Enseigner l’histoire 1—3
Depuis 2019, AA et Archizoom, la galerie de l’EPFL, collaborent pour produire Archizoom Papers, une revue en ligne itinérante d’architecture, d’urbanisme, de recherche et de critique. Retrouvez toutes les précédentes éditions sur ce lien.
Pour cette édition de rentrée, trois parties d’un même débat qui a animé l’EPFL, l’École polytechnique fédérale de Lausanne font converser le directeur d’Archizoom Cyril Veillon, le journaliste et critique Christophe Catsaros avec, dans l’ordre d’apparition : Philip Ursprung, historien de l’art ; Françoise Fromonot, architecte, enseignante et critique ; Jean-Louis Cohen, historien de l’architecture et de l’urbanisme du XXᵉ siècle ; et Fabrizio Gallanti, critique et nouveau directeur d’arc en rêve à Bordeaux — autour de la question et de la place de l’histoire dans l’enseignement architectural.
1re partie
Cyril Veillon : Ce débat advient dans un contexte assez polémique ici, à l’EPFL, autour de la succession de Roberto Gargiani et de la volonté de faire évoluer sa chaire professorale, en l’ouvrant sur la question du digital. Cette nouvelle orientation s’inscrit plus largement dans la demande de la présidence de l’EPFL de renforcer la recherche sur le numérique. Dans les prises de position parfois polémiques qui ont suivi, cette demande a été interprétée comme une volonté d’affaiblir l’enseignement de l’histoire. Le fait que cette demande émane de la présidence d’une école technologique n’a fait qu’augmenter les crispations. Notre débat ne devrait pas se focaliser sur ce recrutement ni sur le profil des personnes qui étaient initialement pressenties. Nous souhaiterions plutôt comprendre avec vous l’état actuel de la place de l’histoire dans l’enseignement architectural.
Nous aimerions questionner le refus catégorique de certains d’utiliser le terme « digital turn ». Comprendre ce qu’il y a derrière la position d’une défense de la discipline architecturale. La nouvelle orientation a été qualifiée de « coup d’État disciplinaire ». Est-ce justifié ? À ce climat tendu s’ajoute finalement l’inquiétude des étudiants qui doutent de la pertinence de l’enseignement auquel ils prennent part, le trouvant peu adapté au monde contemporain. Ce débat est donc une invitation à réfléchir aux statuts disciplinaires de l’architecture et à l’interaction entre théorie critique et histoire.
Christophe Catsaros : Nous aimerions prendre de la distance par rapport à la polémique pour mieux cerner les fondements stratégiques ou idéologiques du problème. Ma première question va à Philip Ursprung et porte sur les distinctions entre l’enseignement de l’histoire à Lausanne et à Zurich, à l’EPFL et à l’ETH. Y a-t-il quelque chose à comprendre dans la façon dont les deux écoles se positionnent respectivement sur ce terrain ?
Philip Ursprung : En effet, je suis membre du GTA, Institut für Geschichte und Theorie der Architektur, établi à Zurich en 1967. À la fin des années 1960 naissent de nombreux instituts d’histoire et de théorie, avec une volonté commune, faire prendre un tournant académique à l’enseignement de l’architecture. L’idée était de se détacher autant que possible de l’esprit Beaux-Arts, très répandu à l’époque. C’est un tournant qu’il faut inscrire dans le cadre de la révolution intellectuelle de 1968. Dans le cas du GTA, l’impulsion initiale était de faire interagir histoire et théorie et d’offrir une plateforme qui servirait à réfléchir sur la pratique architecturale. Cette impulsion est toujours d’actualité. Dans les années 1990, l’importance accordée à la réflexion passe au second plan pour renforcer la mission historienne de l’institut. Le GTA s’est éloigné de son esprit originel en se spécialisant et en réduisant la place faite aux débats contemporains. Depuis 10 ans que je suis au GTA, j’essaye d’en faire de nouveau un espace d’échanges, accessible au design, aux urbanistes, aux sociologues, aux artistes. Bien évidemment, cela ne fait pas l’unanimité. Savoir si nous sommes plutôt des historiens ou des théoriciens est une discussion qui est toujours en cours au sein de notre institut. Tant que cette question reste irrésolue, c’est bon signe, cela indique que notre pratique est en mouvement. Il y a quatre ans, pour célébrer le cinquantenaire du GTA, nous avons organisé une conférence dont le titre était « The End of Theory ». Une des conclusions que nous avons tirées était : la théorie est bien vivante, mais on ne peut la distinguer clairement de la critique ou de l’histoire. L’autre point apparu dans ce débat est que nous traversons une crise de l’historicité, qui se caractérise par une certaine amnésie ainsi qu’un sentiment d’éternel présent. Cette crise de l’historicité nécessite une révision de ce que nous comprenons par « histoire de l’architecture ». C’est une des causes du conflit que nous vivons actuellement à l’EPFL.
