Le parc, outil du design civique 2—4
Cet article constitue le 2e volet du nouveau numéro d’Archizoom Papers, revue en ligne itinérante, fruit d’un partenariat entre AA et Archizoom, la galerie de l’EPFL. Pour cette nouvelle collaboration, place au travail de l’architecte, paysagiste et chercheur Matthew Skjonsberg autour du civic design et plus particulièrement autour de son application la plus emblématique : le parc public.
En juin dernier, l’exposition The Living City, Park Systems from Lausanne to Los Angeles à l’EPFL, présentait un panorama chronologique de la discipline du civic design concrétisée dans sa forme la plus emblématique : la création de parcs régionaux. Pour Archizoom Papers, Matthew Skjonsberg, architecte, chercheur et commissaire de l’exposition, reprend cette chronologie. Cette semaine, retour sur les initiatives historiques des villes de Weimar, Londres et Liverpool.
Matthew Skjonsberg
WEIMAR. Des jardins privés aux parcs publics
1778 — Le Parc de l’Ilm de Goethe et de Charles-Auguste
La création du Parc de l’Ilm (Park and der Ilm) est un projet étroitement lié à la vie et à l’œuvre de Goethe à Weimar, et constitue le premier exemple que nous avons trouvé dans l’histoire des systèmes de parcs expressément destinés à un usage public. Conçu comme un Landschaftspark dans le style des jardins paysagers à l’anglaise comme celui de Stowe, il aurait été directement inspiré par la visite de Goethe en 1776 du Royaume des jardins de Dessau-Wörlitz. Ce jardin à l’anglaise lui fit un tel effet qu’il s’intéressa ensuite de très près au paysage et à la conception de parcs et de jardins1. La même année, le duc Charles-Auguste fit don au poète d’un pavillon avec jardin situé sur la rive nord-est de l’un des méandres de la rivière, connu aujourd’hui sous le nom de Goethes Gartenhaus. En 1778, Goethe et le duc avaient créé le Parc de l’Ilm – un parc de 48 hectares, long d’un kilomètre, sur les berges de la rivière Ilm à l’est de la vieille ville de Weimar. Ce site était en fait le « chaînon manquant » entre deux parcs existants – le Schlosspark Belvedere au sud et le Schlosspark Tiefurt au nord. C’est donc en reliant ces deux « parcs de château » au parc sur les berges que fut inauguré le concept de système de parcs. La création d’un « chaînon manquant » entre plusieurs parcs ou segments de parcs existants marque l’une des étapes essentielles vers l’aménagement des systèmes de parcs.
Les premières améliorations apportées au Parc sur l’Ilm en 1778 se situent sur le versant ouest rocheux et portent sur des éléments qui ont été suivis par plusieurs générations de concepteurs de systèmes de parcs : aménagement de sentiers, plantation d’arbres et de végétaux, installation de places assises, construction de monuments, de ponts, de ruines artificielles et d’autres bâtiments – dans le style du « jardin à l’anglaise ». Au fil du temps, ce système de parcs s’est agrandi, et d’autres « chaînons manquants » furent créés, sous forme de couloirs et de passerelles, pour intégrer les jardins d’autres anciens palais, comme le Stern Garten et le Welsch Garten. Ces jardins ont été réaménagés et intégrés dans le parc, ainsi que le versant est de la vallée et le plan d’eau jusqu’à Oberweimar, culminant dans un système de parcs ininterrompus qui s’étend aujourd’hui sur 10 km à l’est jusqu’à Gutspark Ossmannstedt (1797), sur près de 30 km au sud jusqu’à Schlosspark Kochberg (1800), et sur 12 km au nord-ouest jusqu’à Schlosspark Ettersburg (1814).
L’expansion du parc s’est ralentie en 1828, avec la mort de Charles-Auguste, qui avait eu un rôle très actif dans la conception et le financement du parc. Le système de parcs fut maintenu, mais ses liens directs avec le paysage environnant se trouvèrent compromis, si bien que le parc fut repris par le National Research and Memorial Sites of Classical German Literature en 1970. D’importants travaux de réaménagement, de préservation et d’entretien ont été entrepris, et, depuis 1998, le parc est inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO.
