Le chantier comme terreau d’apprentissage
Présentée au centre d’architecture arc en rêve de Bordeaux à l’automne dernier, l’exposition « Salle de classe, architecture de l’adolescence » rouvrira ses portes à Lisbonne, au Garagem Sul, du 14 mars au 10 septembre 2023. Dans le cadre du chantier d'une école, comment faire des méthodes de construction vernaculaires un levier pour le développement local ?
À l’occasion de cett exposition itinérante, arc en rêve papers, les suppléments du centre d’architecture de Bordeaux diffusés en partenariat avec L’Architecture d’Aujourd’hui, proposent une série d’entretiens avec des architectes ayant conçu des établissements scolaires, « cas d’école » d’un programme aux multiples enjeux. Dans ce dernier volet de la série, le commissaire Joaquim Moreno et Leonardo Lella, chargé d’exposition à arc en rêve, s’entretiennent avec Anna Heringer, auteure de plusieurs bâtiments scolaires en terre crue et bambou au Bangladesh, dont l’exemplaire centre de formation DESI à Rudrapur au Bangladesh
Centre de formation DESI
Joaquim Moreno : L’exposition Salle de classe, architecture de l’adolescence examine comment l’outil d’apprentissage le plus commun et le plus répandu – la salle de classe – façonne l’apprentissage. Avec vos projets d’écoles au Bangladesh, vous avez redéfini l’architecture scolaire en utilisant des techniques de construction vernaculaires. Comment tout cela a-t-il commencé ?
Anna Heringer : À l’époque où j’ai conçu l’école METI, personne ne voulait d’une école construite en terre et en bambou, car ceux-ci étaient considérés comme des « matériaux pauvres ». Mais à ce moment-là, j’étais très impliquée à Rudrapur (un village du nord du Bangladesh, ndlr), et la communauté a fini par accepter le bâtiment, également parce que j’arrivais avec des donations pour le construire. Avec le recul, je dirais que c’était une décision assez « descendante » et c’est justement ce qu’il ne faut surtout pas faire dans le domaine de l’aide au développement : imposer un projet, même si les gens n’en veulent pas vraiment. D’autre part, on peut dire que le béton et l’acier sont aussi « imposés » dans un certain sens, puisqu’au au Bangladesh il y a beaucoup de publicité pour ces matériaux et pratiquement aucune pour les méthodes de construction traditionnelles. On peut donc pas vraiment les comparer. Dans le cas du deuxième projet que j’ai conçu, le centre de formation DESI, ce n’est pas moi qui ai décidé de le construire en terre et en bambou, mais l’ONG locale Dipshikha. Ça a été un grand pas en avant.
Leonardo Lella : Le centre de formation DESI est précisément l’un des exemples que nous avons décidé d’inclure dans l’exposition. Il est présenté dans la section Production qui examine comment les écoles ont été construites depuis les systèmes de préfabrication de l’après-guerre jusqu’à nos jours. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur la façon dont vous l’avez conçu ?
AH : Par rapport au METI, le centre de formation DESI est un bâtiment plus complexe, avec des salles de classe et des appartements pour les enseignants. Dans ce deuxième projet, nous voulions vraiment combiner espaces de travail et logements, en montrant qu’il est tout à fait possible d’avoir un mode de vie moderne dans un bâtiment vernaculaire. Aujourd’hui, au Bangladesh, les bâtiments construits en terre sont principalement des fermes, dans des contextes ruraux. Ils se composent généralement d’une cour centrale entourée par différents bâtiments, une configuration qui fait que si vous voulez passer d’un espace à l’autre, vous devez forcément traverser la cour. Ce n’est pas idéal, surtout pendant la saison des pluies, et nous avons donc décidé de travailler avec une nouvelle interprétation du foyer bangladais. Une très grande véranda remplace la cour et permet d’aligner tous les principaux espaces les uns à côté des autres. Cet espace extérieur multifonctionnel est plus important que l’intérieur du bâtiment : il peut vraiment être utilisé comme une extension des salles de classe.
LL : La salle de classe est justement le sujet central de notre exposition. Pouvez-vous nous décrire le plan d’une salle de classe du centre DESI et nous raconter comment les cours s’y déroulent ?
AH : Il y a en réalité différents types de salles de classe. Celles du bas sont des salles plus pratiques, avec des tables de travail autour desquelles les étudiants peuvent travailler debout. Ces espaces peuvent être prolongés vers l’extérieur par la véranda, qui est également meublée avec des tables de travail. Dans les salles de classe de l’étage, au contraire, les tables sont plus standard, mais ici aussi il y a une grande véranda. Les élèves l’utilisent comme salle de sport, comme espace de rassemblement ou de méditation, comme buanderie ou simplement comme lieu de sieste. Lorsqu’il y a une fête, elle devient une cuisine à ciel ouvert et les étudiants commencent à y couper des légumes ou du poulet. Je dirais que c’est l’espace qu’ils aiment le plus, car il a cette atmosphère assez particulière, donnée par la lumière naturelle filtrée par les saris colorés.
