Bernard Tschumi, Grand Prix d’Architecture de l’Académie des beaux-arts 2024
Après Álvaro Siza Vieira en 2019, Henri Ciriani en 2021 et Christian de Portzamparc en 2022, c'est à Bernard Tschumi que l'Académie des beaux-arts vient de décerner le Grand Prix d'Architecture (Prix Charles Abella) 2024. Une distinction attribuée par un jury composé d'Anne Démians, Marc Barani, Bernard Desmoulin, Pierre-Antoine Gatier, Dominique Perrault, Alain Charles Perrot, Jacques Rougerie, Jean-Michel Wilmotte et Aymeric Zublena, pour venir récompenser l'ensemble du parcours de l'architecte franco-suisse. Le Prix, doté d'un montant de 35 000 euros, lui sera remis le mercredi 4 décembre 2024 au Palais de l’Institut de France. L'événement sera complété par une discussion animée par Francis Rambert, correspondant de l’Académie des beaux-arts. Également, du 5 décembre 2024 au 26 janvier 2025, une exposition consacrée à l'œuvre de Bernard Tschumi se tiendra au Pavillon Comtesse de Caen de l’Académie des beaux-arts (Palais de l’Institut de France).
À cette occasion, AA vous propose de (re)découvrir les archives du numéro de juin 1983, dans lequel Bernard Tschumi présente son projet lauréat pour le concours international du Parc de La Villette.
Le Parc des Folies,
Projet Bernard Tschumi, Lauréat
Le concours pour l’aménagement du Parc de La Villette est le premier dans l’histoire récente de l’architecture à établir un nouveau programme, celui d’un Parc Urbain, proposant que la combinaison et la juxtaposition d’activités diverses encourageront de nouvelles attitudes et perspectives. Ce programme représente un important pas en avant. Les années 70 ont témoigné d’un renouveau d’intérêt vis-à-vis de la constitution formelle de la ville, de ses typologies et morphologies. Bien que développant des analyses marquées par l’histoire de la ville, cet intérêt a été en général sans conséquence au niveau des programmes.
Aucune analyse n’a abordé le problème des activités dans la ville. Aucune n’a vraiment considéré que l’organisation de fonctions et d’événements fait autant partie de l’architecture que l’élaboration de formes ou styles. Le Parc de La Villette, au contraire, avec son centre culturel en plein air, encourage une politique de programmes intégrés à la fois à la ville et à ses limites. Le programme du Nouveau Parc Urbain exige des ateliers, des thermes et gymnases, des terrains de jeux, des lieux d’expositions, de sports, de concerts, d’éducation scientifique, de jeux ou de concours, cela en addition au Musée des Sciences et Techniques et de la Cité de la Musique. Le Parc peut être ainsi considéré comme un des plus grands bâtiments jamais construits, un édifice discontinu mais possédant une structure unique, se superposant dans certaines de ses parties avec la ville et sa banlieue. Ce Parc forme un modèle pour les nouveaux programmes du 21e siècle. Durant le 20e siècle, nous avons assisté à un changement concernant le concept du parc, lequel ne peut plus désormais être dissocié du concept de la ville. Le parc forme une partie de la vision de la ville. Le fait que Paris concentre emplois tertiaires aussi bien qu’ouvriers milite contre les parcs d’esthétique passive et pour de nouveaux parcs urbains basés sur l’invention culturelle, l’éducation et la récréation. Le dépassement de la polarité civilisation-nature dans les conditions de la ville moderne a invalidé le prototype historique du parc en tant qu’image de la nature. Le concept « d’espace vert » s’épuise devant la réalité du parc culturel. Ainsi nous nous opposons à la notion d’Olmsted, répandue pendant le 19e siècle, que « dans le parc, la ville n’est pas censée exister ».
