Filmer l’architecture : entretien avec Giovanna Borasi et Fabrizio Gallanti
Dans le cadre d'Atmosphérique, filmer l'architecture, la toute dernière exposition d'arc en rêve sur le rôle croissant de l’image en mouvement dans la restitution de réalités et de situations architecturales, Christophe Catsaros s'est entretenu avec Giovanna Borasi, directrice du Centre Canadien d'Architecture, et Fabrizio Gallanti, directeur d'arc en rêve. L'entretien porte sur les stratégies curatoriales qui sous-tendent l'importante production cinématographique de l'institution montréalaise.
Propos recueillis par Christophe Catsaros
Christophe Catsaros : Le film peut-il être considéré comme un moyen supplémentaire d’exprimer une situation architecturale, au même titre que le dessin technique, la maquette, le texte d’analyse et la photographie ? Comment le film se compare-t-il aux autres techniques ?
Giovanna Borasi : Je pense que la relation entre le medium filmique et l’architecture a toujours existé. On pourrait même dire que l’architecture est présente dans tous les films. Même si ce n’est pas le sujet du film, n’importe quel film traite indirectement d’architecture. C’est un sujet qui a donné lieu à une abondante production théorique. Les films documentent des lieux, des contextes, des situations, et c’est déjà de l’architecture.
Inversement, le film peut aussi instruire ou compléter une pratique architecturale. Le film peut permettre à l’architecte de mieux comprendre le contexte d’un projet. Il peut aussi l’aider à concevoir comment les utilisateurs vont se servir de son projet. C’est un moyen d’informer sur le contexte au sens large. Tout ce qui entoure un projet architectural peut devenir un acteur ou une composante d’un film. Dans un dessin, il faut se limiter au point de vue de l’auteur du dessin, à son idéologie, à sa façon de voir. Dans un film, il y a beaucoup d’autres forces qui entrent en jeu. C’est par définition plus collaboratif et donc pluriel.
CC : Y a-t-il une évolution dans la pratique, avec de plus en plus d’architectes qui utilisent le film comme moyen pour documenter ou renseigner leurs projets ?
GB : Oui, beaucoup de bureaux utilisent maintenant le film. Le fait qu’ils soient générés numériquement aide à la diffusion de cette pratique qui permet en quelques minutes de transmettre un concept ou une esquisse de projet. Malheureusement, c’est encore un peu trop un outil de communication, plutôt que d’être entre les mains de l’architecte qui travaille sur le projet.
C’est une pratique qui progresse cependant, et de plus en plus de concours demandent des contributions filmiques, pour aider les jurys à se faire une idée plus rapidement que par les moyens conventionnels de représentation architecturale.
CC : Il y a une évolution historique du film dans le domaine de l’art, avec des moments clés. L’art vidéo a ses propres historiens, ses institutions consacrées et ses propres repères. Doit-on commencer à penser l’architecture de la même manière en ce qui concerne le film ?
GB : On ne peut pas encore comparer ce qui se fait en architecture avec ce qui se fait en art contemporain. Nous sommes encore dans une phase rudimentaire. Et même si on le voulait, on pourrait difficilement atteindre la même ampleur, puisqu’en architecture, le film reste confiné à sa fonction documentaire, ce qui n’est pas le cas en art contemporain, où le film est un mode de production à part entière, et de ce fait beaucoup plus libre.
Inversement, si l’architecture a toujours été présente dans le film documentaire, l’objectif n’était pas forcément de montrer l’architecture. On pourrait évidemment évoluer vers des formes filmiques qui cherchent à traduire la poétique d’un projet sans avoir nécessairement à la documenter.
Fabrizio Gallanti : Par rapport à cette question, il peut être intéressant de s’interroger sur les moyens de circulation des films. Il y a la distribution numérique sur des plateformes de streaming, et il y a aussi des films conçus pour être montrés dans un contexte d’exposition. Pour un producteur comme le CCA, la production est-elle conditionnée par les modes de circulation, comme c’est le cas pour l’art contemporain, ou visez-vous un format générique qui puisse s’appliquer à tous les formats de distribution ?
GB : Les deux coexistent. Certains des films que nous avons réalisés ont été déterminés par la distribution numérique, tandis que d’autres ont été conçus pour être la partie filmique d’une exposition. D’autres encore, comme celui que nous venons de réaliser avec Joyce Joumaa, commissaire émergente 2021–2022 au CCA (L’inertie du vide, 2022), sont conçus pour être autonomes. Ils circulent dans les festivals et sont montrés dans différents formats. L’un de ces formats était l’installation dans les espaces du CCA. Donc, même dans le cas d’un film conçu pour circuler, le format « exposition » n’est pas exclu. Le film était parfaitement autonome et n’avait pas forcément besoin d’être cadré dans un contexte d’exposition. Le fait de le diffuser dans un tel contexte était un choix. En conclusion on pourrait dire qu’il s’agit pour nous d’appliquer au film la même approche à long terme qui prévaut pour l’édition d’ouvrages. Une publication peut avoir plusieurs vies et doit durer dans le temps. Pour l’instant, nous n’avons pas de stratégie définitive. Nous sommes en train de tester la compatibilité de cette approche à la production de films.
