Des hommes et des lieux : A Farm with a View
Les deux sœurs Coline et Capucine Madeleine continuent leur périple. Après la Mongolie, direction Kamimomi, un minuscule village japonais situé dans les montagnes de la préfecture d’Okayama, loin de l’agitation de Tokyo, où un centre éducatif axé sur la permaculture et la construction durable devrait bientôt voir le jour.
Photos et légendes de Coline et Capucine Madelaine
Né aux États-Unis, Kyle Holzhueter témoigne d’un parcours atypique, entre formation académique et apprentissage pratique : après avoir étudié les mathématiques, la philosophie et la religion à l’université, il se forme à la permaculture et à l’agriculture biologique dans des fermes japonaises, australiennes et américaines. Convaincu qu’il a besoin de connaissances constructives et techniques pour mettre en forme ses idées, il se lance dans l’apprentissage de l’architecture en paille et s’installe au Japon pour mener une thèse sur le sujet. Il y découvre la construction en terre traditionnelle, pour laquelle il se passionne jusqu’à devenir lui-même un « sakan », artisan spécialisé dans les enduits.
Depuis toujours, c’est la recherche d’un mode de vie autosuffisant, durable et communautaire, inspiré des Amish ou du mouvement Camphill, qui le motive et façonne son parcours. À Kamimomi, où il s’est installé depuis deux mois, il semble avoir trouvé un terrain de rencontres entre toutes les disciplines qui l’animent et la possibilité de mettre en application des années de recherche.
Petit village perdu au milieu des rizières en terrasses et des forêts à la végétation luxuriante, Kamimomi se situe dans le district vallonné de Kume. Pour s’y rendre : moins d’une heure au travers des montagnes brumeuses à bord d’un train local, puis une vingtaine de minutes en voiture, sur de petites routes sinueuses… À la gare de Yuge, la station la plus proche, les gens s’étonnent de voir arriver des voyageurs en direction de la bourgade. Une fois « là-haut », c’est un tout nouveau Japon que l’on découvre, loin de l’effervescence de ses métropoles : les zones cultivées se mêlent aux forêts, les concerts de grenouilles du soir succèdent aux chants d’oiseaux dans la journée.
Ici, l’âge moyen est de soixante-dix-huit ans. Autour des imposants corps de fermes, on aperçoit surtout des personnes âgées à l’allure fatiguée, pliées en deux après des années de travail dans les rizières.
Comme beaucoup de petites bourgades japonaises, Kamimomi peine à freiner l’exode rural qui menace la communauté, aujourd’hui constituée d’à peine une centaine d’habitants. Les agriculteurs du coin ne parviennent plus à vivre de leurs récoltes, les jeunes quittent la campagne à la recherche de meilleures opportunités et les fermes traditionnelles se retrouvent peu à peu à l’abandon.
Venu à Kamimomi pour un projet de construction en paille avorté parce que les conditions climatiques et géographiques du village ne s’y prêtaient pas, Kyle a découvert cette ferme abandonnée par hasard. Le fils des propriétaires décédés lui a cédé la propriété pour presque rien : si ce genre de transactions n’est pas rare au Japon, il préfère taire les conditions de son acquisition, pour protéger le pays des investisseurs chinois à la recherche de bonnes affaires immobilières…
Même si les bâtiments sont en piteux état et les rizières en terrasses à l’abandon, Kyle cultive de grands projets pour sa ferme : l’objectif est d’en faire un centre de formation à la permaculture, de sensibilisation aux techniques constructives locales et de référence agricole pour la communauté, ouvert aux étudiants, aux touristes et aux curieux. Pour lui, l’idéal serait de rester vingt ans sur place, avant de « passer le flambeau » à quelqu’un de plus jeune.
Après plusieurs mois de démarches administratives, le chantier commence tout juste. La priorité est de permettre l’accès d’une petite grue et d’un camion de pompiers sur le terrain. Pour cela, il faut démolir la « naya » (habitation principale des fermes traditionnelles), trop dégradée pour être conservée, et raccourcir le toit de l’appentis attenant. Les tuiles, maintenues seulement par de la terre pour permettre leur désolidarisation du toit en cas de séisme, sont déposées et soigneusement stockées. Kyle souhaite les réutiliser en les intégrant aux murs en terre d’un des édifices du terrain selon une technique traditionnelle, pour les renforcer et faciliter l’évacuation de l’eau.
Le chantier avance rapidement grâce à l’énergie de la troupe et à l’aide ponctuelle d’amis ou de visiteurs intéressés par le projet. En juillet, trois étudiants et un professeur de l’école d’architecture de Marseille viendront s’initier à l’enduit en terre japonais et donneront un coup de main en réalisant un « chicken tractor » pour aider dans les champs. « Hands on ! », dans un esprit qui n’est pas sans rappeler le « learning by doing » des Design-build studios !
Construite il y a une cinquantaine d’années pour remplacer la « naya » qui commençait à pencher dangereusement, la maison est encore emplie d’objets en tous genres, témoins d’une vie passée que l’héritier n’a pas souhaité récupérer : photos de famille, vinyles, kimonos, piles de vaisselles ou encore vieille machine à coudre et peluches occupent encore chaque centimètre carré de l’habitation.