Concernant la différence entre les deux écoles, l’EPFL a été établie en 1968, peu après la Fondation du GTA, à partir d’une école d’ingénieurs. Je crois savoir qu’à Lausanne, il n’a jamais été question de copier le GTA dans sa façon de croiser les disciplines, mais plutôt de créer des chaires spécialisées en histoire et en théorie. L’inconvénient de ce choix est qu’à Lausanne vous vous retrouvez avec des petits royaumes où chacun défend son territoire, tandis que de Zurich se dégage un esprit de groupe dans lequel les « disciplines » ne se distinguent plus vraiment les unes des autres. Entre Laurent Stadler, qui a hérité de la théorie architecturale et moi-même, qui m’occupe de la chaire de l’histoire de l’art et de l’architecture, il y a une perte des intitulés et des catégories respectives. La dénomination précise de nos chaires ne nous occupe pas beaucoup. Quant aux étudiants, je ne pense pas qu’ils aient une idée précise de ce qu’il s’y passe, ni des enjeux que cela représente. Cette identité d’institut est secondaire pour eux.
Christophe Catsaros : Françoise Fromonot, est-ce que vous reprendriez à votre compte ce qui vient d’être affirmé, cette idée que la pratique de l’histoire serait, d’une certaine manière, menacée ?
Françoise Fromonot : Je ne le dirais pas exactement ainsi, même si je partage sur le fond cette observation. Il faut dire que ne me considère pas comme historienne, même si j’ai un intérêt profond pour l’histoire, indispensable selon moi à la pratique de la critique. De même, je vois mal comment enseigner l’architecture en la laissant de côté. Ma position serait de défendre l’enseignement de l’histoire sans pour autant adopter une position défensive. Dans les écoles françaises, l’histoire fait partie du champ « culture architecturale » alors que la théorie est couplée avec « la pratique de la conception architecturale » (TPCAU). Pour ma part, je suis professeur en TPCAU : j’enseigne la théorie, en cours et parfois en studio, ainsi que le projet. Je donne aussi certains cours magistraux d’histoire de l’architecture, et il m’arrive de participer à des jurys d’autres studios du fait que j’ai travaillé sur tel ou tel sujet historique. La division imposée entre champs n’empêche donc pas les échanges. Mais il faut bien avouer que ces liens organiques se tissent trop rarement. Une meilleure fluidité contribuerait pourtant à rendre plus naturel, plus pertinent pour les étudiants, le recours à l’histoire pour réfléchir, car c’est une culture qui tend en effet à s’effacer.
Cyril Veillon : L’historien Patrick Boucheron estime qu’il y a un dialogue de sourds entre ceux qui racontent l’histoire dans le roman national (et qui entretiennent « l’énergie de la fable ») et les historiens professionnels qui la déconstruisent. Le métier de l’historien est d’écrire l’histoire, donc de la réécrire, et non de la réciter. Peut-on aujourd’hui encore défendre une homogénéité de l’histoire en architecture, une histoire qui serait un récit d’édification, une morale politique ? Si oui, l’histoire en architecture ne servirait-elle pas trop à glorifier l’architecture ? Ou au contraire est-ce que l’histoire doit être un art d’émancipation, une façon d’ouvrir le regard, d’inviter aux comparaisons, aux connexions même assez lointaines ? Peut-on faire place à une dimension collective du travail historique ?
Françoise Fromonot : Bien entendu je partage l’idée, comme nous tous ici j’imagine, que l’histoire doit être outil de connaissance critique en constante réévaluation, plutôt qu’une fable morale à réciter. Les distinctions que fait Boucheron pourraient presque être transférées par analogie ! Les avocats du récit national qu’il fustige seraient alors les défenseurs d’une histoire de l’architecture strictement internaliste, ou d’une conception immuable de la théorie. Il y en a. Cela dit, si l’histoire est menacée, elle l’est autant par le présentisme et le mouvement permanent qu’il suppose que par l’immobilisme disciplinaire ou idéologique. Depuis quelques années, on sent s’installer une incompréhension chez beaucoup d’étudiants quant à l’utilité et au rôle de la culture historique, par-delà l’analyse de quelques références canoniques considérées comme utiles à l’exercice du projet. L’idée que des questions qui nous préoccupent aujourd’hui ont été déjà réfléchies, à d’autres moments, dans d’autres contextes, et que ces antécédents peuvent nous servir à nous situer, à relativiser notre condition actuelle, tout cela tend à perdre son évidence et même son sens, ce qui n’était pas le cas il y a encore quelques années. En examinant des rapports d’étudiants de fin de licence à Paris-Belleville, en juin dernier, j’ai été frappée par leur indifférence aux cours de culture historique ou théorique. L’idée que certains thèmes qui les passionnent aujourd’hui parce qu’ils sont à l’ordre du jour — flexibilité, économie de moyens, raison des formes, localisme… – aient une riche généalogie sur laquelle s’appuyer semble s’être littéralement évaporée. Ce présentisme crée une situation étrange. Il décrète l’inutilité du passé pour penser le présent et se nourrit du flux permanent d’actualité alimenté par les nouvelles technologies. En parallèle, la conscience de la crise, notamment environnementale, tend à dissoudre les perspectives d’avenir. L’histoire comme lien entre ces trois temporalités devient de plus en plus étrangère à cette génération, traversée par une incertitude structurelle qui n’a peut-être jamais eu d’équivalent à cette échelle.
