’appropriation des formes naturelles par les architectes est source de réflexions au regard du droit d’auteur, qui certes protège toutes les œuvres de l’esprit [1], dont les œuvres architecturales [2], mais à la condition essentielle qu’elles soient originales, c’est-à-dire, au sens de la jurisprudence, marquées de l’empreinte de la personnalité de leurs auteurs.
Ainsi, l’intervention de l’homme parait être une « exigence qui traverse la propriété intellectuelle » [3] et plus encore, cette intervention doit être formalisée par l’auteur de façon originale [4], ce qui logiquement devrait exclure de la protection par le droit d’auteur les œuvres architecturales dont l’originalité, si ce n’est la singularité, est de prime abord caractérisée par les éléments naturels et préexistants qui la composent (grotte, tronc d’arbre, abri naturel) et qui résulte donc essentiellement de l’intervention de phénomènes naturels, des animaux ou même de machines.
Cette exclusion de la simple idée et de l’existant naturel, du périmètre (carré) de la protection par le droit d’auteur, prive-t-elle pour autant de tous droits les architectes qui revendiquent justement l’absence de geste architectural [5] ou dont les œuvres visent à reproduire ou imiter des phénomènes ou évènements naturels ?
Pas nécessairement et heureusement !
Qui oserait nier la protection par le droit d’auteur des créations architecturales biomimétiques de la Sagrada Familia de Gaudi, ou de l’Esplanade Theater de DPA et MWP, inspirée par la forme du durian, au seul motif que ces œuvres ont été inspirées de la nature ?
DP Architects, Michael Wilford & Partners, Esplanade – Theatres on the Bay, Singapour, 2002
Il n’en demeure pas moins que pour défendre les droits des architectes adeptes du geste architectural minimaliste devant les juridictions, il nous faut parvenir à démontrer que leur approche, certes conceptuelle, s’est « formellement exprimée dans une réalisation matérielle originale », impliquant « des choix esthétiques traduisant leur personnalité » [6].
En somme, la défense des droits d’auteur de l’architecte nous impose d’identifier, au-delà de l’existant et/ou du naturel, ses apports créatifs formalisés de façon originale et de démontrer en quoi ces apports n’étaient ni évidents ni nécessaires, mais constituaient des choix personnels exprimant la propre personnalité de l’architecte.
Du point de vue juridique, cela génère nombre de questionnements pratiques et ludiques [7].
Est-il plus facile de démontrer les droits d’auteur de l’agence d’architecture INCA sur l’aménagement du sanctuaire de Lourdes, la grotte de Massabielle ou sur la fameuse Fallingwater House de Frank Lloyd Wright ?
Quels sont les éléments protégés par le droit d’auteur dans le projet architectural Giant Sequoia Skyscraper des architectes sud-coréens Ko Jinhyeuk, Cheong Changwon, Cho Kyuhyung et Choi Sunwoong, consistant à aménager l’espace vide de troncs de séquoias géants en construisant un noyau central et une structure extérieure attachée à l’écorce ?
Ko Jinhyeuk, Cheong Changwon, Cho Kyuhyung, Choi Sunwoong, The Monument of Giant, concours Evolo, Honorable Mention, 2017 Skyscraper Competition
Peut-on s’approprier les mérites du vivant et revendiquer un monopole d’exploitation sur l’idée même d’aménager des troncs d’arbres ou sur celle de s’inspirer de la forme d’une termitière pour créer un projet architectural ? A priori non, au regard de la jurisprudence, l’idée de l’exploitation du tronc d’arbre en tant que telle ne devrait pas être protégeable au titre du droit d’auteur, seules les caractéristiques originales de cet aménagement pourraient être protégées.
En conclusion, si la nature et le vivant doivent demeurer des sources communes, libres et universelles d’inspiration et si tout architecte doit pouvoir utiliser, imiter ou reproduire des formes et phénomènes naturels dans ses projets sans se heurter à un droit d’auteur antérieur, cela ne l’autorise pas pour autant à reproduire, au-delà de ces formes et phénomènes naturels, les apports créatifs originaux de ses prédécesseurs, qu’il devra s’efforcer d’identifier, car ils sont, quant à eux, protégés.
Diane Loyseau de Grandmaison et Tiphaine Aubry
Avocats au Barreau de Paris
www.cabinetldg.fr
[1] Articles L.111-1 et suivants du Code de la propriété intellectuelle
[2] Article L.112-2 al 7 du Code de la propriété intellectuelle.
[3] Vivant Michel, Bruguière Jean-Michel, Droit d’auteur et droits voisins, 4e édition, Dalloz, 2019
[4] Civ. 1re, 25 mai 1992, n°90-19.460
[5] Chevalier Vincent, CO-VIDES, Pavillon de l’Arsenal, 2019
[6] Cass. Com. 29 nov. 1960, RTD Com, 1961, 83, Desbois ; Civ. 1re, 13 novembre 2008, n° 06-19.021
[7] Certes pour un avocat…