Architecture

AA X Tarkett. Quel avenir pour le logement ?

Le 29 mars dernier, AA et Tarkett recevaient au sein de l’Atelier Tarkett à Paris Thomas Bourdon (Croixmariebourdon architectes associés), Paul Citron (La Preuve par 7), Cédric Petitdidier (Petitdidierprioux), Anne Pezzoni (Archi5) et Roxana Rejai (Plateau Urbain), dans le cadre d’une conversation sur l’évolution du logement en France. Entre « l’exode » vers la maison individuelle provoqué par la pandémie et la remise en question des modèles de logements collectifs dont la surface est réduite à peau de chagrin, les architectes proposent depuis longtemps de redéfinir les modèles. Voici quelques extraits des échanges.

Emmanuelle Borne : Paul Citron, commençons par vous car nous connaissons le champ d’action des architectes présents ici. Quelle est la mission de La Preuve par 7, que vous représentez ?

Paul Citron (La Preuve par 7) : La Preuve par 7 est un projet associatif co-fondé par Patrick Bouchain et Plateau Urbain, qui vise à promouvoir une posture expérimentale différente, dans les projets urbains, architecturaux et immobiliers à travers une échelle territoriale, ou plutôt des « contextes territoriaux ». Nous essayons de démontrer qu’il est possible de faire différemment. Par exemple à Montjustin, un village de 60 habitants dans lequel nous construisons des logements communaux, nous travaillons avec les habitants pour comprendre et incarner leur vision du logement. Nous essayons à chaque fois d’appliquer des postures de projet qui s’articulent autour de la programmation ouverte. Il s’agit de partir du principe qui veut que, dans un projet architectural ou immobilier, il est possible de ne pas prédéfinir les usages et les formes d’un bâtiment pour se laisser le loisir de les adapter à travers des expérimentations. Cela permet d’éviter les postures dans lesquelles c’est le programmiste ou le maire qui décide de tout.

EB (à Anne Pezzoni, Thomas Bourdon et Cédric Petitdidier) : Est-ce que, à la manière de la Preuve par 7, vous avez eu l’occasion de mener des expérimentations en amont des projets de logements ?

Anne Pezzoni (Archi5) : Avec l’agence, nous avons eu l’occasion, en fabricant nos propres logements, de faire de l’auto-promotion. Nous nous sommes rendu compte après cette expérience hors-cadre – et formidable – qu’il faut changer la fabrique du logement. Il y a des alternatives qu’il faut explorer, même si je suis consciente que cela reste difficile – un financement d’auto-promotion, ça n’existe pas. Cela fut presque plus long de récolter les fonds que de concevoir et réaliser le projet. L’auto-promotion permet aux gens de se sentir plus concernés. Le problème de nombreux promoteurs est qu’ils sont centrés sur leur marge et l’objectif n’est plus le logement. Ils déplacent ainsi totalement le propos. 

EB : Les bailleurs sociaux sont-ils plus ouverts à l’expérimentation ? 

Roxane Rejai (Plateau Urbain) : Chez Plateau Urbain, nous travaillons avec Paris Habitat et l’association Aurore sur le projet Les Cinq Toits [Paris 16ème arrondissement]. Il s’agit d’une ancienne caserne de gendarmerie réhabilitée pour accueillir 300 logements d’urgence pour demandeurs d’asile et réfugiés, avec, à disposition, des espaces de travail, des ateliers ouverts sur le quartier avec un restaurant d’insertion, des rez-de-chaussée comptant des programmes commerciaux, etc. Depuis le début du projet, nous avons de très bons échanges avec les équipes de Paris Habitat, qui sont à l’écoute de ce que nous proposons avec l’association Aurore – des occupations temporaires notamment, auxquelles ils n’auraient pas forcément pensé. Ils sont même en train d’imaginer de pérenniser ces occupations temporaires…

Paul Citron : … Mais sans l’injonction politique, il est difficile d’encourager les acteurs, privés ou publique, à l’expérimentation. L’enjeu d’un propriétaire est avant tout le bénéfice – que ce soit un promoteur ou un bailleur social. Champ public ou privé, il faut établir une relation de confiance avec le promoteur ou le bailleur. Il est vrai qu’elle s’établit surtout dans le champ public, où l’occupation temporaire peut devenir un outil de projet et pas seulement une parenthèse sympathique.