En attendant de vider les lieux, deux jeunes architectes français au Japon depuis deux mois via un Working Holiday Visa, aident à penser le projet de rénovation en échange du gîte et du couvert. Les relevés ont été laborieux, en particulier pour le toit, mais la modélisation avance. Une fois remis en état, le bâtiment devrait accueillir des salles de classe au rez-de-chaussée et des chambres à l’étage, pour loger l’équipe et les visiteurs.
Au Japon, la plupart des bâtiments sont construits en bois, ce qui les rend plus résistants aux tremblements de terre mais les expose davantage aux incendies. Pour se protéger de ce danger, les familles construisaient, jusqu’au milieu du XIXe siècle, une « kura » (bâtiment de stockage) à côté de leur habitation et y entreposaient leurs possessions les plus précieuses (récoltes, semences, outils mais aussi peintures, kimonos ou encore meubles). En raison de ses vertus ignifuges, la terre constituait un matériau très apprécié : on l’utilisait même pour fabriquer les portes et les volets (très épais et assemblés en escalier afin d’en faciliter l’emboitement) ou encore pour isoler le toit en appliquant une couche de terre sur le haut du bâtiment, recouvert de tuiles en céramique pour se protéger de la pluie, posées sur une structure légèrement surélevée.
À Kamimomi, Kyle vient tout juste d’installer l’échafaudage qui permettra de finir le travail de relevé du toit dans un premier temps, puis de commencer les travaux de rénovation. Pour le reste, rien n’est vraiment décidé mais les idées fusent : pourquoi ne pas construire un four pour faire cuire du pain, acheter une vache pour produire du lait ou encore installer un café devant la vue magnifique des montagnes ?
Kyle n’est pas seul pour mener ce travail titanesque : avec Kazuko (sa femme), Masumi (une amie rencontrée lors d’une workshop en Thaïlande) et Sora (un jeune homme de vingt-quatre ans), il forme une « famille élargie ». Les décisions sont prises en commun et les tâches réparties en fonction des envies et des spécialités de chacun : en ce moment, Kazuko s’occupe de vider la maison, Masumi gère le jardin et Sora déblaie les rizières pour en préparer la culture, tout en assistant Kyle sur le chantier de rénovation.
Les trois s’occupent également des repas : Kazuko vient d’une famille de cuisiniers, Masumi a fait des études de nutrition et Sora a suivi une formation de restauration très stricte. Ici, on utilise essentiellement des produits locaux : sanglier chassé par un ami, chou apporté par un voisin, légumes ramassés dans le jardin, épices, mûres et prunes glanées dans la nature.
Les murs de la « naya », abîmés par le temps, dévoilent les secrets de leur construction : entre deux poteaux en bois, une structure en demi-bambous tressés les uns aux autres est recouverte d’un mélange de terre et de fibres.
Le Japon dispose de techniques traditionnelles de construction en terre surprenantes, performantes et élaborées, permettant d’obtenir des finitions impressionnantes : enduits polis à l’aspect presque vernis, mélanges de terre fermentés pendant plusieurs mois pour être plus résistants, couches de finitions en chaux extrêmement fines permettant économie de matière et d’énergie, motifs raffinés. Néanmoins, ces savoir-faire se perdent rapidement, menacés par l’arrivée du ciment et le manque de main d’œuvre qualifiée. Les artisans japonais peinent à s’adapter aux transitions sociétales (moins de temps, moins d’engagement, etc) qui rendent ardues la transmission de leurs connaissances. Des initiatives, institutionnelles (une école et un laboratoire à Kyoto, par exemple) et individuelles (comme celle de Kyle), se mettent en place pour former les nouvelles générations.
Comme dans beaucoup d’autres villages, un « comité de revitalisation » a été créé pour réfléchir à la manière dont sortir Kamimomi de son impasse. Plusieurs actions ont déjà été menées ; la dernière a permis à quelques kilomètres de la propriété de Kyle, la rénovation d’une « kura », aux motifs traditionnels. Sur le même terrain, une ancienne maison a également été transformée en café par un atelier d’architectes japonais. Une entreprise locale s’est chargée des travaux, pour un budget d’environ 100 000$ (financé par le gouvernement) et deux mois et demi de travaux : à l’extérieur, le toit de chaume traditionnel a été recouvert d’une structure en métal pour le protéger des intempéries, mais à l’intérieur, la structure en bambous reste visible et confère au lieu un cachet à la fois pittoresque et contemporain. Avec cette réhabilitation « dans l’air du temps », le comité espère attirer plus de jeunes. Kyle, lui aussi, recèle d’idées pour revaloriser le village… Sa première intuition : créer une marque de riz locale, pour en augmenter la valeur et travailler sur des « produits dérivés » (huile de riz confectionnée avec les restes de la production, puis encre de riz, engrais de riz, etc…).
Vous pouvez suivre le voyage de Coline et Capucine sur leur tumblr ainsi que sur leur page Facebook.