Hors programme : entretien avec Jean-François Fountaine, maire de La Rochelle
« La contrainte rend créatif mais il ne faut pas en abuser !» À l’occasion d’une visite de chantier de l’école Lavoisier en mars 2024, Anne Pezzoni et Denis Simonis (archi5) se sont rendus à La Rochelle pour un entretien avec le maître d’ouvrage Jean- François Fountaine, maire de la ville, partisan d’un patrimoine vivant, loin des villes-musées.
Propos recueillis par Christelle Granja
Entretien issu du hors-série n°49 de L’Architecture d’Aujourd’hui – « archi5, hors standard », disponible sur notre boutique en ligne.
AA : Vous visez la neutralité carbone de l’agglomération de La Rochelle pour 2040. Est-ce que cette ambition a guidé vos arbitrages pour le projet de la Cité des sciences et de la nature Lavoisier, à Villeneuve-les-Salines, livrée en avril 2024 ?
Jean-François Fountaine : Oui, cette notion est centrale dans le renouvellement urbain du quartier de Villeneuve. La politique de notre ville est depuis longtemps investie par les questions environnementales: c’était déjà le cas sous Michel Crépeau, qui a été ministre de l’Environnement sous François Mitterrand [et maire de La Rochelle pendant 28 ans, NDLR]. Mais la vision de l’écologie défendue était plutôt de nature « humaniste » : si l’on voulait moins de voitures en ville, c’était d’abord pour se parler davantage, pour rechercher une meilleure qualité de vie. Il n’était pas encore question de bilan carbone, ni même de réchauffement climatique. Cette vision environnementale a bien sûr évolué au fil du temps. Un événement a été marqueur pour le territoire: en 2010, avec la tempête Xynthia, un quart de la ville se retrouve sous l’eau. Pour une ville ancienne qui se croit invulnérable, c’est un choc ! Il a donc été décidé d’agir sur les causes de la catastrophe. Dans le quartier de Villeneuve, cela s’est notamment traduit par la renaturation, avec l’aide de l’agence de l’eau, d’un marais qu’on combattait depuis des décennies parce qu’il était une source de moustiques, de maladies, et aussi parce que le combler permettait de créer du foncier. Nous avons pris conscience de la richesse patrimoniale et environnementale de ce milieu aquatique, réserve de biodiversité et véritable puits de carbone. À Villeneuve, nous sommes désormais dans un quartier vert, qui bénéficie de la proximité de l’eau. L’école Lavoisier avait été construite dans les années soixante, à une période de forte natalité où il fallait faire vite… Elle était extrêmement dégradée. Notre première réaction face à ce bâti existant a été de tout raser, de partir de zéro. Mais très vite, la question du bilan carbone s’est posée, et avec elle celle de la réutilisation, entre autres, des fondations aménagées sur 300 pieux plantés dans cette zone de marais. Au-delà, l’idée a été de se donner une ambition environnementale la plus poussée possible, parce que cette action de restructuration et d’extension qu’archi5 a menée en tant que maître d’œuvre est emblématique de notre projet « La Rochelle territoire zéro carbone ». L’école Lavoisier est LA grande opération du mandat. Elle est à nos yeux la porte d’entrée du programme de renouvellement urbain de Villeneuve, et est appelée à devenir l’un des éléments d’attractivité de ce quartier populaire, l’un de ses emblèmes. On doit vouloir mettre ses enfants dans cette école !
À lire : « L’eau, gêolière du carbone », un entretien avec Christine Dupuy professeure et chercheure à La Rochelle Université, sur ur l’intérêt de la préservation des milieux aquatiques et leur restauration par renaturation à La Rochelle, paru dans le numéro de septembre de AA « L’eau, bien commun »
Anne Pezzoni : Pour notre agence aussi, c’est un projet fort et hors standard, que nous sommes heureux de porter. Il crée un lien fort entre le milieu humide et les espaces récréatifs extérieurs, pour ramener l’eau au cœur de la sphère pédagogique et ludique. Des pentes adoucies et un ponton permettent aux enfants d’approcher le paysage en toute sécurité. Le programme que vous avez constitué était participatif, et laissait le champ ouvert aux propositions des concepteurs. Cette manière d’aborder les choses est très rare. Quel regard portez-vous sur cette question du hors programme ?
J.-F.F. : Quand je travaille avec les gens, je n’aime pas leur dicter ce qu’ils doivent faire. Je préfère interpeller leur créativité et leur capacité d’invention. Cette même logique imprègne le fonctionnement de la mairie. Notre administration n’est pas une simple exécutante, elle est force de proposition, dans le cadre d’un management très horizontal, où chacun est très porteur de valeurs environnementales.
