À La Réunion, une école d’architecture tropicale
Antenne de l’École nationale supérieure d’architecture de Montpellier depuis 1988, l’école d’architecture de La Réunion, établie dans la ville du Port, est devenue le 1er février 2025 la 21e ENSA de France. Tout en poursuivant ses engagements pour une conception adaptée au climat tropical, l’établissement développe notamment un nouveau pôle de recherches consacré à cette spécificité environnementale. À l’occasion de ce changement de statut, Pierre Rosier, directeur de l’ENSA de La Réunion, s’entretient avec ‘A’A’ au sujet des ambitions de l’école en présentant notamment l’événement qu’elle porte depuis 2018 : la Biennale d’architecture tropicale, dont la troisième édition s’est tenue en novembre 2024.
Propos recueillis par Clémentine Roland
‘A’A’ : Dans quel contexte intervient ce renouveau de l’école d’architecture de La Réunion ?
Pierre Rosier : Créée en 1988, l’école d’architecture de la Réunion était jusqu’au 31 janvier un service à comptabilité distincte de l’École nationale supérieure d’architecture de Montpellier : nous en dépendions administrativement, mais nous disposions de nos propres dotations et nos propres subventions. J’ai participé à sa création, j’y ai enseigné et j’en suis directeur depuis 15 ans. Le 1er février 2025, un décret publié au Journal officiel a porté création de l’École nationale supérieure d’architecture de La Réunion. Cette évolution statutaire, que je porte depuis dix ans, va permettre une meilleure identification et une meilleure prise en compte de l’école en tant qu’établissement de référence pour l’architecture en zone tropicale.
Quelles sont les spécificités pédagogiques portées par l’école ?
L’école se spécialise sur l’étude de l’architecture, de la ville et des territoires en zone tropicale, avec un travail notamment sur la conception bioclimatique. 60% de nos étudiant·es de master viennent de Métropole pour obtenir une formation dans ce domaine d’études précis, mais nous accueillons également des étudiant·es belges, allemand·es, croates, antillais·es, polynésien·nes, canadien·nes, brésilien·nes… C’est d’ailleurs pour ouvrir notre école à l’international que 30% de nos studios et séminaires de master sont dispensés en anglais. Nous y tenons, car nous sommes partis d’un constat simple : La Réunion est un territoire minuscule que personne n’attend vraiment. Ainsi, pour « exister », il fallait que nous développions une certaine expertise. Nous apprenons à nos étudiant·es à travailler avec le climat tropical, la population, bref : avec tout ce qui dessine un territoire au regard de critères formels, culturels ou sociétaux. Nous leur apprenons également à mettre en avant l’emploi de matériaux biosourcés ou géosourcés, de façon à pouvoir travailler le plus possible en autonomie – le caractère insulaire de La Réunion contraignant parfois les architectes à des problématiques d’approvisionnement liées aux aléas des intempéries, des grèves, ou, plus récemment, d’une pandémie. Beaucoup de projets de nos étudiant·es mobilisent des essences de bois locaux pour le second œuvre, ou encore la pouzzolane, ressource dont nous disposons naturellement sur l’île, mais aussi, bien sûr, le bambou : la structure du pavillon que nos étudiant·es ont construit dans le cadre du projet ArchiFolies, pour les Jeux olympiques, mettait justement en œuvre ce matériau.
Avec ce changement de statut, quels sont les développements à attendre ?