Nous proposons à la place un type de Parc Nouveau, distinct et innovant, représentant un changement, par son programme, par son organisation formelle et si possible par son contexte social. Développant le changement radical sous-jacent au programme donné, notre ambition va au-delà de la production d’une variation d’un type existant. Nous refusons donc de changer de style en conservant un contenu traditionnel, ou d’insérer le programme donné derrière une façade conventionnelle, qu’elle soit néo-classique, néoromantique ou néo-moderniste. Au contraire, notre projet est motivé par les principes les plus constructifs ayant régi l’histoire légitime de l’architecture, dans laquelle de nouveaux développements programmatiques ont résulté en de nouvelles typologies. Notre ambition est de créer un nouveau modèle dans lequel programme, forme et contexte jouent un rôle complémentaire. Il est évident que notre proposition est basée sur un argument théorique traitant la ville comme un tout plutôt que comme une accumulation de zones. Elle est concernée par les implications d’une forme réussie d’urbanisme contemporain plutôt que par l’imitation nostalgique des ruelles et placettes de l’époque pré-industrielle, ou par des solutions « appliquées » aux espaces résiduels entre les tours et les barres de l’époque récente.
Rejetant l’idée d’une masse supplémentaire, même linéaire, sur un terrain déjà encombré, et respectant d’autre part les importantes demandes du programme, nous proposons une solution structurelle simple : distribuer les exigences programmatiques à travers le site tout entier dans un arrangement régulier de points d’intensité variable, désignés comme « Folies ». En déconstruisant le programme en une série d’activités placées selon les caractéristiques d’usage et de contexte, le projet permet le mouvement maximal à travers le site, encourageant les découvertes et présentant aux visiteurs une diversité de programmes et d’événements. Les développements en architecture sont généralement liés à certains développements culturels motivés par de nouvelles fonctions, de nouveaux rapports sociaux ou de découvertes techniques : nous avons pris cette constatation comme le principe de base de notre projet, cherchant à le constituer comme image, modèle structurel et exemple paradigmatique d’une organisation architecturale. Dans une période qui a vu l’avènement de la production de masse et des séries répétitives, le concept du Nouveau Parc consiste en un ensemble d’objets semblables et neutres, dont la similarité, loin d’être un désavantage, leur permet toute variation et qualification programmatique.
Ainsi, dans sa structure de base, chaque folie est nue, indifférenciée et « industrielle » dans son image. Cependant, à travers la spécialisation de son programme, elle devient complexe, articulée et connotée. Chaque folie constitue un signe autonome tout en suggérant à travers une structure de base commune, l’unité du système global. Ce jeu de thème et variation permet une lecture à la fois symbolique et structurelle du Parc, tout en autorisant un maximum de flexibilité programmatique et d’invention. En contraste avec les organisations spatiales de la Renaissance ou du 19e siècle, le Parc de La Villette présente une variation sur un thème spatial canonique de l’époque moderne, le plan-libre.
Conformément à la définition de tout système ou structure, la trame des Folies est autoréférentielle, c’est-à-dire qu’elle est initialement indépendante du Parc, du Programme et du Site. C’est seulement lorsque la trame est utilisée, ou plus exactement mise en place, qu’elle prend une réalité qui la distingue d’un simple système géométrique.
Le Nouveau Parc est formé par la superposition de trois systèmes autonomes, chacun avec leurs logiques, particularités et limites respectives : le système des objets (ou points), le système des mouvements (ou lignes), le système des espaces (ou surfaces).
Cette superposition donne lieu à une situation dite de réciprocité (lorsque les systèmes se renforcent les uns les autres), de conflit (lorsque ces systèmes opposés entrent en conflit), d’indifférence (lorsqu’il y a manque de proximité ou d’intensité entre éléments sans rapport). La superposition des différents systèmes crée une série soigneusement agencée de tensions qui renforcent le dynamisme du Parc.
