Trumpisme, néoclassicisme et architecture comme propagande
Dans un article initialement publié sur le site Platform en mai 2021, l’historien et chercheur américain Michael R. Allen, professeur invité à la West Virginia University, revenait sur le décret de Donald Trump du 23 décembre 2020, ordonnant que tous les nouveaux bâtiments gouvernementaux fédéraux adoptent un style néoclassique. Cette décision s’inscrivait dans une longue campagne de la droite américaine contre l’architecture « laide ». Bien que cette ordonnance n’ait duré que deux mois avant d’être annulée par Joe Biden, elle a mis en lumière un phénomène plus large, lié à l’usage de l’architecture comme outil de propagande politique.
Alors que Donald Trump s’apprête à revenir à la Maison Blanche, AA propose une traduction de cet article.
Michael R. Allen
Au terme d’un mandat présidentiel au cours duquel les déclarations incendiaires n’ont été que lentement – voire jamais – transformées en politiques précises, Donald Trump a ordonné par décret, le 23 décembre 2020, que tous les nouveaux bâtiments du gouvernement fédéral seraient néoclassiques et que les agences fédérales des États-Unis devraient démolir les bâtiments fédéraux modernistes ou les transformer. Intitulé Promoting Beautiful Federal Civic Architecture [décret pour la promotion d’une belle architecture civique fédérale, NDLR], le décret a même conduit à la création d’une nouvelle commission, chargée de veiller à ce que l’administration des services généraux (GSA) maintienne le style néoclassique au nom du « peuple ».
Cela faisait des années que Trump menaçait de prendre un tel décret, à la suite d’une longue croisade de la droite contre l’architecture non classique. Le décret a suscité une vive opposition de la part de l’American Institute of Architects, de Docomomo US et d’autres organisations. Fort heureusement, cette politique n’aura duré que deux mois avant d’être annulée par le président Joe Biden. Pourtant, la doctrine nationaliste blanche est loin d’être morte. Le récent appel à la création d’un caucus « America First » au sein des membres du parti républicain de la Chambre des représentants incluait une approbation de « la valeur architecturale, technique et esthétique qui sied aux descendants de l’architecture européenne […] d’une beauté stupéfiante, classique, qui sied à une puissance mondiale et à une source de liberté ».
Au cœur de ces affirmations, de vieux mythes sur l’élitisme supposé du modernisme et de ses descendant·es. Après des ébauches divertissantes dans lesquelles l’architecture brutaliste et déconstructiviste était purement et simplement interdite, le décret de Trump a plutôt répété et enflammé les allégations habituelles de snobisme architectural. « L’architecture fédérale qui en résulte impressionne parfois l’élite architecturale, mais pas le peuple américain que les bâtiments sont censés servir » peut-on lire dans le décret. Dans la vision du monde de Trump, tout, du bâtiment fédéral déconstructiviste aux murs-rideaux de San Francisco conçu par Morphosis (2007), à l’imposant bâtiment brutaliste en béton J. Edgar Hoover conçu par C.F. Murphy & Associates à Washington, D.C. (1964), incarne une souche abominable de déviationnisme.
Morphosis Architects, San Francisco Federal Building, 2020
Alors que le décret est un exemple de la cancel culture si souvent décriée par Trump, il trouve ses fondements sur une litanie d’attaques générales contre le modernisme défendues par des écrivains comme Tom Wolfe, Roger Scruton et Catesby Leigh, ainsi que par le président de la Commission des beaux-arts des États-Unis, Justin Shubow, qui aurait rédigé le décret pour Trump. Cette communauté a longtemps assimilé les architectures échappant aux règles du classicisme – et même, dans le cas du postmodernisme, nombreuses architectures qui s’en revendiquaient – à une trahison de l’humanisme et de traditions esthétiques présumées inhérentes à la démocratie. Mais, entre les mains de Trump, ce conservatisme ignorant et nostalgique s’est transformé en un décret autoritaire et pernicieux, imposant une limite à la conception des bâtiments institutionnels qui reflète justement sa vision d’une politique idéologiste entendant limiter les droits citoyens, la diversité culturelle, la conscience sociale et l’expression artistique.
Bien sûr, Donald Trump n’a pas inventé le recours à l’architecture comme outil de propagande aux États-Unis, mais son décret figure une première décision dictatoriale. Depuis le recours aux classicismes grec et romain, aux XVIIIe et XIXe siècles, pour évoquer la stabilité et le raffinement, en passant par l’adoption, au XXe siècle, du style paquebot et de l’Art déco pour évoquer la bonne foi progressiste du New Deal de Roosevelt, jusqu’au déploiement du modernisme à l’époque de la guerre froide pour démontrer l’efficacité de l’État-providence et la supériorité technologique de la nation, le gouvernement américain a toujours employé l’architecture de manière symbolique et souvent tactique. Pourtant, la nation n’avait jamais par le passé fait l’objet d’un décret aussi réducteur. La plupart de ces précédentes associations étaient plutôt le fruit d’influences plus modérées, et presque jamais exercées par le président lui-même.
