Tribunes

Manifeste pour l’enseignement du dessin à la main en école d’architecture

Les écoles nationales supérieures d’architecture françaises s’abstraient-elles de l’enseignement du dessin à la main ? Fondé par quatre enseignant·es et chercheur·euses des écoles d’architecture de Nancy, Paris-La Villette, Paris-Belleville et Paris-Malaquais, le collectif La Main de l’architecte exhorte les ENSA et les responsables des cursus d’Arts et techniques de la représentation, qu’ils et elles soient spécialisé·es en Représentation de l’architecture (ATR-RA) ou en Arts plastiques et visuels (ATR-APV), à redonner toute sa place au dessin dans la formation des futur·es architectes et concepteur·ices. Dans son manifeste publié en novembre 2024, le collectif met en lumière l’importance de cette pratique dans l’apprentissage de l’espace et le développement de la pensée architecturale. Face à l’omniprésence des outils numériques, il défend l’idée d’un dessin à la main  vecteur de plaisir, de culture, de réflexion et de créativité, qui devrait être enseigné de manière transversale et pérenne au sein des écoles d’architecture.


La Main de l’architecte, collectif d’enseignant·es inter-ENSA
© Álvaro Siza. Double page du Carnet 168, février 1984. Fonds Álvaro Siza, CCA. AP178.S2.168.c