Les Points : les Folies sont placées sur une trame ponctuelle à 120 m d’intervalle. Elles sont le dénominateur commun de tous les événements et activités engendrés par le programme. Chacune est essentiellement un cube de 10 x 10 x 10 m, ou construction de trois étages d’espace neutre et transformable selon toute demande programmatique particulière. Kiosques, buvettes et fonctions isolées de petite envergure peuvent éventuellement être placés dans une folie minimale, consistant en une plateforme de 10 x 10 m et surmontée d’une petite tourelle-abri. Allant ainsi des structures les plus minimales aux plus articulées, les Folies sont conçues pour encourager un maximum d’invention formelle et de flexibilité en s’adaptant aux exigences du programme.
La stricte répétition de la Folie de base de 10 x 10 x 10 m a pour but de développer un symbole clair pour le Parc, une identité reconnaissable, aussi forte que celle des cabines téléphoniques londoniennes ou des bouches de métro parisiennes.
Le système de la trame ponctuelle est développé de façon à accueillir une diversité d’activités de nature complémentaire ou conflictuelle (par exemple, patinoire, cinéma, restaurants, jardin botanique, gymnase et thermes, ateliers vidéo, bibliothèque) et de les distribuer à travers le Parc sans concentration excessive des masses. Les avantages de la trame ponctuelle sont nombreux : celle-ci est de loin le système le plus simple pour établir une détermination territoriale ; sa structure donne une image cohérente à un site par ailleurs irrégulier, tout en assurant un équipement adéquat minimum du Parc Urbain par rapport au nombre de visiteurs.
Les lignes : la trame des Folies est liée à un système orthogonal d’axes de coordonnées, ou passages piétonniers couverts de 5 m de large, marquant le site par une croix. Le passage Nord-Sud relie les deux portes de La Villette et de Pantin, le passage Ouest-Est relie Paris à sa banlieue. Les activités les plus fréquentées sont placées le long des coordonnées de manière à y accéder facilement : la Cité de la Musique, les restaurants, la Place des Thermes, les expositions d’art et de science, les ateliers, etc … Ouverts 24 h sur 24 h et liés à la vie urbaine, les axes de coordonnées permettent qu’une masse critique se développe, concentrée sur les activités les plus dynamiques du Parc.
Le système des lignes comprend également la Promenade des Jardins Thématiques, un circuit sinueux qui relie les différentes parties du Parc et bordé par les jardins botaniques, éducatifs, paysagistes, communautaires du programme. La Promenade des Jardins Thématiques intersecte les axes de coordonnées à différents endroits, offrant des rencontres imprévues avec certains aspects inhabituels d’une nature domestiquée ou programmée.
Surfaces : les surfaces du Parc reçoivent toutes les activités du programme nécessitant une grande quantité d’espaces pour jeux, exercices physiques, spectacles de groupes, marchés. etc … Chaque surface est déterminée selon le programme.
Les surfaces d’herbe des prairies de jeux prennent la forme du Cercle, du Triangle, la Courbe Sud et le Carré Ouest. Les surfaces stabilisées (athlétisme) sont marquées par le Carré Est. Les surfaces dites résiduelles (lorsque toutes les demandes du programme ont été satisfaites) sont composées de terre battue et de gravier, une surface de Parc Urbain familière aux Parisiens. Terre battue et gravier permettent une liberté programmatique complète.
La matrice : l’addition ou la transformation des Folies (selon les besoins programmatiques) est organisée le long du tracé régulateur de la « matrice » des Folies, laquelle indique le placement optimal des fonctions telles que restaurants, serres, jardins de la découverte, etc … La matrice indique également l’emplacement de la trame végétale secondaire, laquelle diffère de la trame végétale primaire (c’est-à-dire les allées d’arbres définissant les espaces principaux). La trame végétale secondaire de la matrice consiste en buissons, fleurs ou arbres arrangés selon des stratégies ou systèmes individuels choisis par des paysagistes.
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À (re)lire : l’entretien de Bernard Tschumi par Emmanuelle Borne dans le numéro 451 de L’Architecture d’Aujourd’hui, « Folies d’architecture », toujours disponible sur notre boutique en ligne.