AA : Cette ambition écologique est- elle parfois difficile à imposer ? À quels autres impératifs se heurte-t-elle ?
J.-F.F. : Certains arbitrages ne sont pas simples, c’est vrai. Mais dans le cas de l’école Lavoisier, nous avons mis les moyens de nos ambitions. À La Rochelle, c’est la première fois qu’une école est refaite depuis cinquante ans. L’explication est démographique: nous sommes passés de 11000 enfants dans les années 1970 à 5500 enfants aujourd’hui. Dans ce même temps, nous avons fermé vingt écoles sur soixante. Mais il ne s’agissait pas de livrer un diamant à Lavoisier, et de délaisser les alentours. Pour éviter de créer un quartier à deux vitesses, nous avons multiplié par cinq le budget de maintenance des autres écoles du quartier, notamment pour des travaux d’isolation et de désimperméabilisation des cours.
AA : Planter les cours d’école n’est pas toujours simple. Quels sont les obstacles à lever pour aller vers une architecture plus sobre ?
J.-F.F. : Rénover certains établissements scolaires s’apparente parfois à une mission impossible. C’est le cas notamment de l’école Paul-Doumer : il s’agit d’un bâtiment classé, situé sur des marais, et qu’il faut entièrement rénover… C’est complexe, mais il faudra en passer par là, car la place des écoles dans la cité est essentielle. Une fois qu’elles existent, il reste encore à travailler sur l’avenir et le renouvellement du quartier. Car si on ne mène pas de politique de logement social aujourd’hui et demain, dans trente ans La Rochelle ressemblera à Cannes, c’est-à-dire à une ville certes jolie, mais qui exclut plutôt qu’elle n’inclut, avec une moyenne d’âge et un revenu moyen très élevés ! En bref, un tout autre modèle de cité que celui que nous défendons.
A.P. : En tant qu’architectes, nous avons l’habitude de la contrainte, car nous sommes tenus par de nombreuses normes. En tant que représentant de La Rochelle, vous êtes également tributaire de nombreuses obligations. Comment composez-vous avec elles ?
J.-F.F. : Ma première réponse sera une pirouette : comme vous, je pense que la contrainte rend créatif. Mais pour laisser des espaces de liberté favorables à l’inventivité, il ne faut pas abuser de la contrainte. Trouver cet équilibre est notre quotidien. La Rochelle est incroyable sur le plan patrimonial : elle est la seule cité européenne, atlantique et portuaire, à ne pas avoir été détruite pendant la dernière guerre. Saint-Nazaire, Brest, Le Havre, Saint- Malo n’ont pas été épargnées, à l’instar de leurs alter ego belges ou anglaises. Mais il faut aussi faire vivre ce patrimoine, et ne pas le transformer en musée. Ce que j’attends du monde de l’architecture, et plus largement des créatifs d’un territoire, c’est d’amener des idées neuves. Et il y en a eu pour le projet de l’école Lavoisier. Ce n’était pas si simple, car l’univers de l’Éducation nationale est très normé, avec des exigences propres à l’univers de l’enfance, à la pédagogie… Cet aspect hors standard s’est traduit par la mutualisation de certains espaces, mais aussi par l’usage de matériaux biosourcés et notamment du bois et de la paille. Face à l’épuisement des ressources, des solutions durables sont aujourd’hui réinventées, qu’on n’aurait pas imaginées mettre en œuvre il y a quinze ans…
À lire : « Archi5 : Les pieds dans l’eau » sur le projet de la cité de la nature et des siences Lavoisier à La Rochelle, par archi5.
A.P. : L’une des clés de l’écologie est de faire appel à des ressources de proximité, mais le libre-échange rend cette démarche très complexe. Comment résoudre l’équation ?
J.-F.F. : En tant que constructeur nautique, j’ai été très connecté à l’international, en livrant les produits dans le monde entier. Aujourd’hui, je ne souhaite pas que La Rochelle se replie sur elle-même, d’autant que notre territoire fabrique avec Alstom des TGV pour le monde entier. Mais cette excellence internationale, spécifique, ponctuelle, doit s’accompagner d’un retour au local dans de nombreux domaines. Certaines importations massives n’ont pas de sens. C’est vrai dans le domaine alimentaire – proposer sur nos marchés des produits qui viennent de l’autre bout de la planète est une aberration –, mais aussi dans le secteur du BTP. La Rochelle s’est historiquement construite grâce à la pierre issue de carrières locales. Nous sommes ici à la frontière entre le nord et le sud, entre la langue d’oc et la langue d’oïl, et ce mélange se retrouve dans notre patrimoine, où l’ardoise côtoie la tuile. Je défends ce discours de proximité, parce qu’il est évident qu’il va falloir revenir à des chaînes de valeur et des approvisionnements plus locaux.