LONDRES. Figures territoriales
1713-1780 — Les jardins paysagers de Stowe de Bridgeman et de Vanbrugh
Le jardin paysager anglais a longtemps été considéré comme le lieu de démantèlement du système baroque et Renaissance de l’architecture classique, et celui où sont apparues des idées qu’on peut qualifier de « modernes » : les jardins paysagers de Stowe dans le Buckinghamshire en Angleterre sont une parfaite illustration de ses premières manifestations2. Parmi les premiers dessins de Stowe, la vue aérienne de Charles Bridgeman, datant de 1723, est particulièrement frappante par sa disposition axiale intégrée au paysage et par l’encadrement des vues, ainsi que par ce qui annonce, près de deux cents ans avant, la géométrie « réflexe » de Frank Lloyd Wright conçue en fonction du site.
Le premier plan connu de la totalité du site date de 1739, l’année qui a suivi la mort de Bridgeman, et est attribué à un certain Jacques Rigaud – un célèbre graveur français – bien qu’il ait été signé par sa veuve Sarah Bridgeman (née Mist, mariée en 1717). On sait peu de choses sur le rôle qu’elle a joué dans ce projet, mais dans la mesure où elle a participé à la réalisation de ce premier « plan général » faisant office de synthèse, et qu’elle a poursuivi les travaux de son mari après la mort de ce dernier, son engagement a sans doute été beaucoup plus actif que ce qu’on a bien voulu reconnaître. Malgré le succès de leur réalisation, et en dépit du fait que Charles Bridgeman ait occupé la fonction de jardinier royal pour le roi Georges II et la reine Caroline à partir de 1728, Sarah Bridgeman mourut dans la pauvreté cinq ans après lui3. Néanmoins, la liberté exercée dans le traitement de l’eau, du sol et des végétaux – un entrecroisement de nature et de culture selon des motifs géométriques et en fonction des conditions existantes – annonce l’apparition d’une nouvelle sensibilité écologique, et de nouvelles valeurs sociales qui lui sont associées.
1829 — Le Londres de Loudon
John Claudius Loudon (1783-1843) était un botaniste écossais, mais aussi un paysagiste et un auteur prolifique. Loudon, comme Humphry Repton (1752-1818) et Frederick Law Olmsted (1822-1903), commença sa carrière dans l’agriculture et l’aménagement des terres agricoles. « Fils des Lumières écossaises », Loudon affiche à travers ses travaux – à la fois comme auteur et comme concepteur – des ambitions sociales et écologique qui ont contribué à la popularisation et à la démocratisation de l’horticulture et du paysagisme4.
Loudon rencontra ses premiers succès dans son Encyclopædia of Gardening en 1822, mais c’est en 1829 qu’il développa un programme de planification des espaces verts londoniens, dans son ouvrage Hints for Breathing Places for the Metropolis5. Selon lui, la croissance urbaine devait être conçue et structurée avec soin, et la circulation devait dépendre de l’aménagement de ceintures vertes, un domaine d’action qu’il qualifia d’ « architecture de paysage ». Ce terme avait récemment été inventé par Gilbert Laing Meason, un homme d’affaires et agriculteur écossais qui, définissant l’architecture de paysage comme une mission d’intérêt public, écrivait : « Le public a un droit de regard sur l’architecture du pays. »6
LIVERPOOL – La naissance du design civique
1847 — Le parc de Birkenhead de Paxton à Liverpool
Le parc de Birkenhead a été conçu par Joseph Paxton (1803-65) – un paysagiste et architecte anglais, membre du Parlement, notamment connu pour être le créateur du Crystal Palace. Communément surnommé « Parc du peuple » (The People’s Park), il fut inauguré le 5 avril 1847 et est considéré comme le premier parc public au monde7. Ce projet a créé un précédent important pour le financement réciproque des parcs créés avant le développement urbain : des terrains situés en bordure du futur parc furent vendus afin d’en financer la construction, et le parc lui-même stimula par la suite d’autres investissements publics de ce type8.
