Martinique : Sous les tropiques, le droit à la ville
À Fort-de-France, en Martinique, David Fontcuberta, architecte et urbaniste doté d’une expertise en coopération internationale pour le développement de l’habitat,et Rafael José Salcedo, architecte, titulaire d’un DUT en génie civil et spécialisé en gestion de projets, sont à l’origine des deux visages d’abité. Tantôt agence d’architecture, tantôt association, abité œuvre pour une conception fondée sur la collaboration et la valorisation des savoirs locaux, en misant notamment sur une meilleure adaptation du territoire martiniquais aux enjeux urbains et environnementaux qui le caractérisent. Leur projet VAN DAN VIL, présenté lors de la troisième Biennale d’architecture tropicale, est guidé par le principe de droit à la ville, théorisé par Henri Lefebvre à la fin des années 1960. Les membres d’abité défendent ainsi l’implication des citoyen·nes dans les processus de conception et de décision, pour mieux répondre à leurs besoins et pour redéfinir les contours d’une urbanité plus inclusive.
Propos recueillis par Clémentine Roland
Pouvez-vous présenter l’agence et l’association abité ?
Le cabinet d’architecture abité se distingue par une approche innovante et multidisciplinaire, reposant sur l’intégration de l’architecture dans son contexte local tout en répondant aux enjeux contemporains de manière durable et sensible. Nous, David Fontcuberta et Rafael José Salcedo, partageons une vision complémentaire qui vise à associer le design, l’urbanisme et l’inclusion sociale. Notre démarche repose sur une lecture approfondie des contextes, où nous cherchons à respecter les traditions et les savoir-faire locaux tout en innovant sur le plan architectural. Nous explorons de nouvelles formes d’habiter et de vivre ensemble, particulièrement dans des environnements urbains complexes. Chaque projet est pour nous l’occasion de repenser la manière dont les espaces peuvent renforcer les liens sociaux, soutenir l’épanouissement culturel et répondre de manière pertinente aux défis environnementaux.

Le processus collaboratif est au cœur de notre travail. En tant que laboratoire de création, nous cherchons à être des acteurs clés dans la réflexion et la mise en œuvre de solutions architecturales sur mesure, en tenant compte des besoins spécifiques des utilisateur·ices tout en enrichissant le territoire sur lequel nous intervenons. En parallèle, l’association abité, extension naturelle de notre cabinet, se consacre à la diffusion des savoirs architecturaux, à la recherche et à la sensibilisation sur les enjeux urbains et environnementaux, en proposant des projets innovants. Cette association nous permet de dépasser la simple conception architecturale pour nous engager dans des initiatives à fort impact social et culturel. Nos actions visent à transformer durablement les espaces, tout en prenant en compte les réalités sociales et historiques des lieux.
Quels enjeux propres au territoires martiniquais défendez-vous dans votre travail ?
Les projets menés par l’agence et l’association abordent des enjeux spécifiques au territoire martiniquais et, plus largement, caribéen, en traitant l’espace public comme une extension naturelle des espaces privés. Ils visent à préserver le patrimoine social et commun tout en intégrant des approches contemporaines et durables. En Martinique, les défis sont multiples : faire face à l’évolution démographique, renforcer la résilience face aux risques climatiques et environnementaux, et créer des espaces publics accessibles et inclusifs, conçus pour et avec les habitant·es. Dans un contexte marqué par la précarité des espaces communs et les enjeux liés à l’habitat insalubre, il est essentiel de réfléchir à une gestion responsable et cohérente de l’espace public. L’urbanisme y joue un rôle central, en réinventant des lieux qui respectent la nature et la culture locale, tout en tenant compte de l’histoire et des réalités sociales des quartiers, notamment à Fort-de-France.
Le passé colonial de la Martinique, avec ses stigmates (architecture coloniale, systèmes d’urbanisation, dénaturation des savoir-faire constructifs vernaculaires), fait par ailleurs partie intégrante de notre réflexion. La question de l’architecture coloniale, créole, traditionnelle, ou des multiples adjectifs que l’on pourrait attribuer à l’architecture martiniquaise, reste marquée par ce passé colonial. Même aujourd’hui, nous observons encore des influences issues de formes de colonisation plus récentes, comme la colonisation visuelle (où l’esthétique prime sur la fonctionnalité ou l’utilité). Dans notre approche, nous cherchons à développer une architecture contextuelle, adaptée et responsable, en parfaite adéquation, autant que possible, avec son territoire. Pour nous, cela représente une réponse à la colonisation. Il est essentiel de comprendre les enjeux et les problématiques du projet et d’intervenir avec un regard pluraliste, complexe et contemporain. Le concept de contemporanéité dans nos projets nous permet de penser à l’avenir, de saisir que les éléments évoluent et de nous positionner pour expérimenter le futur. Nous ne pouvons pas concevoir en restant ancrés dans le passé ; en tant qu’architectes, il est nécessaire d’imaginer le monde que nous souhaitons créer.
Dans quel contexte le projet VAN DAN VIL est-il né ?

