Architecture

« Nous sommes l’alarme incendie qui vous réveille », entretien avec Dernière Rénovation

Sur la scène de la cérémonie des Césars, sur la terre battue de Roland Garros, en travers de l'autoroute A6... Depuis sa création en 2022, le collectif Dernière Rénovation et ses membres sont partout où on ne les attend pas. À grand renfort de blocages routiers et d'opérations médiatiques « coup-de-poing », ils ne demandent qu'une chose : un plan massif de rénovation énergétique des bâtiments en France.

Filiale d’un réseau international de résistance civile, le Réseau A22, Dernière Rénovation ne lésine pas sur les moyens pour faire entendre la voix des activistes et alerter les pouvoirs publics de l'urgence de la situation. Alors que deux activistes comparaissent en ce début de mois devant le tribunal judiciaire de Paris pour le blocage du périphérique parisien et des Champs Élysées en décembre dernier, Elen, architecte DE et membre du collectif depuis mars 2022, a répondu aux questions de AA.

Propos recueillis par Clara Baudry

Pourquoi “Dernière Rénovation” ?

Parce que nous sommes la dernière génération à pouvoir agir pour éviter la perte de la viabilité de notre climat pour les millénaires à venir. Et la rénovation énergétique des bâtiments est le premier pas le plus évident. C’est aussi la dernière occasion que nous avons de rénover massivement notre parc immobilier avant de subir un effondrement de la société qui ne permettra plus d’envisager de tels chantiers colossaux.

Il y a cinq ans, une tribune paraissait dans le journal Le Monde, intitulée « Il sera bientôt trop tard » : le cri d’alarme de 15 364 scientifiques de 184 pays sur l’état de la planète. Il y a cinq ans, j’étais étudiante en architecture à l’ENSA Bretagne et mon mémoire de fin d’études commençait par ces mots. Pourtant, ces milliers de voix et tous les rapports scientifiques successifs n’ont pas suffi à faire réagir le gouvernement. La situation s’est tellement aggravée que les scientifiques ne rédigent plus seulement des tribunes — ils entrent en désobéissance civile, bloquent des routes, finissent parfois en prison. Dans quelle société préfère-t-on réprimer plutôt que d’écouter les scientifiques ?

Pour moi, cette campagne est un cri du cœur, celui de la dernière chance.

En quoi consistent vos actions ?

Depuis plus d’un an, nous sommes des centaines de femmes et d’hommes ordinaires à mener des actions perturbatrices non-violentes. Ce mode d’action a déjà fait ses preuves par le passé. Il y a des dizaines d’exemples historiques qui montrent des grandes victoires de la résistance civile pour acquérir des droits et des grandes avancées sociales. L’objectif est de pousser le gouvernement à agir, et pour ça, le moyen le plus efficace, peut-être le seul, c’est la perturbation.

Nous sommes l’alarme incendie qui vous réveille lorsque la maison brûle.
Désagréable certes, mais nécessaire.

À l’international, les autres branches du mouvement se concentrent, par exemple, sur la lutte contre l’utilisation des énergies fossiles, comme au Royaume-Uni, ou sur la préservation de forêts Canada. Pourquoi, parmi les nombreuses urgences écologiques en France, avoir choisi celle de rénovation thermique ?

Dernière Rénovation fait partie d’un réseau international de résistance civile, le Réseau A22, dans lequel 11 pays réclament une demande forte et précise en faveur du climat. La nôtre est tirée de la Convention Citoyenne pour le Climat. En France, 12 millions de personnes sont dans une situation de précarité énergétique causant chaque année des souffrances financières et sanitaires quotidiennes — jusqu’à la mort pour 10 000 d’entre elles. En plus d’économies énergétiques, la rénovation thermique du parc immobilier français permettrait notamment la création d’emplois, l’amélioration des conditions de vie des personnes en précarité énergétique, et la baisse significative de la dépendance énergétique au gaz russe.

Au rythme actuel, il faudrait 2 000 ans pour rénover l’ensemble des passoires thermiques du pays, nous n’avons pas ce luxe. Aucune excuse n’est valable pour repousser cette urgence. Et pourtant, le gouvernement a balayé d’un 49-3 les 12 milliards d’euros votés par l’Assemblée Nationale pour un plan de rénovation thermique en novembre dernier. Le gouvernement actuel n’attend pas un miracle, il est conscient de la situation, mais préfère sciemment protéger les intérêts privés au détriment de l’intérêt général.

« Insuffisant, incohérent, imprécis, incompréhensible. » Ce ne sont pas mes mots mais ceux de la Cour des Comptes, plus ancienne institution française, à l’égard de l’actuelle politique du gouvernement en matière de rénovation thermique. Le gouvernement a préféré accumuler les dispositifs et les aides sans stratégie de long terme. C’est pourtant son rôle de structurer la filière professionnelle, valoriser le travail des métiers du bâtiment, développer des réseaux d’approvisionnement en matériaux biosourcés et locaux.