Cyril Veillon : La cancel culture serait-elle un épiphénomène de cette offensive contre l’histoire que vous venez de décrire ? L’activisme de la génération actuelle aurait-il tendance à affirmer que tout a été mal fait jusqu’à présent, et que la table rase s’impose ?
Françoise Fromonot : Ce qu’il est convenu d’appeler cancel culture ne me paraît pas très présent en architecture, en tout cas en France. Tel que je le perçois, la contestation des étudiants les plus conscients et les plus politisés concerne d’abord le trop faible rapport entre ce qu’on leur enseigne et la réalité du monde. Ce qui les préoccupe souvent beaucoup, ce sont les enjeux du « out there », dans une angoisse palpable de la place et de l’impact que l’architecte peut espérer y avoir.
Sans aller jusqu’à envisager de faire table rase des éléments du passé jugés embarrassants, il est nécessaire d’adapter nos corpus. Certains sujets débarquent et ne peuvent être ignorés. D’autres s’usent ou se périment dans leur formulation initiale… L’histoire continue. Un petit exemple : j’ai longtemps enseigné un cours d’histoire contemporaine dans lequel une séance était consacrée aux théories du déconstructivisme architectural des années 1980. J’y montrais notamment comment les recherches formelles de certains de protagonistes de ce faux mouvement avaient pu s’épanouir grâce à l’essor du numérique. Désormais, il me semble plus pertinent d’insister plutôt sur les effets de l’informatique sur l’architecture au quotidien — BIM, industrialisation accrue des composants du bâtiment, incidences sur la mise en œuvre, nature du travail d’agence, etc. — et sur l’impact de ces mutations sur les projets eux-mêmes.
Ce type d’adaptation des contenus me paraît relever d’une évolution assez saine des réflexions que nous livrons aux étudiants, en prise avec l’avancée de nos propres travaux. Elles peuvent aussi être fonction des discussions que nous avons entre enseignants, dans un cadre pédagogique ou ailleurs — pour rebondir avec retard sur la question de Cyril sur la dimension collective du travail historique et critique.
Cyril Veillon : L’architecte qui enseigne l’histoire est-il historien ou reste-t-il avant tout architecte ?
Jean-Louis Cohen : Les architectes qui enseignent l’histoire deviennent historiens. On n’en est plus aux années 1950, lorsque de nombreux récits historiques étaient écrits par des architectes qui n’avaient pas d’aspiration de ce genre. Aujourd’hui, quelqu’un qui rédige un doctorat en histoire de l’architecture devient un historien — ou une historienne. D’ailleurs je récuse la définition américaine d’architectural historian qui décrit une sorte de subculture, en annexant l’historien à la discipline. Je pense plutôt qu’il faut parler d’historiens tout court, qui opèrent dans ou qui travaillent sur l’architecture.
Je voudrais dire que cette triangulation, histoire théorique critique, on ne la trouve pas qu’au GTA. On la trouve aussi par exemple au MIT avec le programme HTC (History, Theory, Criticism), créé par Stanford Anderson dans les années 1980. C’est l’idée de mettre ensemble plusieurs modes d’exploration. Pour revenir à l’épisode de l’appel à candidatures de l’EPFL, pour peu que j’arrive à le comprendre, il me semble assez typique de la démarche des ingénieurs qui sont en général les plus prompts à endosser les discours les plus à la mode et à oublier tout le reste. L’idée que l’on puisse construire une chaire d’histoire uniquement sur ce qui s’est passé depuis 25 ans est une de ces postures marquées au double sceau de l’impatience et de l’ignorance. Cela dit, je souscris à ce que dit Françoise, de ne pas négliger une approche théorique pratique sur la nouvelle division du travail introduite par la numérisation, entre concepteur et bâtisseur. Toutes proportions gardées, la situation me fait penser à la fameuse réaction de Walter Gropius, pour qui l’histoire de l’architecture devait commencer au Crystal Palace avec les débuts de l’industrialisation, sans que rien de ce qui précéda ait la moindre signification ni la moindre utilité. Je dirais donc que cette attitude phobique a des origines antérieures. Elle a elle-même son histoire.