Imposer le néoclassicisme n’a guère de sens. La vision propagandiste du classicisme réduit le style à un simple programme de détails : des colonnes, des frontons et des figures, des travées accueillant de vastes baies et des formes appréciées pour leur seule symétrie. Les nationalistes blancs semblent ne rechercher que l’effet du classicisme : un ensemble simplifié de caractéristiques visuelles, dépourvu de sa complexité historique réelle.
L’historien d’architecture John Summerson, figure d’autorité en matière d’architecture classique, écrit : « L’histoire de l’architecture classique est marquée par une série de principes sur les éléments essentiels de l’architecture, et ces principes s’accordent depuis longtemps, au point que nous pouvons dire que le but de l’architecture classique a toujours été de parvenir à une harmonie manifeste de ses composantes. »1 Cette harmonie ne repose toutefois pas simplement sur les aspects esthétiques d’un style. Comme le développe Summerson, le travail d’avant-garde des pionniers du mouvement moderne Peter Behrens et Auguste Perret, avec l’attachement à l’ordre et à la symétrie qu’on leur connaît, s’inscrit parfaitement dans le paradigme classique.
Dans la jeunesse des États-Unis, en revanche, le classicisme représentait un acte de résistance contre l’autorité. Pour servir cette nouvelle nation qui se rêvait en laboratoire de la démocratie républicaine, sans égale depuis la Rome antique, ses architectes avaient jugé bon de se détourner des critères classiques vitruviens – alors revisités dans les textes plus contemporains de Serlio, Palladio et consorts. Les architectes américains leur avaient préféré l’intérêt des Lumières pour la nature et la science, le primitivisme de Marc-Antoine Laugier, l’architecture parlante de Claude-Nicolas Ledoux et d’Étienne-Louis Boullée et les dernières trouvailles des archéologues sur les architectures classiques grecques et romaines. Pour l’historien de l’architecture Dell Upton, le classicisme américain cherchait à convoquer la raison à la lumière de ces nouvelles sources, jugées supérieures à l’imitation systématique, afin de permettre à l’architecture de cette nouvelle nation une rupture avec le passé et l’établissement d’une nouvelle tradition capable d’englober le pluralisme et l’imagination de l’architecte.2
L’entrée principale du Capitole des États-Unis sur la façade est, 2019
Pour s’en convaincre, il suffit de regarder le Capitole des États-Unis – qui, sans surprise, a été la cible de l’occupation par les nationalistes blancs lors de l’insurrection du 6 janvier 2021. Ce bâtiment, agrandi et remodelé à plusieurs reprises, est l’un des exemples néoclassiques les plus emblématiques de la nation et semble, à première vue, incarner l’idéal trumpien. Pourtant, sa silhouette, bien qu’elle revendique une influence du classicisme grec, est loin d’être épurée. Le Capitole trahit certains attributs de l’antiquité classique, comme les ordres des colonnes, et inclut notamment des éléments de l’antiquité romaine. Il incorpore également des éléments issus des mouvements baroques européens, ainsi que des représentations des cultures de rentes étasuniennes (maïs, coton et tabac) dans les chapiteaux des colonnes. Cette hybridité maladroite a conduit Upton à décrire le bâtiment comme « décousu, disgracieux »3.
William Thornton, Capitole des États-Unis, projet Tortola.
Elévation de la façade avec dôme central et lanterne. Rendu de concours.
La conception du bâtiment relate par ailleurs une certaine forme d’hypocrisie : le projet initial de l’architecte américain William Thornton, lauréat du concours de 1792, proposait un édifice évoquant une « country house » géorgienne pourvue de dépendances ; or, l’architecte transforma assez tôt ce plan en celui d’un palais néoclassique réunissant deux organes disparates : le Congrès bicaméral d’une part, et des bureaux, de l’autre, sous couvert d’une conception apparemment unie et symétrique surplombée par un dôme inspiré du Panthéon de Rome. Mais une dissonance subsiste entre les deux élévations du bâtiment, pour lesquelles Thornton a imaginé, à l’est, une entrée formelle, et, à l’ouest, face au National Mall, un tempietto plus monumental – un écart qui témoigne des tensions, dans ce pays naissant, entre l’urbain et le pastoral, ou, comme l’écrit l’historien de l’architecture Peter Minosh, un « décalage visuel frappant entre les sites de production et ceux de la représentation institutionnelle. »4 En effet, non seulement le Capitole a-t-il été construit grâce au travail de personnes esclaves, mais l’aspect pastoral de son site d’implantation n’a été permis qu’à la suite du déplacement de l’agriculture de plantation en dehors du périmètre du nouveau district de Columbia.