JM : Qu’est-ce qui différencie le centre de formation DESI d’un bâtiment scolaire conventionnel ?
AH : Dans une école conventionnelle au Bangladesh, les salles de classe n’ont ni climatisation ni système de filtrage de l’air et sont construites à partir de parpaings ou de briques cuites localement, parfois même en ayant recours au travail des enfants. Dans le bâtiment du DESI, au contraire, elles sont plutôt confortables, bâties à partir de méthodes de construction traditionnelles. Vous savez, l’industrie du bâtiment essaie toujours de proposer de nouveaux produits, le « béton vert » par exemple. Mais je suis vraiment convaincue que nous ne pouvons pas constamment inventer de nouvelles choses. Nous avons des matériaux qui sont là depuis des siècles, en grande quantité et sans effets secondaires : la terre, par exemple. C’est un matériau que l’on peut extraire du sol autant que l’on veut sans aucune contrainte. Normalement, lorsque vous utilisez des matériaux recyclés, il y a toujours une certaine perte de qualité. Au contraire, avec la terre, vous pouvez obtenir la même qualité en ajoutant simplement de l’eau. Et si vous n’en avez plus besoin, vous pouvez tout simplement la remettre là où elle a été extraite. C’est vraiment incroyable !
La terre est donc probablement le matériau de construction le plus durable qu’il soit. En termes de durabilité économique également, le matériau est gratuit et on doit tout simplement l’extraire et le traiter. D’une certaine manière, ce bâtiment va au-delà d’une simple architecture : c’est un catalyseur pour le développement local. Vous savez, si j’avais construit ces espaces avec de l’acier et du béton, l’argent aurait été exporté, rendant toujours plus riches des gens qui le sont déjà. Ici, l’argent reste chez les personnes qui en ont vraiment besoin, en soutenant des économies à petite échelle.
LL : C’est plutôt intéressant que vous ayez décidé d’utiliser des matériaux traditionnels pour un bâtiment très orienté vers l’avenir, tel une école pour électriciens. Pensez-vous que les matériaux et l’architecture de l’école ont un impact sur le programme éducatif de l’école ?
AH : Normalement, les constructions en terre au Bangladesh n’ont ni électricité ni équipements techniques. Et ce projet est la démonstration qu’il est possible d’associer architecture vernaculaire et technologie. Par exemple, tout le monde nous disait que l’aménagement de toilettes à l’intérieur d’un bâtiment en terre était très compliqué et aurions mieux fait d’utiliser des briques ou du béton. Et finalement, il s’est avéré au contraire qu’il est plus facile d’intégrer des installations techniques dans un bâtiment en terre que dans une construction en béton. Aujourd’hui, les élèves sentent qu’un bâtiment en terre bien construit est frais en été et chaud en hiver, et ils peuvent voir la différence avec leurs logements, construits à partir de briques en béton, qui ont beaucoup de problèmes de surchauffe et de moisissure. Je pense donc que le fait qu’ils se sentent à l’aise dans les salles de classe est déjà en soi une leçon très puissante.
JM : Comment le bâtiment produit-il de l’énergie ?
AH : Puisque la terre et le bambou ne peuvent pas produire d’énergie, nous les avons combinés avec des panneaux solaires, pour avoir un bâtiment avec une faible empreinte carbone qui est énergétiquement indépendant. L’installation solaire a été conçue et construite par les élèves de l’école et la technologie solaire fait, depuis, partie de leur programme éducatif. On peut donc dire que le chantier était déjà un environnement d’apprentissage. D’ailleurs, c’est un modèle que nous sommes en train de reproduire dans un projet que nous développons actuellement au Ghana. Bien sûr, nous aurions pu installer davantage de panneaux solaires pour rendre le bâtiment complètement indépendant, mais les panneaux solaires ont également besoin d’énergie pour être produits et, au final, l’empreinte carbone du bâtiment aurait été très élevée. Je pense qu’il faut toujours trouver le bon équilibre entre confort et frugalité. Les élèves ont accepté le fait que, certains jours, il y ait de coupures de courant, parce que l’installation ne peut pas fournir une quantité illimitée d’électricité. J’aime beaucoup le fait que le bâtiment soit conçu pour une consommation « moyenne » d’électricité et non pour une consommation illimitée. Cette idée très occidentale de « ressources illimitées » est vraiment délétère, et je pense que le bâtiment est un très bon exemple de « frugalité heureuse ».
JM : Il y a quelques années, j’ai organisé une exposition sur la transition énergétique, Storytelling Meters, au musée MAAT de Lisbonne. La thèse de l’exposition était que la meilleure façon de comprendre le cycle extractif et prédateur de l’énergie est de considérer le compteur, l’instrument de comptage qui transforme l’énergie en marchandise. Dans votre bâtiment, au contraire, il y a de l’électricité mais pas de compteurs…
AH : La question de l’énergie est à la base de tous mes projets : j’utilise toujours des matériaux et des sources d’énergie locaux. Bien sûr, le bâtiment fonctionne à l’énergie solaire mais aussi à l’énergie humaine. Il ne faut pas oublier que chaque personne est une source d’énergie. Le chantier, par exemple, était complètement hors réseau. Nous n’avions que quatre machines de forage que nous devions recharger pendant la nuit, et sinon tous les autres outils étaient manuels. L’énergie humaine était donc une ressource locale très importante dans notre cas. Je pense que nous devons combiner les matériaux et les sources d’énergie locaux avec les connaissances mondiales, car aujourd’hui, grâce aux outils numériques dont nous disposons, nous pouvons accéder aux informations où que nous soyons dans le monde. Après, bien évidemment, il faut adapter cette connaissance globale aux conditions locales.