Concernant les logements, le système d’aide actuel, MaPrimeRénov’, favorise presque exclusivement des rénovations mono gestes, sans évaluation des gains énergétiques, ni des effets sur la baisse des émissions que permettent ces travaux. C’est aussi une usine à gaz administrative qui tourne au cauchemar pour beaucoup de français. Dernièrement, 800 plaintes ont été déposées contre ce « service » de l’État. Nous avons les mêmes problématiques avec le tertiaire : un vrai enjeu avec les écoles et les bâtiments de la santé notamment (vagues de chaleur à venir)… et des politiques et des dispositifs tout aussi inefficaces que dans le résidentiel.

Comptez-vous des architectes ou des professionnels de la construction dans vos rangs ?

Comme c’est mon cas, de nombreux architectes, ingénieurs et professionnels de la construction ont effectivement rejoint la campagne, soucieux de la question de la rénovation. En interne, nous sommes des dizaines à échanger précisément autour de ces sujets – portés par la même urgence. Nos échanges permettent de nourrir un travail de vulgarisation qui donne aux citoyens et citoyennes qui s’engagent avec Dernière Rénovation, un bagage pour porter ce combat autour d’eux. Nous recevons régulièrement des messages de soutien de professionnels du bâtiments et d’étudiants d’ENSA dans lesquelles on intervient.

Avec Dernière Rénovation nous avons aussi entretenu des liens forts avec différents acteurs de la précarité énergétique comme la Fondation Abbé Pierre, l’Alliance citoyenne. Ensemble, nous portons d’une même voix le besoin d’un projet de rénovation et de structuration de la filière professionnelle qui soit ambitieux, en utilisant tous les outils de pression à notre disposition.

Qu’attendez-vous de la communauté architecturale en France ?

Nous sommes en train d’assister un soulèvement social de toute part avec le mouvement contre la réforme des retraites, le mouvement climat, le réveil écologique des grandes écoles qui appellent à « bifurquer », jusqu’aux ENSA en lutte avec des manifestations d’une ampleur rare.

Le secteur du bâtiment représente 43 % des consommations énergétiques annuelles françaises et il génère 23 % des émissions de gaz à effet de serre (GES) français. Les acteurs de la construction doivent être enclins à endosser des postures engagées autour de questions sociétales, économiques et politiques. Si la crise climatique est multifactorielle, une des réponses est entre la main de celles et ceux qui travaillent dans les secteurs du bâtiment. Nous pouvons et nous devons faire de la politique à notre échelle. Partager ce monde implique un devoir moral les uns envers les autres et être citoyen ne se résume pas à aller voter.

Il est possible d’avoir une résistance morale en encourageant toujours la rénovation plutôt que le schéma démolition-construction, en luttant contre la prescription de produits bon-marchés industriels, en favorisant le biosourcé, le local, le réemploi, en refusant de travailler auprès d’une entreprise ultra-polluante… Mais dans une société qui n’est pas collectivement organisée à relever ce défi, osons demander plus. Soyons l’effort collectif dont le monde à besoin, que ce soit en demandant une TVA réduite sur les matériaux de construction vertueux comme l’architecte Philippe Madec, en publiant une tribune pour soutenir notre demande comme l’a fait l’architecte Nicola Delon de l’agence Encore Heureux dans Le Monde, ou en entrant en résistance civile. L’important est d’avoir un prochain pas de côté.

Pourriez-vous tourner certaines actions vers ces professions ?

La campagne est présente un peu partout sur le territoire français et des actions ont été menées dans plusieurs villes avec la coopération de locataires en colère. Alors, imaginer une action pacifiste avec des architectes et professionnels de la construction en lutte, pourquoi pas !

Souhaiteriez-vous leur adresser un message à travers cet entretien ?

Je leur dirais que nous devons envisager la fragilité de la planète et de ses ressources comme une opportunité pour l’innovation dans la conception, plutôt que comme une forme de légitimation technique à des solutions conventionnelles. Elle doit être notre moteur pour transformer en profondeur nos sociétés et écrire de nouveaux récits désirables pour tous.

Car la vie moderne nous pousse à la consommation, nous enferme et nous impose des dépendances au « toujours plus vite ». Elle a effacé toute référence à la subjectivité, à la sensibilité et à l’intuition. Prenons le temps de nous rappeler qu’avant d’être des architectes régis par des questions techniques, financières, politiques nous sommes avant tout des hommes, des femmes, des parents, des enfants et que si nous nous battons aujourd’hui, c’est parce qu’on parle de vies humaines. Et pas seulement à l’autre bout du monde, mais ici aussi. Nous agissons à la hauteur de l’amour que l’on porte à nos proches.


Pour en savoir plus : www.derniererenovation.fr

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