FG : Le milieu des musées comme celui de la production filmique sont des univers très codés, avec des hiérarchies, des fonctions et des procédures très précises. Avez-vous appris quelque chose de votre fréquentation du milieu du film ? Y a-t-il des références structurelles et organisationnelles que vous auriez essayé de transposer d’un domaine à l’autre ? Y-a-t-il un learning from filmmakers dans votre cas ?
GB : En effet, nous sommes arrivés dans cet univers un peu par hasard, même si l’idée de passer commande à des cinéastes a été présente très tôt. Ce fut déjà le cas pour l’exposition Mies en Amérique sous le commissariat de Phyllis Lambert (2001). Ce fut également le cas lorsque Francesco Garutti, qui est actuellement notre directeur des programmes, a proposé de faire un film (Misleading Innoncence: Tracing What a Bridge Can Do, 2014) alors qu’il était commissaire émergent 2013-2014 au CCA. Pour ce faire, nous avons dû mettre en place un système hybride, avec un tandem composé d’un réalisateur et d’un curateur qui oriente le film dans la direction souhaitée. Celui qui oriente le film dans son contenu n’est pas forcément celui qui produit la trame narrative et le story-board.
Ils sont plutôt en dialogue et le film se fait entre eux.
C’est une manière institutionnelle de faire un film qui n’est pas exactement la même que celle des collectifs d’architectes radicaux des années 70, comme Superstudio, qui utilisaient le médium pour exprimer un concept. Le CCA n’est pas seulement un producteur, mais aussi en partie un concepteur, puisque pour certains films, la recherche a été effectuée par l’équipe curatoriale.
CC : Votre stratégie autour du film peut-elle être considérée comme une ouverture plus large de l’architecture à d’autres disciplines telles que la sociologie, l’art, l’économie et l’environnement ?
GB : L’objectif du CCA a toujours été de considérer l’architecture en relation avec d’autres domaines du savoir et de l’actualité de la société. L’idée est aussi de montrer comment l’architecture peut être un levier pour intervenir dans tous ces domaines, ou pour améliorer des situations qui méritent d’être changées. C’est aussi un moyen d’associer à un projet d’autres voix que celles des maîtres d’œuvre et d’ouvrage : politiques, usagers, acteurs culturels et sociaux. C’est une façon d’ouvrir les acteurs et les facteurs qui entrent en jeu dans la composition d’un projet.
Le film simplifie la présentation de situations qui peuvent être très complexes à expliquer à un public non averti. Daniel Schwartz, qui a réalisé les trois films de notre récente trilogie – What It Takes To Make a Home (2019), When We Live Alone (2020), Where We Grow Older (2023) –, avait cette idée que ce n’est pas aux spécialistes et théoriciens d’expliquer certaines situations, mais plutôt à ceux qui les vivent. Seul un sans-abri peut rendre compte de ce que c’est que de dormir dans la rue.
Il y a quelque part cette idée que l’architecte va forcément traduire les problématiques sociétales qu’il aborde. Son appréhension est toujours filtrée par son approche. Le film est l’occasion de créer un contre-champ et de confronter cette expertise à un avis ou un jugement extra-architectural.
L’idée serait d’aller vers une forme d’accès direct, de réduire la distance entre la personne qui vit une situation et le commissaire ou le chercheur qui l’expose au grand public. L’intérêt de faire des films, pour une institution comme le CCA, est de donner une prise directe sur la réalité, là où le public n’en aurait pas forcément d’emblée.
FG : Avez-vous un retour sur la réaction des gens qui voient vos films, sur des questions sociales liées à l’architecture ?
GB : Ce genre de retour est difficile à obtenir, mais j’ai remarqué à plusieurs reprises à quel point les gens peuvent être surpris de l’importance de l’architecture dans sa façon de structurer certaines situations sociales.
Le film nous donne un accès plus direct à certaines questions. Il est facile de se sentir plus impliqué dans les questions abordées dans un film documentaire. Plus par exemple que par le biais de données affichées dans une exposition. Il est plus facile d’éprouver de l’empathie avec un film qu’avec un graphique de données.