Cédric Petitdidier (Petitdidierprioux) : Il est vrai que lorsque nous sommes sollicités pour mener des projets de requalification de friches urbaines, nous constatons que ces occupations temporaires sont presque devenues un réflexe chez nombre de promoteurs. Non seulement pour des questions d’images mais aussi parce qu’ils sont convaincus des bienfaits de ce type d’occupations. Nous avons connu plusieurs cas de figure où les promoteurs se demandent comment activer le site, comment donner un nouveau rythme au projet. À partir du moment où leur enjeu – certes financier – est en fin de compte servi, ils sont tout de suite partants. Et c’est presque plus simple car ils possèdent une souplesse qui n’existe pas forcément dans le champ public.

Anne Pezzoni : Je suis d’accord : il existe des promoteurs qui peuvent s’engager dans ce genre de démarches par conviction. Mais cela concerne combien d’opérations ?

Paul Citron : Le problème en France est que l’architecture ne repose malheureusement pas sur les épaules des architectes ou même les maîtres d’ouvrage isolés : c’est un problème de marché. Les architectes ne vont pas inventer des surfaces plus grandes, ou jouer sur les prix des éléments …

EB : Mais alors, le jalon déterminant du logement est le jalon politique ?

Anne Pezzoni : C’est surtout le mode opératoire qui compte. On est sollicités sur des projets où est attendue une valeur ajoutée : l’architecture. Nous pouvons exercer notre métier d’architecte car on vient justement nous chercher pour cela – ce qui est un luxe insensé. Je suis effarée de mes promenades dans certaines zones urbaines, la tristesse de constructions où, depuis l’extérieur, on peut imaginer la pauvreté intérieure. C’est la honte ; non pas pour les architectes, mais pour la fabrique de la ville. 

Paul Citron : Mais il faut bien loger les gens, et ils achètent ces logements-là parce que le reste coûte trop cher.

Croixmariebourdon, bureaux et commerce, Malakoff © Takuji Shimmura

EB (à Thomas Bourdon) : L’agence Croixmariebourdon a installé ses bureaux à Malakoff dans un bâtiment qu’elle a construit pour son propre compte en 2018 [le projet comprend la construction d’un commerce de 70 m² et de 300 m² de bureaux et espaces de vie. NDLR]. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce mode opératoire ?

Thomas Bourdon (Croixmariebourdon architectes associés) : On s’est lancés dans la promotion pour réaliser nos bureaux. Je pense que la valeur que l’on peut apporter aujourd’hui en tant qu’architectes réside essentiellement dans la question de la transformation de l’existant, ou dans la conception de bâtiments transformables. À l’agence, dans l’exercice du logement, nous comptons beaucoup d’opérations neuves mais aussi de plus en plus de réhabilitations. C’est un terrain de jeu énorme. Cela me fait penser à nos projets pour la SIEMP en diffus, en 2005-2006. La Ville de Paris demandait alors à la SIEMP de racheter des appartements insalubres dispersés dans des copropriétés du 19ème et du 20ème arrondissement de Paris – des opérations très complexes, où nous avons eu le loisir de réfléchir à des programmes de logement dans des sites complètement alambiqués en prenant en compte toutes les notions de copropriété. Par ce biais-là, nous avons pu mener diverses réhabilitations à Paris, tout en continuant à construire des logements neufs en parallèle. Bref, nous avons donc construit nos bureaux il y a deux ans dans un quartier mixte de proche banlieue parisienne, à Malakoff. Nous avions besoin de bureaux, mais rien ne dit que les futurs locataires en auront besoin également et qu’il ne faille les transformer en logement. Alors en tant que promoteurs soucieux de la rentabilité de notre opération (rires), on s’est dit que pour valoriser notre bien il fallait qu’il puisse, à l’avenir, accueillir du logement. Nous avons donc conçu un bâtiment en structure bois mutable.

EB : Avec la réversibilité, on peut directement traiter le sujet de la vacance – des bureaux, des logements. La vacance dans une ville est-elle signe de mauvaise santé, faut-il la résorber à tout prix et que peut-on en faire ?

Thomas Bourdon : Elle pose d’abord la question de la transition. Une ville a besoin d’un quartier « au repos », qui est en pause à un moment donné, pendant qu’un autre est en mouvement. Ce sont ces vases communicants qui aménagent de la place à chacun dans la ville. 