Le projet VAN DAN VIL est né d’une réflexion plus large sur la revitalisation urbaine de Fort-de-France, et plus précisément de la rue Garnier-Pagès. Il s’inscrit dans une démarche de réhabilitation de l’espace public tout en cherchant à renforcer les liens sociaux et culturels au sein du quartier. Ce projet a été initié par la collaboration de plusieurs entités institutionnelles, locales et citoyennes. Porté par l’association abité et soutenu par d’autres associations locales, il vise à redonner vie à ce secteur clé de la ville et à y créer de nouvelles dynamiques urbaines. Nous n’avons pas eu de commanditaires initiaux pour ce projet, mais il est né d’une nécessité de concevoir une intervention dans notre environnement immédiat. En 2021, nous avons présenté notre candidature au Programme d’Investissement Volontaire du groupe Action Logement en Martinique, grâce auquel nous avons obtenu une subvention de 240 000 € pour développer le projet autour de trois axes principaux : l’espace public, les cours intérieures et les toits-terrasses. Au fil du développement du projet, d’autres institutions et entreprises ont rejoint cette initiative, notamment la Direction des Affaires Culturelles de la Martinique, l’Architecte des Bâtiments de France, ainsi que la Caisse des Dépôts et Mécénat.
En tant que professionnels de l’habitat, il est pour nous essentiel de comprendre l’espace que nous habitons. Nous avons développé un projet, intitulé « Au milieu de la rue », que nous aimons partager avec des visiteur·euses ou des stagiaires que nous accueillons dans notre bureau. Ce projet consiste simplement à parcourir la ville, à déambuler dans l’espace que nous habitons avec un regard curieux et descriptif, afin de reconnaître les expériences, les sensations et les potentialités que la réalité urbaine nous offre.
VAN DAN VIL présente deux dimensions, architecturale et culturelle. Quelles en sont les objectifs et les modes opératoires ?

Le projet VAN DAN VIL se distingue par son approche transversale, mêlant harmonieusement une dimension architecturale et une dimension culturelle. L’objectif principal est de transformer des espaces publics en lieux de convergence entre culture, art et architecture, créant ainsi un environnement favorable à la rencontre et à l’échange. D’un point de vue architectural, il s’agit de réhabiliter des espaces en les rendant accessibles, inclusifs et respectueux du patrimoine. Une attention particulière est portée aux espaces intermédiaires entre le public et le privé, notamment les cours intérieures (patios) et les toits-terrasses des maisons du centre-ville de Fort-de-France. Ces espaces, redécouverts à la suite des confinements liés à la pandémie de COVID-19, offrent un potentiel unique en tant qu’espaces de transition et de partage. De même, les séquences urbaines du centre-ville, où l’échelle des bâtiments et les proportions des rues définissent une frontière subtile entre le public et le privé, sont au cœur de nos réflexions. L’expérience des interventions dans les espaces publics de Fort-de-France a souvent suivi une approche traditionnelle, marquée par une hiérarchie urbaine centrée sur la voiture et influencée par des dynamiques sociopolitiques complexes. Intervenir sur une rue avec des peintures au sol, tout en adoptant une démarche participative impliquant les habitant·es et les entités culturelles et sociales locales, a été le principal moteur de cette initiative. Cette méthode met en avant la co-création et la réappropriation citoyenne des espaces publics, transformant ainsi une intervention simple en un projet porteur de sens et d’impact durable.
Sur le plan culturel, l’accent est mis sur l’animation de ces lieux, avec des événements, des expositions et des activités communautaires visant à revitaliser la vie sociale et culturelle. Les modes opératoires incluent une étroite collaboration avec les habitant·es, les commerçant·es et les autorités locales, afin de s’assurer que le projet réponde à des besoins réels et qu’il soit profondément ancré dans le quotidien des usager·ères.
Pourquoi avoir sélectionné la rue Garnier-Pagès comme laboratoire de vos interventions ?

La rue Garnier-Pagès constitue une artère historique du centre-ville de Fort-de-France, située au cœur d’un quartier chargé d’histoire. Elle a été sélectionnée en raison de son emplacement stratégique, de son rôle clé dans la vie commerciale et sociale de la ville, ainsi que de son état de dégradation, nécessitant une intervention urgente. En 2020, nous avons établi notre bureau d’architecture au numéro 19 de cette même rue. À cette époque, 21 bâtiments de la rue étaient abandonnés.