AA : Quels sont vos leviers, en tant qu’élu, pour favoriser une architecture plus locale, plus sobre ?
J.-F.F. : Depuis 2014, nous développons le quartier Atlantech, qui est un condensé de bâtiments et d’équipements bas carbone, et qui se veut précurseur dans les domaines de la mobilité douce, de la consommation énergétique, et de l’écoconstruction. Nous avons également mis en place une plateforme territoriale dédiée à la rénovation énergétique, qui permet d’accompagner les professionnels et les particuliers dans leur démarche bas-carbone, car il est souvent difficile de se retrouver dans le dédale de solutions « vertes » proposées, parfois sous couvert de greenwashing. Cette plateforme apporte les ressources nécessaires pour faire les bons choix (par exemple pour changer une fenêtre ou isoler une façade), et elle guide aussi l’utilisateur vers les solutions de financement existantes, car de multiples aides existent déjà: celles de la Région, MaPrimeRénov’, etc. C’est aussi un dense tissu d’entreprises locales qu’il faut accompagner: c’est une chose de lancer des appels d’offres avec des clauses environnementales, encore faut-il qu’il puisse y avoir des réponses..! Nous ne sommes ni dans le rêve, ni dans la lubie: nous faisons. L’idée est que chacune de nos actions soit irriguée par cette politique. Un vice-président de l’agglomération est d’ailleurs uniquement en charge de cette ambition zéro carbone. À l’automne 2023, La Rochelle a obtenu le niveau 5 étoiles du label Territoire engagé transition écologique Climat-Air-Énergie, destiné à mesurer l’action d’une collectivité sur son champ d’intervention propre. Cela vient récompenser une série d’actions sur la performance environnementale de nos bâtiments publics, de nos écoles, de nos stades, etc., mais aussi sur l’amélioration de l’impact des mobilités urbaines. Cela passe notamment par la mise en place de déplacements électriques pour les agents publics, car la ville et l’agglomération emploient 2300 personnes. Surtout, cela implique de limiter l’étalement urbain, à travers la densification. Nous essayons également de déconcentrer un maximum de services utiles dans les quartiers pour éviter des déplacements superflus. Cette ambition est plus complexe à l’échelle de l’agglomération qu’à celle de la ville, car le territoire est plus grand, plus rural, donc les barrières à franchir sont plus nombreuses.
Denis Simonis : Défendez-vous une vision globale de l’urbanisme à l’échelle du territoire ?
J.-F.F. : C’est difficile, car l’agglomération est très fragmentée. Le quartier de Laleu, par exemple, était anciennement un vrai village avec des fermes, des champs, des vignes. Vous ne pouvez pas y construire de la même manière qu’à la Pallice, qui est un port industriel, héritier du xixe siècle, ni même qu’à Port-Neuf, un quartier où sont nés les premiers HLM, et où sont encore présentes les maisons autoconstruites du mouvement des Castors. La Rochelle, ce n’est pas que le centre historique, nous n’avons pas de ligne architecturale unique, mais il faut faire en sorte que tout le monde avance. Il faut aussi rappeler que notre ville a connu des alternances de périodes de faste et de grande pauvreté: elle est devenue très riche grâce à l’esclavage, et très pauvre quand on l’a aboli. Très prospère à nouveau avec l’essor du colonialisme, très pauvre quand il a pris fin. Dans les années 1970, les chantiers navals ont fermé, l’industrie a périclité. Mais aujourd’hui, La Rochelle a retrouvé un élan, notamment avec l’arrivée de l’université; le taux de chômage est passé au-dessous de la moyenne nationale. Il est évident que nous devons aller vers une société de la sobriété, mais quelles sont les formes énergétiques de demain ? Quelles sont les mobilités de demain ?
A.P. : En tant qu’élu, il faut trancher !
J.-F.F. : Il est normal que la capacité de décision d’une collectivité s’inscrive dans le temps long. Nous sommes écrasés par quatre cents ans d’histoire ! Faire reculer la voiture pour donner davantage de place aux piétons n’échappe ni aux critiques, ni aux craintes parfois infondées (« assassiner le commerce de proximité »), et cela ne se fait pas en un jour. Nous restons un pays conservateur, et La Rochelle n’échappe pas à la règle.
A.P. : En matière d’écologie, quel est votre cap pour l’avenir, notamment sur la question énergétique ?
J.-F.F. : Concernant les mobilités, qui représentent le plus gros poste d’émission de carbone, nous avons tranché en défaveur de l’implantation d’un tramway. Nous avons fait le pari que demain, les véhicules autonomes rendront les rails inutiles. Comme toujours, il s’agit de choix, et d’anticipation ; c’est ce qui rend la vie publique passionnante.
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