Roxana Rejai : Dans le cadre des opérations menées par Plateau Urbain, la vacance a beaucoup de sens. Il y a une demande très importante par exemple en termes d’hébergement d’urgence. On est dans une phase de fin d’occupation, et cela pose beaucoup de problèmes : où vont aller les personnes qui sont là depuis le début, qu’on va encore déplacer ? Avec le temporaire, on leur donne une place, des opportunités. C’est temporaire certes, mais le projet d’occupation et toutes les activités ont été très bénéfiques pour certains. Les bâtiments vacants aménagent une place dans la ville que ces gens n’auraient pas forcément eue par ailleurs.

EB : Croixmariebourdon a récemment livré une opération de transformation de bureaux en logements. Quand on connaît la pénurie de logements en France, quel est le frein à la généralisation d’opérations de mutabilité ?

Thomas Bourdon : Les questions dépendent beaucoup de la taille des plateaux. Dans cette opération à Pantin, pour I3F [transformation de bureaux en 70 logements sociaux, Pantin (93), 2020. NDLR] nous avons transformé deux plots sur un ensemble de trois immeubles de bureaux dans une copropriété. Ce qui rendait la transformation plus facile était la constitution même des plateaux. Les trois plots un peu décalés développaient un linéaire de façade relativement important, sur la base d’un plan de 20 m X 20 m avec un noyau de circulation au centre qui dégageait une périphérie. Certes, ce n’était pas optimal car il y avait des profondeurs importantes, mais nous avons réussi à recréer du linéaire de façade sans entrer dans des extensions complexes, en conservant la volumétrie. Nous sommes souvent consultés pour faire des faisabilités sur des transformations de bureaux en logements, mais à l’arrivée très peu de bailleurs enclenchent ce choix parce qu’ils ne sont pas concurrentiels face à quelqu’un qui va choisir de maintenir une activité tertiaire. Le prix de transformation et le prix de vente n’est pas à la hauteur. Mais concernant la taille des plateaux, les proportions font qu’on reste sur des opérations relativement modestes. Il faut peu de profondeur pour créer des surfaces viables. Il y a aussi la question de la nature de plancher pour ne pas remettre en cause la stabilité du bâtiment en gérant les descentes d’eau. Il y a aussi le cahier des charges à respecter.

Anne Pezzoni : On en revient à la fabrique du logement ; face à des objets différents, il faut faire des choses différentes.

Thomas Bourdon : C’est ça. À Pantin, nous avons créé du linéaire de façade supplémentaire en créant des loggias dans les angles, qui nous ont permis de proposer une pièce en plus par logement. C’est aussi ce qu’on aime dans la réhabilitation : malgré le cahier des charges à respecter, l’existant nous permet de pousser plus loin encore l’expérimentation. Pour le même coût de construction, nous avons proposé des logements qui comptent 9 m2 en plus que ce que proposait le cahier des charges.

Cédric Petitdidier : Il y a beaucoup de choses, dans le mode constructif, qui paraissent a priori simples à transformer, mais qui s’avèrent extrêmement compliquées. Ce type de réhabilitation coûte pour l’instant très cher. 

Petitdidierprioux Architectes, 338 logements, Paris © Sergio Grazia

EB : Peut-elle quand même devenir une voie d’avenir ?

Cédric Petitdidier : Sur les bâtiments qui en ont le potentiel, oui. J’ai deux exemples, le premier que nous n’avons pas pu mener à terme [338 logements rue Curial pour Nexity, Paris 19ème arrondissement, 2019. NDLR] car tout était lié dans la structure du bâtiment. En plan, tout fonctionnait très bien jusqu’à l’ajout d’espaces extérieurs. En voulant casser les allèges, nous nous sommes rendu compte qu’elles ceinturaient le bâtiment, et il a fallu changer complètement le projet pour tout démolir et en faire une construction neuve. A contrario, on nous a proposé de travailler sur un immeuble des années 1990-2000 [transformation de bureaux en logements pour NF Habitat, Gennevilliers (92), 2021. NDLR] avec ailes de requin, pierre agrafée… tout ce qu’on déteste, et complètement vacant. Ici, contrairement à l’exemple précédant, nous pouvions facilement aménager des logements. On a donc choisi de ne pas maquiller ce bâtiment en se disant que la priorité était de cloisonner, de créer des pièces plus grandes, des logements plus généreux et fonctionnels. L’économie générée par le fait de n’avoir pas changé des façades que pourtant nous n’aurions jamais dessinées nous a in fine permis d’offrir plus de qualités aux logements.