Ce projet novateur fut très bien accueilli au niveau local et suscita un intérêt international. Frederick Law Olmsted, alors correspondant au New York Times, fut parmi les premiers défenseurs de ce parc. Olmsted le visita à son arrivée au port international de Liverpool en 1850. Celui-ci lui servit de modèle pour Central Park huit ans plus tard, tant sur le plan conceptuel que pratique. Dans ses comptes rendus au Times, qui furent par la suite réunis et publiés dans Walks and Talks of an American Farmer in England, il vante les valeurs sociales et esthétiques reflétées dans le « Parc du peuple » :
« Après cinq minutes d’admiration, plus quelques autres consacrées à étudier comment l’art avait été employé à extraire de la nature tant de beauté, force me fut de constater qu’en Amérique, rien n’avait été conçu de comparable à ce Jardin du peuple. »9
1909 — Patrick Geddes et le design civique : la première école de planification
En 1909, la première « école de planification au monde » fut fondée à Liverpool – une ville dont l’industrialisation précoce est sans doute à l’origine de cette première innovation. Le design civique est le nom du programme créé par Charles Herbert Reilly (1874-1948) et Stanley Davenport Adshead (1868-1946), tous deux associés de Patrick Geddes. Peu de temps après, des programmes de design civique axés sur les systèmes de parcs furent mis en place dans les écoles les plus innovantes des deux côtés de l’Atlantique, comme l’Université de Pennsylvanie, Virginia Polytechnic, Yale, MIT – où cette discipline était enseignée par l’universitaire suisse Siegfried Giedion – et Harvard – où le programme de design civique fut créé par nul autre que Frederick Law Olmsted Jr10.
L’École de design civique fut créée dans un bâtiment aujourd’hui connu sous le nom de Bluecoat Chambers dans School Lane. Cette ancienne école de charité construite en 1716 est le plus ancien bâtiment de Liverpool11. Parmi les premières initiatives mises en place par l’école, on trouve la création en 1910 de la Town Planning Review, une revue professionnelle influente qui, encore aujourd’hui, est l’une des principales revues de planification au monde12.
1. Franz Bosbach, Landschaftsgärten des 18. und 19. Jahrhunderts : Beispiele deutsch-britischen Kulturtransfers, Walter de Gruyter, 2008, p. 46.
↩
2. Emil Kaufmann, Architecture in the Age of Reason : Baroque and Post-Baroque in England, Italy, and France, 1ère éd., Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1955, p. 75–88 ; cité dans Neil Levine, Modern Architecture : Representation and Reality, 1ère éd., New Haven, Conn., Yale University Press, 2010, p. 16.↩
3. Richard Bisgrove, « Chapter Three – Charles Bridgeman and the English Landscape Garden », in A History of Gobions, Hertfordshire, Gobions Woodland Trust, 1993.↩
4. Louise Wickham, « John Claudius Loudon – Father of the English Garden », Parks and Gardens, UK, 2007. ↩
5. Wickham, « John Claudius Loudon – Father of the English Garden ».↩
6. John Macculloch, A Description of the Western Islands of Scotland, Including the Isle of Man : Comprising an Account of Their Geological Structure ; with Remarks on Their Agriculture, Scenery, and Antiquities, 1ère éd., vol. 1, Londres, Archibald Constable, 1819, p. 359 ; cité dans Gilbert Laing Meason, On the Landscape Architecture of the Great Painters of Italy, C. Hullmandel, 1828.↩
7. Ralph T. Brocklebank, Birkenhead : An Illustrated History, Derby, Breedon Publishing Co., 2003, p. 32.↩
8. Robert A. M. Stern, David Fishman et Jacob Tilove, Paradise Planned : The Garden Suburb and the Modern City, 1ère éd., New York, The Monacelli Press, 2013, p. 32.↩
9. Frederick Law Olmsted, Walks and Talks of an American Farmer in England, vol. 1, New York, G.P. Putnam & Company, 1852, p. 79, http://www.biodiversitylibrary.org/item/58759.↩
10. Peter L. Laurence, Becoming Jane Jacobs, University of Pennsylvania Press, 2016, p. 194.↩
11. « Town Planning Review », Liverpool University Press, 2017, http://online.liverpooluniversitypress.co.uk/loi/tpr.↩
12. Adshead, « An Introduction to Civic Design », The Town Planning Review 1, n°2, 1910, p. 153-56 ; A. Trystan Edwards, « How to Popularise Civic Design », The Town Planning Review 9, n°3, 1921, p. 139-46 ; Hans Blumenfeld, « Scale in Civic Design », The Town Planning Review 24, n°1, 1953, p. 35-46.↩