Nous avions déjà ouvert le master et la formation HMONP, et nous avons formé en fin d’année dernière un groupe de recherche, le GREAT (Groupe de recherche sur les environnements architecturaux tropicaux), qui compte une quinzaine d’enseignant·es-chercheur·euses et est associé à quatre laboratoires : Piment et Espace-Dev, à l’Université de La Réunion, Passages, à l’École nationale supérieure d’architecture et de paysage de Bordeaux, et le laboratoire de la Griffith University en Australie. Nous sommes une petite équipe d’une cinquantaine d’enseignant·es et membres du personnel pour actuellement 200 élèves, mais nous nous préparons à accueillir jusqu’à 300 étudiant·es, puisque l’école occupera fin 2027 de nouveaux locaux conçus par l’architecte réunionnais Olivier Brabant et implantés juste en face de l’école actuelle [livrée en 2002 dans la ville du Port par Architecturestudio et Jean-François Delcourt. NDLR]. Nous nous sommes beaucoup investi·es dans ce projet, et la maîtrise d’ouvrage a d’ailleurs accepté de nous reconnaître en tant que maîtrise d’usage – ce qui nous semblait primordial pour préserver l’esprit du projet du début à la fin de la construction face à d’éventuels arbitrages et évolutions d’ordre financier, technique, etc. Cela nous a permis de maintenir une exigence programmatique, avec un niveau architectural très élevé, mobilisant des matériaux de récupération, une conception bioclimatique sans climatisation, etc. C’est un bâtiment qui servira de démonstrateur, à la fois vis-à-vis de son enveloppe et de son enseignement. Surtout, au lieu de raisonner par rapport à un effectif d’étudiant·es, nous avons raisonné à l’usage : en mettant en commun l’emploi de mètres carrés dédié à plusieurs activités qui ne se superposent pas dans le temps, nous travaillerons dans des espaces réversibles, transposables et fluides – et donc, sur des surfaces réduites. Les locaux que nous occupons actuellement et que nous partageons avec l’École supérieure d’art de La Réunion seront quant à eux entièrement investis par cette dernière – à l’exception de certains espaces, qui resteront dédiés à la recherche et aux archives de notre ENSA.
Pouvez-vous nous parler de la genèse de la Biennale d’architecture tropicale ?
En 2016, l’école s’est ouverte aux programmes de master, ce qui a conduit à la délivrance des premiers diplômes en 2018. Afin de souligner cette progression, nous avons réfléchi, entre 2018 et 2019, à un moyen de mettre en valeur les travaux de recherche et de PFE soutenus par nos étudiant·es en organisant un colloque international. Son succès a été tel que nous avons décidé d’en faire un événement biennal pour diffuser la possibilité de productions architecturales, paysagères et urbaines propres à la conception en milieu tropical. Le sujet de la première édition, en 2019, était « Architecture en milieu tropical : construire le paysage. Entre pratique et recherche », puis, en 2022, « Accompagner la transition climatique dans les espaces tropicaux : pratiques architecturales, urbanistiques et paysagères innovantes ». La troisième édition, qui s’est tenue en octobre dernier, portait sur « Les pratiques alternatives du projet dans les environnements tropicaux ». Il nous semble important de montrer que la recherche n’est pas exclusive à l’université, qu’elle se situe aussi aux fondements du travail des architectes. C’est pourquoi nous avons décidé de situer la biennale entre recherche, comme en 2022, et pratique, comme en 2024. Pour organiser la biennale, nous avons créé un comité scientifique, qui compte des chercheur·euses de La Réunion et d’ailleurs, et un comité de pilotage, qui inclut les acteur·ices institutionnel·les et nos partenaires financiers. En 2024, le comité scientifique s’est réuni et a proposé une série d’architectes internationaux·ales se situant dans des pratiques alternatives et œuvrant en milieu tropical. Pour ce qui est de la présidence, nous tenions à ce qu’elle soit attribuée à un·e représentant·e extérieur·e, et à ce qu’une alternance soit opérée entre les continents. La première édition était ainsi présidée par Dominique Gauzin-Müller, pour l’Europe ; la deuxième, par Vincent Kitio, architecte et représentant d’UN-Habitat au Kenya ; la troisième édition, par Maria Samaniego, architecte et présidente du DOCOMOMO pour l’Équateur et organisatrice de la Biennale panaméricaine d’architecture de Quito.
L’édition 2024 de la Biennale d’architecture tropicale a accueilli Maria Samaniego, présidente d’honneur de la BIAT24, présidente du collège des architectes de l’Équateur-Pichincha et présidente de la Fédération panaméricaine des associations d’architectes (Équateur), Marie-Christine Ponamalé, présidente Outre-Mers 360° et grand témoin (France métropolitaine) et Philippe Madec, architecte et invité d’honneur (France métropolitaine). Étaient également présent·es Ericka Bareigts, maire de Saint-Denis (La Réunion), Vanessa Miranville, maire de La Possession (La Réunion) et Olivier Hoareau, maire du Port (La Réunion).