Lors de la piétonnisation de la Rue de la République [perpendiculaire à la rue Garnier-Pagès, NDLR], la rue Garnier-Pagès a été fermée à la circulation automobile sur un côté, devenant ainsi un cul-de-sac et un espace de stationnement quotidien pour les commerçant·es et les visiteur·euses du centre-ville. Chaque jour, elle était encombrée de véhicules mal stationnés, klaxonnant pour tenter de sortir, ce qui occasionnait des disputes entre habitant·es et commerçant·es, etc. Cette situation a constitué un défi urbain majeur pour nous, car il était essentiel de travailler sur ce conflit pour expérimenter des solutions d’urbanisme visant à transformer cette réalité. En tant qu’habitants de la rue et professionnels de l’aménagement urbain, il nous est apparu évident de proposer des interventions pour résoudre ce problème socio-urbain. C’est en cela que s’inscrit le principe de l’urbanisme participatif et du droit à la ville. La réhabilitation de cette rue représente un enjeu crucial pour renforcer l’identité de ce quartier et pour reconnecter les habitant·es à leur environnement immédiat, leur permettant ainsi de sortir de chez eux en toute tranquillité et de vivre dans un cadre communautaire harmonieux. Ce projet a pour objectif de redynamiser cet espace tout en préservant son caractère historique et son rôle social fondamental.
Le droit à la ville semble figurer au cœur de cette intervention. Quelles principes et relations souhaitez-vous intensifier par le projet VAN DAN VIL ?
Le concept du droit à la ville est effectivement au cœur du projet. Comme le soulignait Henri Lefebvre dans son ouvrage, le droit à la ville doit être compris comme le droit de participer activement aux décisions publiques concernant l’espace que nous co-construisons. Le vivre-ensemble est essentiel pour envisager une société diversifiée, engagée et équitable dans la ville contemporaine. À titre d’exemple, le slogan du projet est : « La ville est bien meilleure lorsque nous la construisons ensemble ». Dans le cadre de la rue Garnier-Pagès, qui constitue un modèle à échelle réduite de la ville de Fort-de-France, il est crucial de dépasser les conflits issus des conceptions urbaines des années 1970 et 1980 : la prédominance des grandes avenues pour une circulation rapide des véhicules ou la multiplication des places de stationnement envahissant l’espace public, sans aucune réflexion sur les chemins piétonniers, réduits souvent à des espaces résiduels laissés libres par les voitures. Nous devons adopter une approche contemporaine de l’urbanisme, où la participation des principaux acteurs du développement – les habitant·es, les acteur·ices socio-économiques, les professionnel·les, les responsables politiques, les fonctionnaires, etc. – est indispensable.
Le projet intègre-t-il des objectifs bioclimatiques ?
Le projet VAN DAN VIL intègre effectivement des enjeux bioclimatiques et de résilience climatique. Il repose sur l’utilisation de matériaux locaux, respectueux de l’environnement, ainsi que sur des solutions architecturales favorisant la ventilation naturelle et l’utilisation d’énergies renouvelables. Cela se traduit notamment par la création de cours intérieures dans les parcelles du centre-ville de Fort-de-France : des espaces naturels de fraîcheur permettant une bonne ventilation des espaces intérieurs tout en offrant un terrain propice à la culture de potagers. Avec l’architecture moderniste en béton armé, les toits-terrasses ont émergé dans le centre-ville, et nous avons observé comment, durant la pandémie, ces espaces ont retrouvé leur identité de « cinquième façade », offrant des lieux de rencontre pour les voisin·es ou ami·es, tout en permettant de profiter de l’air et du soleil.
L’objectif du projet est de réhabiliter ces espaces architecturaux et de concevoir un bâtiment capable de résister aux conditions climatiques locales, tout en minimisant son empreinte écologique. Les projets envisagent également des espaces verts et des éléments d’urbanisme durable, en harmonie avec les spécificités locales. Par exemple, le retrait des voitures de la rue et l’installation de deux plateformes temporaires sur l’emplacement de deux places de stationnement ont permis une végétalisation de cet espace, le transformant ainsi en un lieu où les habitant·es s’arrêtent, profitent de l’espace commun et deviennent acteur·ices de la sécurité, de l’inclusivité et de la dynamisation de la rue.

Quels sont les autres projets menés par abité ?
Actuellement, nous menons plusieurs projets, notamment dans le domaine de la réhabilitation. Parmi eux, nous achevons la rénovation d’une ancienne « kou » sur une parcelle à Fort-de-France. La « kou » était un espace intérieur commun dans un îlot, caractérisé principalement par des éléments de repos, par exemple un arbre, un « tiban » [« petit banc » en créole martiniquais, NDLR] et une fontaine, servant de lieu de rencontre et aussi de production ou de travail domestique, pour plusieurs maisons. Cet espace sera désormais transformé en restaurant dirigé par un chef de cuisine caribéenne. Nous travaillons également sur une maison à Schoelcher, avec une relation forte à la nature et une approche bioclimatique dans la conception avec de porteurs du projet très engagés. D’autres projets portent sur la rénovation de bâtiments patrimoniaux, intégrant des stratégies bioclimatiques et visant à réduire l’utilisation de la climatisation.
Par ailleurs, au sein de l’association, nous finalisons actuellement les conclusions de projets menés au cours des deux dernières années. Cela inclut, notamment, le catalogue de l’exposition Fort-de-France 2050, qui a suscité un large intérêt dans la ville, ainsi que les projets présentés lors de la Rencontre Tropicale d’Architecture et du projet VAN DAN VIL. En 2025, nous concentrerons nos efforts sur la dimension culturelle du projet VAN DAN VIL, en développant un réseau de dynamisation des acteurs culturels locaux. Nous prévoyons également une exposition sur les projets de rénovation architecturale en cours, notamment ceux réalisés dans la rue Garnier-Pagès.