« Marseille s’est façonnée au gré des mouvements migratoires » 51 logements sociaux d’urgence par AT Architectes
En 2024, dans le quartier de Saint Mauront dans le 3e arrondissement de Marseille, les architectes Céline Teddé et Jérome Apack (AT architectes) ont réhabilité et transformé les anciens locaux de Médecins du Monde en une résidence sociale d’urgence de 51 logements. Un projet de transformation dans l’ère du temps, alors que la question « faut-il arrêter de construire » est sur toutes les lèvres et que le 30e rapport de la Fondation pour le logement des défavorisés, publié en début d’année 2025, estime à 350 000 le nombre de personnes sans domicile, en hébergement ou à la rue.
Propos recueillis par Ethel Halimi
Quels sont les enjeux de la construction de logements d’urgence à Marseille ?
Céline Teddé et Jérôme Apack : Marseille est une ville portuaire qui, comme toutes les villes méditerranéennes dans cette situation, s’est façonnée au gré des mouvements migratoires. Cette longue tradition d’accueil fait d’elle une ville cosmopolite et bouillonnante d’énergie, et c’est en grande partie cette diversité culturelle qui la rend si séduisante. Certains membres de nos familles s’inscrivent dans cette histoire. À leur arrivée à Marseille, ils ont su saisir les opportunités de travail offertes et s’intégrer facilement, sans renier leur culture. Nous sommes donc particulièrement sensibles aux personnes déracinées et à la manière dont la ville doit les accueillir.
Aujourd’hui, les conditions d’accueil ne sont plus les mêmes. Le travail se fait rare, l’attractivité de la ville et la gentrification urbaine subséquente fragilisent ceux qui l’étaient déjà. À la suite des effondrements d’immeubles dans le quartier de Noailles [le 5 novembre 2019 deux immeubles vétustes dans le centre-ville de Marseille se sont effondrés, causant la mort de huit personnes. NDLR], la politique du logement se concentre sur l’habitat insalubre, ce qui laisse peu d’espace à la question de l’accueil d’urgence, bien que ces deux sujets se côtoient, en réalité.
L’habitat social d’urgence doit accueillir les populations les plus fragiles, dans la dignité. Bien que les habitants ne soient que de passage, il faut qu’ils se sentent bien dans leur logement, qui s’inscrit dans un immeuble collectif, qui se trouve lui-même dans un quartier, puis dans une ville. Ce sentiment d’appartenance à un lieu doit se ressentir à toutes les échelles, de l’échelle urbaine à l’échelle domestique. « Habiter » joue un rôle fondamental dans l’insertion. Cela pose la question de la qualité du logement, mais aussi de la nature de son rapport à l’espace extérieur.

Le bâtiment d’origine, construit par l’architecte Yves Bentz pour la société Rhône-Poulenc dans les années 1950, est constitué de façades porteuses revêtues de pierres calcaires.
Vous venez de livrer la transformation d’un ancien bâtiment de bureaux des années 1950 en 51 logements sociaux d’urgence dans le quartier de Saint Mauront. Quels ont été les défis de ce projet ?
Notre équipe de maîtrise d’œuvre a été retenue sur la base d’une note méthodologique et financière, sans projet préalable. La première étape a été de s’assurer de la faisabilité d’une transformation en logements. Cela a impliqué une phase de diagnostic architectural et technique précis, qui va au-delà du simple constat de son état sanitaire. Nous avons rapidement établi que l’équilibre financier de l’opération reposait sur la nécessité d’une extension. Or, le bâtiment originel, initialement construit par l’architecte marseillais Yves Bentz pour le compte de la société Rhône-Poulenc dans les années 1950, était frappé d’une fiche patrimoniale établie par l’Unité Départementale de l’Architecture et du Patrimoine des Bouches-du-Rhône, interdisant toute extension et toute modification de façade. Il a donc fallu négocier avec l’État, via la Direction Départementale des Territoires, qui, consciente de l’enjeu social de l’opération, a accordé l’extension que nous avons proposée : un seul étage, dessiné dans la continuité architecturale de l’existant afin de répondre à l’enjeu patrimonial.

La granulométrie de ce type de projet est habituellement composée de studios ou de la déclinaison des typologies de T1 pour accueillir tout au plus une alcôve pour un lit d’enfant. Cela permet difficilement de concevoir des logements traversants, par exemple. Les cahiers des charges sont très contraignants et offrent peu de marges de manœuvre sur les dimensions et les matériaux de second œuvre. De plus, le coût de construction, basé sur les différentes subventions du maître d’ouvrage, est peu négociable. Ajoutez cela aux normes du logement, il est difficile d’offrir toute générosité spatiale, intérieure comme extérieure.