Manifeste : La main de l’architecte

  1. La Main de l’architecte a pour vocation de promouvoir et de défendre le dessin à la main dans la pédagogie les écoles d’architecture (ENSA), de donner une visibilité à cette spécificité historique et ontologique du métier d’architecte, de rendre intelligible la constante pertinence du dessin dans l’apprentissage de l’espace et des formes, d’expliquer sa nécessaire complémentarité avec les outils numériques et de souligner sa position d’articulation entre les modalités d’analyse, de conception et de représentation architecturales.
  2. La Main de l’architecte s’est formé à la suite d’un constat : un affaiblissement de l’enseignement du dessin à la main dans les ENSA, qu’il soit d’observation, de réflexion ou de conception.
  3. La Main de l’architecte constate que la pratique du dessin à la main dans les ENSA est souvent prise en étau entre la formation aux logiciels de conception numérique et l’enseignement des arts plastiques et visuels, parfois trop éloigné des questions du dessin.
  4. La Main de l’architecte défend avant tout l’intérêt des étudiant·es par l’apprentissage de toutes les formes de dessin à la main qui les structure culturellement et cognitivement et leur confère une grande capacité d’adaptation pour exercer le métier d’architecte ou tout autre métier de conception.
  5. La Main de l’architecte affirme que l’enseignement du dessin est une pédagogie et non une formation et que les ENSA n’ont pas pour mission de fabriquer des stagiaires opérationnel·les ni vocation à valider des compétences professionnelles éphémères mais doivent transmettre un savoir et des savoir-faire permanents de l’architecte.
  6. La Main de l’architecte affirme que le langage universel du dessin à la main s’apprend, que ce n’est pas un don, que son enseignement peut être dédramatisé et basé sur le plaisir et que sa transmission est du devoir de toute ENSA et fait partie de ses obligations pédagogiques.
  7. La Main de l’architecte défend la culture du dessin à la main et sa transmission au travers de cours magistraux sur l’histoire de la représentation, indissociable de l’histoire de la construction et de la conception architecturales.
  8. La Main de l’architecte affirme que la capacité d’observation, l’apprentissage du regard, la vision dans l’espace, la géométrie appliquée sont des spécificités du travail de l’architecte qui ne s’acquièrent que dans une pratique régulière du dessin à la main.
  9. La Main de l’architecte affirme que la capacité d’exprimer une pensée et la capacité d’abstraction transmises par le dessin à la main confèrent à l’architecte un pouvoir de synthèse unique : c’est le dessin qui permet d’observer, de relever, de chercher, de concevoir, de communiquer et de construire.
  10. La Main de l’architecte défend le dessin à la main comme outil de réflexion, de manipulation et de représentation le plus adapté à la praxis de toute recherche de conception spatiale et toute forme de projet et qu’il ne faut pas le cantonner dans l’unique rôle de production d’images.
  11. La Main de l’architecte défend l’engagement du corps dans l’espace et dans la temporalité, l’attention et la concentration, l’expérience de la déambulation, les perceptions multiples et l’expérimentation physique engagées dans la fabrication d’un dessin avec des outils « réels » qui contribuent à une pratique manuelle et incarnée de l’architecture.
  12. La Main de l’architecte affirme que le dessin est vecteur d’humilité. Dessiner l’existant, à hauteur d’homme et de femme, en comprendre les lignes de forces, en relever les subtilités et en garder la trace rend humble face au réel et modeste face au projet : le dessin s’amende, échoue, se corrige, se retravaille, se débarrasse des habitudes et du superflu.
  13. La Main de l’architecte défend le dessin à la main comme un outil frugal, écologique, économique, social et démocratique, toujours et facilement à disposition, et qui répond à la dépendance et à la pollution énergétiques, à la tyrannie des abonnements logiciels comme à l’achat de machines coûteuses et rapidement obsolètes.
  14. La Main de l’architecte défend le dessin à la main pour ancrer l’architecture dans son contexte historique, culturel, territorial et répondre aux défis sociaux et climatiques qui nécessitent une observation fine du territoire et composent avec l’existant alors que les solutions globales automatisées et industrielles générées par des logiciels de simulation mènent le métier vers l’intelligence artificielle générative et une architecture standardisée.
  15. La Main de l’architecte affirme que le remplacement du dessin à la main par les outils numériques dans la pédagogie conduit à la perte de l’engagement du corps et de la vision dans l’espace. L’écran d’ordinateur n’a ni bords ni échelle ni matérialité ni hiérarchie et donne l’illusion de la précision et de l’achèvement.
  16. La Main de l’architecte affirme que le dessin à la main est une représentation et non une simulation. La représentation instaure une distance entre les signes et leurs référents ouvrant un espace pour l’imagination. La simulation détruit la distance qui sépare la représentation et l’objet et remplace la réalité au lieu de la représenter.
  17. La Main de l’architecte constate que le dessin permet de faire émerger des individualités et des savoir-faire uniques quand le numérique aplanit les différences et que l’expérimentation par la représentation prépare à la démarche de projet, ouvre le champ des possibles et les imaginaires, pousse l’étudiant·e vers son autonomie et favorise un recul didactique et critique qui permet de tisser très en amont des liens avec la recherche.
  18. La Main de l’architecte affirme que le dessin à la main doit être pratiqué tout au long du cursus, que les différents outils de représentation sont complémentaires mais non transposables, que la pensée liée à la main n’est pas un refus des outils numériques mais est indispensable à leur bonne utilisation et constate que les lieux communs du type « il ne faut pas opposer la main et le numérique » déplacent et stérilisent le débat.
  19. La Main de l’architecte affirme que la représentation à la main et la représentation numérique constituent deux disciplines distinctes et qu’elles ne doivent pas être fondues dans un seul et même champ disciplinaire.
  20. La Main de l’architecte adosse le devenir du dessin à celui de la maquette qui doit rester elle aussi un outil de recherche, de manipulation et de compréhension spatiale. Déléguer systématiquement sa construction à l’imprimante 3D ou à la découpe laser sacrifie tous les apprentissages connexes dans un but unique de rendement où l’ingéniosité et le travail de la main s’appauvrissent.
  21. La Main de l’architecte affirme que la charge de travail qu’exige l’apprentissage du dessin devrait se partager d’une façon transversale et collective et propose que les compétences du dessin et la capacité à transmettre ce savoir soient explicitement exprimées dans toutes les fiches de poste des champs ATR-RA et ATR-APV.
  22. La Main de l’architecte s’engage à participer à la redéfinition du champ ATR et des spécificités des sous-champs ATR-RA et ATR-APV en affirmant la place privilégiée du dessin à la main auprès des instances et des tutelles, afin de consolider sa place dans tous les établissements et la sanctuariser sous la dénomination d’« invariant » avec un quota d’heures minimum obligatoires et des moyens minimum d’exercice.
  23. La Main de l’architecte s’interroge sur le statut d’enseignant·e-chercheur·euse, sur ses conséquences dans la transmission des savoir-faire, sur l’équilibre entre pédagogie et recherche et sur la fragilisation de la position des praticien·nes de toutes disciplines au sein des ENSA.
  24. La Main de l’architecte déplore le découragement de plus en plus fréquent de l’usage de la main dans l’enseignement du projet et soutient tout enseignant·e isolé·e qui partage ce constat et tout étudiant·e qui demande un enseignement du dessin à la main.
  25. La Main de l’architecte défend l’architecture elle-même dont la qualité est par essence liée aux outils de sa conception, à leur pertinence intemporelle, à la valeur de leur enseignement, et au plaisir de leur usage.

Paris, le 19 novembre 2024

Ce manifeste est la synthèse des réflexions échangées avec l’ensemble des participant·es aux réunions de travail du collectif La Main de l’architecte. Il a été rédigé par :
Ethel Buisson, MCF ATR-APV, membre du laboratoire LHAC à l’ENSA Nancy
Frédéric Chastanier, MCF ATR-RA, membre du laboratoire GERPHAU à l’ENSA Paris-La-Villette
Gilles Marrey, MCF ATR-APV à l’ENSA Paris-Belleville
Mehdi Zannad, MCF ATR-RA à l’ENSA Paris-Malaquais


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