William Thornton, Capitole des États-Unis, Washington, D.C. Élévation est, dôme bas, 1793
William Thornton, projet révisé pour l’élévation ouest du Capitole, 1794
Ces dernières années, certains historiens se sont fait l’écho de récits faisant état des dissonances du classicisme américain ; pour eux, les contradictions du projet des Lumières aux États-Unis sont manifestes. Mais les militants conservateurs se sont engagés dans un récit décomplexé qui favorise la hiérarchie sociale et raciale. L’idée que les architectes suppriment les références aux anciens symboles du pouvoir et de la richesse les heurte, de même que toute allusion au progrès social ou à la reconnaissance de l’ensemble des acteurs et actrices qui façonnent le monde. Ils ne reconnaîtront jamais, par exemple, les contributions des Noirs américains à la conception et à la construction du classicisme. L’utilisation du néoclassicisme par Trump reposant sur un passé fictif, l’avenir qu’il envisage ne peut que laisser présager du danger qui résiderait dans la possible institutionnalisation de ce mouvement. Le néoclassicisme en tant que propagande masque une opposition idéologique à la démocratie réelle et à la dignité humaine.
L’opposition à la promotion d’une « belle architecture civique fédérale » a été rapide. Malheureusement, elle a été entravée par la connivence de certains architectes avec la richesse et le pouvoir. L’une des critiques les plus fréquentes consiste à défendre les principes directeurs que l’Administration des services généraux [une agence indépendante du gouvernement fédéral américain supervisant la festion des autres agences fédérales, NDLR] avait promulgués à l’adresse des nouveaux bâtiments fédéraux en 1962, qui s’appliquait également à certains bâtiments, architectes et styles, comme le brutalisme. Pourtant, le fait de critiquer le travail de certains architectes ou de privilégier des styles particuliers, quels qu’ils soient, conduit à un autre type de canon architectural, eurocentrique et excluant. Après tout, aucun style n’est innocent (en témoignent les affinités fascistes des célèbres modernistes Le Corbusier et Philip Johnson). Et cette instruction de 1962, rédigée par le très controversé Daniel Patrick Moynihan, était extrêmement problématique. Vestige de l’époque de la rénovation urbaine, lorsque le gouvernement fédéral donnait aux architectes et aux urbanistes le pouvoir de remplacer les quartiers noirs et l’architecture noire par les projets de professions majoritairement blanches, la directive stipulait que « la conception doit aller de la profession d’architecte au gouvernement, et non l’inverse ». Bien que l’AIA puisse applaudir cette idée (et elle l’a fait), le fait est qu’elle privilégie, non pas la pluralité, mais les praticiens professionnels, leurs revenus et leur domination dans l’évaluation officielle de l’architecture. En attendant, où étaient les architectes et les défenseurs de l’environnement qui se font aujourd’hui les chantres du modernisme lorsque le gouvernement fédéral a systématiquement démoli la quasi-totalité des tours de logement public qui subsistaient dans les années 1990 et 2000 ?
Le moyen de lutter contre l’élitisme trumpien déguisé en populisme n’est pas de concentrer davantage le pouvoir, mais d’instaurer un véritable populisme démocratique. La répudiation du programme de Trump ne vise pas la défense du verre plat, du béton et de l’abstraction, ni celle des privilèges professionnels. Dans une nation de plus en plus diversifiée, l’annulation de ce décret devrait nous inciter à construire avec imagination, en incluant les contributions de tous nos concitoyens, pas seulement les hommes blancs, riches et éduqués. Aucun garant ni aucun style ne devrait définir le symbolisme de l’architecture civique étasunienne. Car ce déterminisme détourne les bâtiments au service de la propagande d’état, leur interdisant, de fait, de véhiculer sur le temps long une pluralité de valeurs plus générales.
Notes
1. John Summerson, The Classical Language of Architecture, Cambridge: The MIT Press, 1966, page 63.
2. Dell Upton, Architecture in the United States, Oxford: Oxford University Press, 1998, page 72
3. Ibid., page 75
4. Peter Minosh, « American Architecture in the Black Atlantic: William Thornton’s Design for the United States Capitol », Race and Modern Architecture: A Critical History from the Enlightenment to the Present ed. Irene Chang, Charles L. Davis II, and Mabel O. Wilson, Pittsburgh: University of Pittsburgh Press, 2020, page 54
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