Fabrizio Gallanti : Je crois que nous avons tous, depuis l’étudiant de première année jusqu’aux responsables des doctorats les plus pointus, le sentiment qu’il est nécessaire de continuer à arpenter l’histoire de l’architecture. Pour autant, j’ai l’impression que les outils et les méthodologies, les techniques avec lesquelles l’histoire est intégrée dans l’enseignement sont un peu dépassées. Cela dans le sens où il ne s’agit pas de remettre en question la nécessité de l’enseignement de l’histoire, mais de questionner une relative sclérose des pratiques de l’enseignement. Nous sommes nombreux à ressentir le besoin d’un changement, mais sans savoir comment. J’ai une petite anecdote suisse à ce sujet.
Il y a deux ans, l’école de Mendrisio a lancé un appel à poste pour un professeur de critique et théorie qui aurait dû effectivement s’occuper principalement d’architecture contemporaine. L’Université du Tessin avait émis un appel très exigeant pour les candidats : des dizaines de documents à fournir, copies d’articles, déclarations sur la recherche et l’enseignement. J’étais parmi les finalistes, je fais le déplacement comme tous les autres finalistes à Mendrisio, avec une organisation très acrobatique de la part de l’école pour éviter que les candidats ne se croisent. Nous étions sept, venant parfois de très loin, avec l’obligation de présenter, devant un grand comité avec des grosses pointures suisses et internationales, une conférence magistrale, sélectionnée entre trois alternatives proposées par chacun, suivie d’une interview très intense. Le silence s’ensuit pendant plusieurs mois, et finalement un message laconique est envoyé pour informer que le poste ne sera pas attribué. Plus tard, on a su par des rumeurs que trois candidats avaient été retenus par le jury et proposés à l’école, mais qu’un blocage interne empêchait d’acter ce choix. D’un côté, les Tessinois donnaient la sensation qu’il était nécessaire de construire cette chaire théorique. De l’autre, ils semblaient ne pas savoir exactement qu’en faire. Qu’aurait dû couvrir cet enseignement ? Le contemporain, la critique peut-être ? Je pense que l’idée même que cet enseignant puisse prendre pour objet de ses recherches la production architecturale de l’un de ses futurs collègues les a fait reculer. Cette situation me paraît symptomatique de l’incertitude sur le rôle de l’histoire, de la critique et de la théorie en général.
Ceci dit, je rencontre de plus en plus de jeunes étudiants pour lesquels l’histoire n’a plus du tout le même rôle dans leur constitution identitaire que celui qui a été le nôtre pendant des générations. C’est un changement de paradigme qui dépasse largement l’université, et qui se remarque dans l’enseignement de l’histoire à partir de l’école primaire. Nous sommes passés d’un modèle de grande narration linéaire, lacunaire et eurocentrée — des Babyloniens à la Seconde Guerre mondiale — à des méthodologies d’enseignement de l’histoire par fragments et par projets. Dès le primaire, on se concentre sur des épisodes extrêmement ponctuels, extrêmement spécifiques, mais sans la vision d’ensemble, chronologique ou autre, qui faisait que quelqu’un qui étudiait la Seconde Guerre mondiale savait plus ou moins qu’elle avait été précédée par une Première Guerre mondiale. C’est le schéma pédagogique dominant auquel est aussi confrontée l’histoire de l’architecture. Cette approche fragmentaire est bien évidemment compensée par un accès aux sources inimaginable il y a encore 15 ans. Aujourd’hui quelques clics en ligne suffisent pour combler la moindre demande, en rendant disponibles des quantités de matériel d’archive. La numérisation des archives bouleverse notre relation au passé. Dans son ouvrage Retromania, le critique musical Simon Reynolds analyse très bien cette transition des archives et bibliothèques analogiques, avec des limitations d’espace au numérique qui semble infini. Ce qui fait défaut, c’est la narration englobante qui va coudre toutes ces séquences spécifiques de savoir, et surtout les relations de causalité et de corrélation. Cette tendance s’observe aussi dans l’histoire de l’architecture. Il y a encore quelques professeurs qui tiennent à ce modèle un peu vétuste des grandes narrations. L’alternative convaincante n’a pas encore vu le jour : ce qu’on voit de plus en plus, c’est une approche fondée sur l’extraction d’éléments ponctuels qui peuvent être utiles aux projets, mais qui peinent à fournir de vraies capacités d’analyse. Les étudiants vont pouvoir étudier un projet de Le Corbusier jusqu’au dernier détail, avec le spécialiste du sujet, puis au semestre suivant passer à Tadao Ando, car un autre professeur y trouve la base de son enseignement.
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