Partir d’un bâtiment existant est l’opportunité d’échapper à ces contraintes. Cela permet aussi de concentrer une partie de l’enveloppe budgétaire sur la mise en valeur patrimoniale ou la qualité des matériaux mis en œuvre. Par exemple, dans ce projet, nous avons utilisé du bois pour les menuiseries extérieures. On économise aussi sur la structure porteuse, qui peut représenter 30 % à 40 % du coût d’une construction neuve, sans parler de son coût carbone. Au cours du diagnostic, il s’est révélé être un édifice construit de façon intelligente et qualitative. Originellement conçu pour l’activité industrielle et tertiaire de la société Rhône-Poulenc, il a ensuite été investi par Médecins du Monde pour accueillir, déjà, les plus fragiles. Malgré quelques transformations successives, il nous lègue un système constructif et des hauteurs sous planchers propices à sa mutation d’usage, un toit-terrasse sur lequel on peut poser de façon légère un étage supplémentaire, de grandes fenêtres ouvertes sur le paysage urbain environnant, de la pierre en revêtement de façade et une grande cour de service en cœur d’îlot. Nous nous sommes également attachés à conserver l’escalier originel, éclairé naturellement par des pavés de verre et dont les marches sont recouvertes de travertin.

Parce que chaque habitant est différent, nous souhaitions apporter de la singularité à l’échelle domestique. Dans le cadre de ce projet, cela est rendu possible grâce aux caractéristiques du bâtiment existant. L’espace cuisine est décliné différemment selon les situations. Les séjours ont de belles hauteurs sous plafond, qui révèlent par endroits les poutres des planchers. Les grandes fenêtres offrent des vues spectaculaires sur les arbres du boulevard, le cœur d’îlot dégagé, le paysage urbain et le ballet des voitures sur l’autoroute au loin.

À l’échelle urbaine, l’extension prend la forme d’un attique en toiture, revêtue de pierres identiques à celles existantes et percées de généreuses ouvertures, à l’image de l’existant. Dans les espaces communs, la cour minérale a été transformée en jardin, dans lequel un ancien box de garage est réaménagé en une petite salle polyvalente et un local à vélos.
Quels sont les atouts et les défis de la réhabilitation dans la construction de logements d’urgence ?
Comme nous avons pu le constater lors de cette opération, la transformation d’un patrimoine bâti en logements d’urgence permet, d’une manière générale, d’offrir plus de générosité que ce que peut proposer un programme décontextualisé. Le défi est aussi de maintenir, autant que possible, les qualités qui font l’identité d’un bâtiment malgré ses modifications d’usage. La vraie question posée est donc celle de la limite des interventions à porter sur les préexistences. Au-delà de la question du logement d’urgence, nous pensons qu’il faut ouvrir ici le débat sur celle de la transformation de notre héritage bâti. Nous constatons malheureusement souvent que le meilleur moyen de régler un problème est de le supprimer… C’est par exemple le cas des opérations ANRU qui ont contribué, dans de nombreuses situations, à la démolition de logements de qualité, qui auraient sans doute mérité un regard bienveillant quant à leur capacité de mutation. L’investissement, par rapport à une reconstruction sous une autre forme urbaine, aurait été identique, mais le coût écologique aurait été moindre, sans parler de l’attachement parfois surprenant des habitants à leur logement pourtant délabré. Pressés par l’agenda politique et dans un souci de rentabilité, certains aménageurs et encore trop de promoteurs agissent ainsi, là où le sens de l’histoire nous oblige à regarder cet héritage avec attention, comme un moyen de minimiser notre empreinte carbone et comme autant d’opportunités de faire évoluer les standards actuels de l’habitat.

Pour cela, l’étape du diagnostic — structurel, sanitaire, économique et social — est fondamentale. Souvent réalisé en amont du marché de conception et peu valorisé d’un point de vue financier, le diagnostic échappe encore souvent aux architectes qui, seuls, grâce à l’outil du projet, savent se prononcer sur le potentiel et le programme possible de reconversion d’usage d’un édifice. Il y a quelques années, dans cette même revue nous vantions les qualités de mutation d’usage de la typologie de l’immeuble d’habitation marseillais appelée communément le « 3 fenêtres ». Depuis, nous avons été confrontés à de nombreux projets de reconversion d’usage. Notre pratique nous amène donc à interroger régulièrement ce processus, et le constat est récurrent : l’éloignement des logiques conceptuelles et constructives du projet d’origine multiplie les difficultés techniques et économiques ainsi que les aléas. Nous sommes d’accord que tout ne peut être transformé. L’ablation ou la déconstruction totale sont parfois nécessaires. Néanmoins, pour faire une métaphore un peu facile avec l’habitat d’urgence, nous devons collectivement nous donner les moyens de proposer une nouvelle chance à notre héritage bâti.
Résidence d’urgence Rostand, AT Architectes, Rostand, Marseille
Maîtrise d’ouvrage : Adoma
Programme : Transformation d’un immeuble de bureaux en une résidence de 51 logements sociaux d’urgence (T1, T1prime et T1bis).
Architectes : AT architectes
Bureau d’études : AD2i (bureau d’études structure et fluides)
Surface : 1 310 m2 SDP totale, dont : 1 032 m2 (réhabilitation) – 278 m2 (extension) – 195 m2 (surfaces extérieures)
Coût des travaux : 2 470 000 € HT
Calendrier : Études 2022 – chantier 2023-2024
Photographies : We Are Content(s), AT Architectes
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