AA Rétro

AA Rétro : l’inauguration de la Bibliothèque nationale de France en 1995

À l’occasion des 30 ans de la Bibliothèque nationale de France, la rédaction d’AA republie la visite du bâtiment à son inauguration telle qu’elle a été écrite par Jean-François Pousse en 1995 dans la revue historiquement liée à L’Architecture d’Aujourd’hui : Techniques & Architecture. Celui qui était à l’époque le rédacteur en chef de la revue développait le temps d’un article trois niveaux de lecture pour analyser la démarche architecturale de Dominique Perrault dans la réalisation de ce bâtiment parisien aujourd’hui devenu emblématique.


Jean-François Pousse

Fin de septennat oblige, la Bibliothèque nationale de France vient d’être inaugurée par le Président de la République, avant son ouverture prévue pour 1997. D’où des impressions partielles et une évaluation délicate du travail architectural. Les trois publications précédentes du projet dans Techniques et Architecture (nos 386, 398, 406) nous ont conduits à présenter les processus architecturaux, les éléments techniques et programmatiques. Nous proposons ici une visite du bâtiment, tel qu’il a été livré récemment au président de la BNF, Jean Favier.

Parce qu’il mélange intimement classicisme et novation, le projet de la Bibliothèque nationale de France perturbe. Et il faudra quelque temps pour qu’il prenne sa place réelle dans la ville et dans une histoire de l’architecture. Comme pour ses autres projets, l’architecte Dominique Perrault s’est d’abord astreint à identifier des thèmes, à concentrer les propos, puis à pousser les solutions jusque dans leur extrême développement logique. En ressort une impression trompeuse de simplicité, autorisant les évaluations rapides et jugements du même ordre.

La fiche d’identité est sèche : quatre tours, une place, un socle, un jardin, soit sept entités isolables. Puis quatre matières : béton, verre, bois, métal. Le tout passé au moule d’une géométrie implacable. Tout cela se voit, se comprend, ni banal, ni extravagant, fixé dans une volonté de contrôle et de mesure. La capacité à ordonner et classer saute aux yeux. Et devrait inciter à franchir cette première épaisseur. Par exemple, pour l’homme de la rue, la BnF d’une certaine manière n’existe pas, dans ce sens que l’ensemble n’a pas de façade principale, pas d’entrée ostentatoire, pas de centre, si ce n’est un vide avec des arbres. Les tours, réalités les plus visibles, ne sont pas accessibles. De plus, on monte sur cette bibliothèque avant de pouvoir y accéder, comme s’il ne s’agissait pas d’architecture, mais d’un territoire, d’un paysage. L’effet de lisibilité introduit l’écart, l’anormalité. D’où une frustration liée à la perplexité. Pourquoi un tel choix, un tel refus des logiques anciennes ?
Pour en affirmer de nouvelles. Et d’abord inventer un bâtiment-place, une pièce urbaine. Ni dalle, ni tour, ni square, ni esplanade, mais un peu de tout cela, une entité pour marier espace de la cité et espace de la bibliothèque. Le choix chiffonne et chiffonnera encore, mais emportera l’adhésion, dès que le bâtiment sera utilisé et la ville constituée autour (quartier Seine Rive Gauche). Par là où il semble le plus mort, le projet va vivre, un et double. On étudiera et on se rencontrera à la BnF, et on y sera dehors et dedans. La novation n’est donc pas, apparemment dans la définition des objets, mais dans leur télescopage, pas dans la définition des fonctions, mais dans le détournement des usages.

Une deuxième strate permet de cerner ce curieux mélange de normalité et d’anomalie. De loin, chaque tour est assez ordinaire. Et il faut savoir qu’elles affectent la forme d’un livre pour y prêter attention. En revanche, leur mise en relation indique et fabrique un lieu, fait aussi de vide. De près et suivant les points de vue, elles se distinguent surtout par la précision de leur double peau de verre puis de bois, de face et de profil (volet et placage). L’utilisation à la fois usuelle et hypertrophiée du bois crée le décalage, qu’appuie un cisèlement d’ombres portées par les allèges et des drapés de métal aux pignons.
Dans le socle, mêmes impressions. Rien de plus classique que le plan annulaire autour du jardin. II tient aussi bien du scriptorium donnant sur un cloître, que de la bibliothèque aux cent colonnes sertissant un jardin, offerte par Hadrien à Athènes, ou encore de celle de Pergame, ouvrant sur un temenos dédié à Athéna. Avec évidemment un saut qualitatif dans le fonctionnement qui fait regarder l’ancienne BN avec attendrissement, malgré les décennies passées à s’exaspérer de la médiocrité des services. Rien de plus normal aussi que la géométrie des salles, toutes à base de rectangle. Il règne là ordre, calme et hiérarchie d’échelles (mal perçue aujourd’hui en l’absence du mobilier et des livres).
Tout est tramé comme à la parade, sans débordement, ni chichi. Il faut pas demander à Perrault sentimentalité et « baroquisme ». Il s’exprime ailleurs. La multiplication des détournements indique les pistes. A l’intérieur, le bois, à force de présence, en placage massif, en plan et en épaisseur, change les lieux en instruments. Le métal, en fil, en nid d’abeille, en masse, devient tenture aux plafonds, aux murs, cylindres pour les reprises d’air, mâts d’éclairage, mais aussi paravent, voile semi-transparent, cotte de maille ici, tenture là (salle de conférence). Le produit industriel mute, garde sa robustesse et devient précieux. Partant d’une base classique, s’inventent d’autres sensations.

Puis se dégage une troisième lecture. Aux antipodes de la bibliothèque de Babel de J-L. Borges, D. Perrault a vu la BnF comme une machine du savoir, de la mémoire, donc de l’analyse et de la domination de l’esprit. Vision classique encore, a priori d’Encyclopédiste et en fait, diamétralement opposée. Plus personne aujourd’hui ne croit à l’universelle connaissance. Le constat d’une incapacité à la dominer, lui a imposé non pas le foisonnement et le délire, mais le repérage, l’ordre, le classement, le contrôle et l’efficacité, d’abord. Puis par le biais d’une totale géométrie et de porte-à-faux, la possibilité de glissades vers l’abstraction, qui est elle la véritable tentative contemporaine d’expression de l’infini.

« Les millions de caractères des livres suffiraient à symboliser celui du savoir », disait un jour D. Perrault, comme les flux, les réseaux et les transports conjugués des ouvrages et des textes numérisés. Le bâtiment en multipliant les mêmes modules, les mêmes éléments, introduit certes l’idée du foisonnement. Mais, beaucoup plus fort, c’est au- delà, en purifiant jusqu’à la limpidité les choix, que l’architecte dénude l’immensité du bâtiment et trace un invisible, une entité recomposée à partir de l’essence de chaque thème identifié.
Alors, la bibliothèque prend sa vraie dimension. Place, architecture, outil, elle est surtout une tentative hardie, une volonté à travers la domination du concept, d’expression d’un foisonnement du monde que non seulement l’esprit peut investiguer, mais de plus exprimer par l’inverse du chaos, l’abstraction.


« Trois lectures. Bibliothèque nationale de France » dans la revue Techniques & Architecture n°420 (juin-juillet 1995)
Quelques numéros de la revue historique à retrouver sur la boutique en ligne d’AA

La BnF organise une série d’évènements pour célébrer cet anniversaire, à savoir une cérémonie protocolaire le 30 mars 2025, suivie, le 31 mars, d’une journée d’étude internationale sur le thème « Imaginer une bibliothèque pour l’avenir ».
Plus d’informations sur le site de la Bibliothèque Nationale de France.


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