J’ai d’ailleurs un souvenir très intéressant à ce sujet. Pour la véranda du bâtiment, nous avons utilisé un motif très spécifique, que l’on appelle ici en Autriche le « tressé viennois ». Les maçons du chantier ont vu un croquis que j’avais fait avec ce motif et ils l’ont tellement aimé qu’ils l’ont utilisé pour orner la véranda. Au début, je pensais que cela n’avait aucun sens d’utiliser un motif autrichien au plein milieu du Bangladesh, mais un jour un maçon m’a dit : « Anna, es-tu vraiment sûre que ce motif ait été inventé à Vienne ? Les Viennois l’ont probablement volé à un pays islamique, alors pourquoi ne pourrions-nous pas l’utiliser ? ». Et j’ai soudain réalisé que les cultures sont toujours en mouvement et qu’elles s’influencent mutuellement. J’aime vraiment quand les éléments, les connaissances et la créativité font de ponts, se mélangent en créant quelque chose de nouveau.
JM : Il y a quelque chose dans votre école qui est intimement liée à la définition même d’adolescence : les élèves doivent apprendre non seulement leurs cours mais aussi comment gérer leur environnement, par exemple en termes d’utilisation d’énergie. Nous avons interviewé il y a quelques mois Hermann Kaufmann, qui a conçu une école high-tech très écologique en Allemagne, mais où les étudiants ne jouent absolument aucun rôle dans le fonctionnement du bâtiment. Dans votre cas, c’est radicalement différent : les étudiants ont un rôle à jouer.
AH : Oui, tout à fait ! Ils ne s’occupent pas seulement de toutes les installations électriques mais aussi du nettoyage et de l’entretien de leur propre espace, ils font du jardinage, ils réparent des choses, ils prennent vraiment la responsabilité sur eux-mêmes.
Le jardin, conçu par Khondaker Hasibul Kabir, faisait par exemple partie du programme dès le départ. Puisque tous les étudiants viennent de familles d’agriculteurs, l’idée était qu’ils ne soient pas seulement formés comme électriciens, mais qu’ils ne perdent pas leurs compétences en matière de jardinage et de production d’aliment. La conception répond à un mode de vie qui ne dépend plus exclusivement de l’agriculture, mais qui reste ancré dans le contexte et la culture rurale.
LL : Pensez-vous que ces deux projets sont des cas isolés, ou qu’ils ont changé la façon dont les gens considèrent l’architecture au Bangladesh ?
AH : Je pense que cela va dans les deux sens. Le projet DESI, par exemple, a servi d’inspiration pour les propriétaires d’un éco-resort qui est en train d’être construit au Bangladesh par Marina Tabassum. Mais il y a aussi beaucoup de personnes qui contrecarrent ces projets, notamment les lobbies du BTP, qui font beaucoup de publicité pour leurs matériaux produits industriellement. Le gouvernement bangladais a d’ailleurs lancé un programme qui fournit gratuitement des logements aux couches les plus pauvres de la population rurale. Ces « maisons gratuites » sont construites à partir de poteaux en béton et de tôles ondulées, et au final, elles ressemblent à des baraques de bidonville. Les gens démolissent leurs maisons en terre crue qui n’ont aucune valeur à leurs yeux parce qu’ils les ont construites eux-mêmes. C’est donc un « programme de lutte contre la pauvreté » qui consiste à démolir des maisons et des cultures traditionnelles et à émettre du CO2 ! Et il est très difficile de contrer ce genre d’initiatives parce qu’il faut dire aux gens « n’acceptez pas le cadeau que le gouvernement vous fait », ce qui, bien évidemment, n’a aucun sens pour eux.
Tout cela pour dire qu’il y a des succès mais aussi des pas en arrière. Il est très difficile d’éradiquer l’idée que les matériaux vernaculaires ne sont pas assez qualitatifs et que vous devez acheter et importer des biens de l’étranger, une idée qui a été diffusée par des décennies de colonisation et de programmes d’aide au développement. C’est littéralement un lavage de cerveau collectif et ce ne sont pas deux ou trois bâtiments qui vont changer la mentalité collective. Parfois, je suis très impatiente, et j’aimerais que les choses aillent plus vite, mais c’est un travail continu, et nous devons continuer à nous battre pour cela. Il y a encore beaucoup de travail à faire, mais je serai toujours une idéaliste têtue, m’engagent pour moins de béton et pour plus de terre !
« Salle de classe, architecture de l’adolescence »
Garagem Sul, Lisbonne
Du 14 mars au 10 septembre 2023