Plusieurs intervenant·es ont été convié·es à présenter leurs travaux et à échanger autour de leurs différentes approches architecturales : Realrich Sjarief (Indonésie), Anne-Laure Cervigneaux (Australie), Hoàng Thúc Hào (Vietnam), Opus Studio (Colombie), Narein Perera (Sri Lanka), Javier Mera (Équateur), Léandre Guigma (Burkina Faso), Kevin O’Brien (Australie), Sébastien Clément (La Réunion), Michel Reynaud (La Réunion), Nicolas Peyrebonne (Mayotte) et David Fontcuberta (Martinique).
Qui compose le public de ces biennales ?
La dernière édition a compté 250 visiteur·ices quotidien·nes : personnel des collectivités, architectes, urbanistes, paysagistes, ingénieurs, élu·es… Nos étudiant·es sont toujours associé·es à l’événement : celles et ceux de licence s’investissent dans l’organisation et la logistique, tandis que les masters, dont la présence est obligatoire, participent aux tables rondes en intervenant, en posant des questions, etc. Tous bénéficient de ces échanges non seulement pour leurs travaux de recherche, mais aussi parce qu’ils et elles y créent des contacts : l’une de nos étudiantes est d’ailleurs partie effectuer son stage en Indonésie après avoir rencontré Realrich Sjarief, l’un des intervenants de la dernière édition qui a beaucoup marqué les esprits pour la finesse de son travail et l’approche très sensible de sa démarche. La prochaine édition, qui se tiendra en novembre 2026, est encore en préparation, mais nous envisageons la possibilité d’une ouverture au grand public, là où les éditions précédentes s’adressaient aux professionnel·les ou à un public averti.
Au-delà de la transmission aux étudiant·es, cette biennale envoie un message fort pour les différent·es acteur·ices de l’architecture en milieu tropical.
Tout à fait. Le bilan tiré après cette édition très positif pour tou·tes les participant·es, qu’ils et elles soient communicant·es ou spectateur·ices. Ce que nous transmettons, c’est un message sur l’urgence de penser et de concevoir l’architecture tropicale différemment. Il faut rebattre les cartes, trouver des alternatives aux modes de construire et d’habiter, et cela passe par une sensibilisation des différents maillons de la chaîne architecturale. Cela interroge la commande publique, les mentalités des élu·es, les compétences des entreprises, l’approvisionnement des matériaux.
Par ailleurs, cette biennale souligne, à mes yeux, l’importance d’un enseignement raisonnant non pas à l’échelle de l’île, mais à celle, plus vaste, des pays soumis au climat tropical. En recevant les participant·es de la Biennale, nous constatons que nous, résident·es de ces pays tropicaux, disposons d’une vraie longueur d’avance sur la maîtrise de certains sujets, notamment la ventilation naturelle, la protection solaire, la gestion de la chaleur, etc. Et on démontre, ce faisant, que notre île peut développer des savoirs spécifiques et constituer un véritable laboratoire pour l’architecture tropicale : La Réunion, ce n’est pas que du sable et des cocotiers. Notre événement est sans doute l’un des rares à penser « horizontalement », en ne se concentrant pas que sur les savoir-faire d’un territoire donné, mais d’une connaissance propre à l’ensemble des pays tropicaux. Nous sommes en effet la seule école qui pose la question du climat tropical en posant une « couronne» autour de la Terre. Et c’est ainsi que notre faiblesse devient notre force : nous avons beau être un confetti perdu dans l’océan Indien, il n’empêche que nous avons beaucoup de choses à dire ! En créant la Biennale, nous souhaitions permettre des échanges sur toute la zone tropicale : phosphorer, échanger, concevoir d’après l’étude informée de plusieurs exemples, en étudiant ce qui se fait en Australie, en Afrique, en Amérique du Sud, ce qui est transposable ou ne l’est pas d’un environnement à un autre, etc. Avec cet événement, nous sommes à la fois démonstrateur·ices et forces de proposition.
Les actes des colloques des éditions 2019 et 2022 de la Biennale d'architecture tropicale sont disponibles via les liens précédents ou sur le site de l'ENSA de La Réunion.