EB : Alors comment faire vertueux dans la construction neuve alors que par définition on n’est pas vertueux en ajoutant la démolition à la facture écologique et économique ? La nouvelle réglementation aide-t-elle ?

Anne Pezzoni : C’est une réglementation de plus que nous n’avons pas fini d’explorer. L’intention est bonne, mais elle ne permet que de faire des prototypes. J’ai connu la RT 2005, dans laquelle on nous disait qu’il ne fallait que les vitrages composent plus de du logement – des meurtrières en guise de fenêtres entre 2005 et 2010, donc. En 2012, on nous dit « finalement on s’est trompés, c’est le contraire ». Pas moins de de la surface de la pièce. Nous, on le savait – mais on ne pouvait pas le faire. Encore une fois, je suis architecte – je crois au contexte, je crois que chaque situation a sa solution. C’est le contraire de la norme. On passe notre temps à essayer de cocher des cases.

EB : Donc le millefeuille réglementaire est aussi vertigineux qu’auparavant ?

Cédric Petitdidier : Oui et non. Le problème avec les normes, c’est qu’à chaque nouvelle norme, il y en aura un qui sera le premier à comprendre ce qu’elle implique et qui va t’expliquer ce qu’il faut comprendre. On a tous du mal à rentrer dedans, alors il y a des défricheurs. J’ai l’impression qu’à chaque norme, un mouvement se crée autour d’une mono-solution, puis vient le moment d’atterrissage où on s’aperçoit que finalement on peut bricoler pour contourner la norme.

Paul Citron : Comme le dit François Leclercq, il faudrait aussi normer la taille des logements.

Cédric Petitdidier : Je suis un peu partagé là-dessus. Bien sûr ça pourrait servir de garde-fou et c’est très bien. François Leclercq a raison, mais on est nombreux à le dire, depuis longtemps. J’aimerais partager une expérience. Vinci Immobilier sont venus nous voir pour étudier un terrain dans le 18ème arrondissement pour construire des logements. En étudiant la parcelle, on peut effectivement respecter les mètres carrés demandés – mais cela donne un bâtiment un peu bizarre, très profond. Mille mètres carrés pour vingt mètres de profondeur. On leur a demandé carte blanche pour créer un système basé sur des plateaux de 160 m2, avec quatre gaines judicieusement placées de sorte à pouvoir découper ces plateaux en deux, en trois, en quatre, etc., mais en laissant les gens décider. On s’est donc mis dans la tête des futurs acquéreurs, et on s’est amusés à dessiner des logements pour au total arriver avec près de 600 possibilités de logements différents, que l’on a présentées au promoteur. Il a très vite compris où l’on voulait en venir avec ces propositions, et il nous a suivi. Nous avons appelé ça « logements à la carte » [logements à la carte, 6 plateaux libres et 1 maison individuelle en fond de parcelle, pour Vinci Immobilier, Paris, livraison 2022] et la technique de vente est totalement différente. On est sortis du modèle promoteur, mais c’est possible parce qu’il n’y a pas de normes sur la taille des logements.

Paul Citron : Mais s’il y avait une norme, cela viendrait contraindre les propriétaires de foncier et les mettre face au fait que leurs demandes ne sont pas possibles. En normant les tailles de logements, on contraint les prix de sortie qui sont fixes – c’est le principe du compte à rebours. La valeur du foncier est une valeur résiduelle, ce qui reste du prix de sortie une fois qu’on a payé tout le monde. Si on contraint la taille à marché équivalent, on contraint le prix du logement. Tout l’enjeu réside dans « des grands logements, pas chers, et 500 000 par an… »

Cédric Petitdidier : Mais il y a des cas où une telle norme ne serait pas adaptée. Il ne faut pas nier qu’il y a des contraintes locales.

Paul Citron : Il ne faut pas oublier la question de la pression foncière. Il n’y a que les lois qui peuvent réguler le marché. Le plafonnement des loyers, c’est la loi. En régulant le loyer, il est possible de réguler la vente et l’achat. La loi est parfois nécessaire.

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