CC : Le film permet d’appréhender le réel. L’excès de ressources filmiques déréalise-t-il, dans une certaine mesure, le réel ? La situation que nous vivons avec des caméras quasi omniprésentes partout où il se passe quelque chose, a-t-elle pour conséquence l’effet inverse, à savoir de nous faire perdre pied dans le réel ?
GB : La culture du film n’est pas la seule responsable de cette déréalisation. Il y a une prolifération de reportages professionnels et amateurs sur certains sujets, ce qui les banalise.
Notre travail relève davantage du montage, dans le sens où il ne s’agit pas seulement d’ajouter à cette prolifération, mais de trier, de sélectionner, de réassembler. Faire un film, c’est composer, sélectionner, supprimer aussi. Après, en architecture, il y a des modes, et on est peut-être dans une tendance qui va décliner une fois que le pic sera franchi.
FG : Y a-t-il des considérations pratiques dans le choix du médium filmique, notamment en termes d’économie de moyens ? Faire un film aujourd’hui coûte beaucoup moins cher qu’il y a vingt ans. La technologie a rendu le film plus accessible. Comme ce fut le cas pour la photographie, qui a explosé lorsque le coût de production a radicalement baissé.
GB : C’est un facteur déterminant, bien évidement. Nous avons eu accès à des financements conditionnés par le caractère innovant du projet, d’où le choix de faire un film. Ensuite, la possibilité d’externaliser certaines tâches comme le montage a facilité les choses. En termes de coûts, produire un film est finalement assez proche de l’édition d’un livre.
CC : Les films de fiction peuvent aussi documenter involontairement des situations architecturales. Comment ces archives involontaires se situent-elles par rapport aux documentaires architecturaux au sens strict du terme ?
GB : Cela peut servir de support de recherche, mais pour l’instant ces deux volets, fiction et documentaire, ne se croisent pas vraiment. Les films d’architecture peuvent-ils intéresser en dehors du cercle d’initiés qui fréquentent les festivals ? C’est une question qui se pose. Les films réalisés par les architectes eux-mêmes peuvent être assez austères de ce point de vue, tout comme les dessins d’architecture. C’est une expérience médiatisée plutôt inaccessible pour le grand public.
FG : Le CCA a été très attentif à la question des outils et du travail qu’ils permettent. Dans la palette des outils de transmission, et pour répondre aux attentes à la fois esthétiques et quasi scientifiques du public, le film est-il plus efficace que d’autres médias plus conventionnels ? S’adresse-t-il plutôt à ceux qui voient dans un centre d’architecture une sorte de centre d’art contemporain, ou plutôt à ceux qui l’apparentent à un musée des sciences ?
GB : Le film permet de superposer une narration à des images qui documentent une situation. Le format facilite la compréhension. Cette simultanéité est très précieuse pour la compréhension. Les documentaires sont plus efficaces pour convaincre, voire ébranler les certitudes. En ce sens, le film est un outil précieux. Cela s’observe dans ce que les gens regardent. Les films captent davantage l’attention du public que les photographies.
Cela ajoute une dimension de responsabilité pour l’institution que nous sommes, de ne pas abuser de ce média. Il faut l’utiliser avec prudence.
Giovanna Borasi, directrice, Centre Canadien d’Architecture
Architecte, rédactrice et conservatrice, Giovanna Borasi s’est jointe au Centre Canadien d’Architecture (CCA) en 2005 en tant que directrice associée des programmes. Elle a ensuite occupé les postes de conservatrice de l’architecture contemporaine (2011-13) et de conservatrice en chef (2014-20) avant de devenir directrice et conservatrice en chef en 2020. À ce titre, elle supervise les trajectoires curatoriales et les processus de réévaluation institutionnelle du CCA.
Le travail de Mme Borasi explore des façons de faire de l’architecture qui remettent en question la définition conventionnelle de l’architecte et qui sont au cœur de la dialectique entre le changement sociétal et architectural. Elle a étudié l’architecture au Politecnico di Milano (1996), a travaillé comme rédactrice de Lotus International (1998-2005) et Lotus Navigator (2000- 2004), et a été rédactrice en chef adjointe d’Abitare (2011-2013). Parmi les principaux projets récents de Borasi, en tant que commissaire, l’exposition et le livre Une portion du présent : les normes et rituels sociaux comme sites d’intervention architecturale (2021), et Cher Architect, une série de films documentaires en trois parties : What It Takes to Make a Home (2019), When We Live Alone (2021) et Where We Grow Older (2023), observant l’architecture contemporaine face aux changements démographiques importants. Elle contribue régulièrement à des publications d’architecture internationales, des ateliers, des cours universitaires, des comités et des symposiums.