Arc en rêve Papers

Filmer l’architecture : entretien avec Isabel Concheiro

AA continue sa collaboration avec le centre d'architecture bordelais, via les arc en rêve papers. Dans le cadre d'Atmosphérique, filmer l'architecture, l'exposition d'arc en rêve visible jusqu'au 7 janvier 2024, Leonardo Lella, chargé d’exposition, et Fabrizio Gallanti, directeur d’arc en rêve, se sont entretenus avec Isabel Concheiro, éditrice en chef de la plateforme TRANSFER. L'entretien porte sur le rôle de la vidéo dans la sensibilisation du grand public aux questions d’architecture, de ville et de territoire et sur l’histoire du TRANSFER Architecture Video Award, qui organise cette année sa troisième édition. 

Propos recueillis par Leonardo Lella

Leonardo Lella : Comment est né le projet TRANSFER ?

Isabel Concheiro : TRANSFER est un projet éditorial numérique né à Zurich en 2016, à l’initiative d’un groupe formé par Josep Lluís Mateo, architecte et professeur émérite à l’ETHZ, et trois de ses assistants de l’époque, dont moi-même. Après une expérience de plusieurs années dans le domaine des publications papier au sein de la ETHZ, Josep Lluís Mateo avait lancé l’idée de créer un projet éditorial indépendant en ligne. Ce qui nous intéressait était surtout d’explorer les nouvelles possibilités éditoriales offertes par un projet axé sur le numérique, notamment à travers l’utilisation de la vidéo.

© Emmanuelle Maura, arc en rêve

 

LL : Est-ce que vous aviez l’impression qu’à l’époque le champ de publications d’architecture en ligne était encore assez vierge ? 

IC : Absolument. En 2014, il y avait bien évidement plusieurs revues ou plateformes d’architecture en ligne, mais nous avions l’impression que c’était finalement un champ encore à explorer. Certes, ces plateformes, centrées sur la publication de projets récents, rencontraient un certain succès, mais ce n’était justement pas ce type de publication, qui vise parfois plus la quantité que la qualité des contenus, qui nous intéressait. Notre objectif était différent, à savoir produire du contenu éditorial original et de qualité sur le long terme, sans courir derrière la dernière nouveauté, sans chercher à produire du contenu rapidement « consommable ».

Fabrizio Gallanti : Il faut dire aussi qu’autant la presse généraliste a su passer du papier au numérique, autant la presse spécialisée, qui a été longtemps très importante et puissante dans le domaine de l’architecture, a finalement très mal vécu ce passage. Cet espace laissé en ligne a été très vite occupé par les plateformes comme ArchDaily, Dezeen ou Designboom justement, qui se limitent à faire du copier-coller de communiqués de presse envoyés par les agences…

IC : Je suis tout à fait d’accord. En général, les revues d’architecture papier n’ont pas encore su réaliser, à mon sens, un projet éditorial numérique à la hauteur de leur version papier.

FG : Ni trouver les ressources économiques nécessaires à ce passage. Aujourd’hui le New York Times c’est 130.000 copies papier et 11 millions d’abonnés à la version numérique…

IC : C’est vraiment un point clé, celui du public et des ressources financières nécessaires au bon développement d’un projet éditorial indépendant. Chez TRANSFER la difficulté que nous avons rencontrée dès le début a été justement celle de créer un public, car nous ne pouvions pas nous appuyer sur une base de contacts existante, comme le font les journaux et revues existantes qui décident de passer au numérique. Et nous n’avions pas non plus un média puissant derrière pouvant donner de la visibilité aux contenus que l’on créait.

LL : Comment le passage d’une publication en ligne à un prix pour la vidéo d’architecture s’est-il fait ? 

IC : Comme je disais, l’idée d’explorer le potentiel du numérique, et donc de la vidéo, comme outil de recherche, de réflexion et d’expérimentation en matière d’architecture était présente dès le début du projet. Cette volonté s’est traduite au début par exemple par le fait que certains articles qu’on publiait étaient accompagnés de vidéos, pratique qui, à l’époque, était moins répandue qu’aujourd’hui.

On a ensuite souhaité aller plus loin en lançant des productions TRANSFER en collaboration avec des vidéastes ayant une trajectoire reconnue. L’objectif était de créer une série de vidéos permettant de revisiter à la fois des architectures du XXe siècle et des projets contemporains par différentes approches vidéo. Nous avons commencé cette collaboration avec le vidéaste chilien Pablo Casals Aguirre, dont nous apprécions le travail et avec lequel nous avons produit deux films sur des bâtiments en Suisse : les bains publics de Bellinzone de Galfetti, Ruchat et Trümpy (1970) et l’extension du Kunstmuseum à Bâle de Christ & Gantenbein (2016). Nous avons ensuite entamé de nouvelles collaborations à travers une série de courtes vidéos expérimentales, appelée TRANSFER NEXT et publiée en 2020 pendant la période de confinement. Malheureusement, en raison des moyens importants nécessaires à la réalisation de vidéos, nous avons mis en pause ces productions pour le moment, mais nous avons voulu lancer, en parallèle, un dispositif de mise en valeur de la vidéo d’architecture de qualité par le biais d’un prix international, le TRANSFER Architecture Video Award.

Extrait du film MigraTouriSpace réalisé en 2021 par Stefanie Bürkle, Janin Walter, Ilkin Akpinar, Tae Woon Hur à Berlin, finaliste du prix TRANSFER Architecture Video Award 2021. © Stephanie Bürkle & Janin Walter

 

LL : Pourtant, déjà à l’époque, de nombreux festivals de cinéma d’architecture existaient un peu partout en Europe, je pense à Rotterdam, Londres, Copenhague et Zurich, pour en citer seulement quelques-uns. En quoi le prix TRANSFER se démarque-t-il de ce type d’initiatives ?

IC : En lançant ce prix, nous souhaitions explorer le potentiel du format court, ne dépassant pas les 5 minutes, adapté aux réseaux sociaux et aux canaux numériques de diffusion de la vidéo. Si plusieurs festivals de films d’architecture, dont ceux que tu cites, constituent aujourd’hui d’excellentes plateformes pour la diffusion de long- ou de court-métrages, il nous semblait que la production de formats courts manquait de soutien et de visibilité. Je pense que l’intérêt suscité à l’international par les deux premières éditions du prix a confirmé la pertinence de cette initiative. Le format court fonctionne d’ailleurs très bien couplé à d’autres types de contenus, le texte par exemple, permettant de plonger dans un projet ou une thématique et laissant souvent envie d’en savoir plus.

Le but du prix était donc surtout de créer une sorte d’observatoire, fournissant à chaque édition un relevé du paysage d’auteurs produisant des vidéos d’architecture à un moment X partout dans le monde. Et cela nous a permis d’ailleurs aussi de découvrir un certain nombre d’auteurs dont nous ne connaissions pas le travail, à côté des vidéastes avec un travail déjà reconnu. Un autre critère très important pour nous est aussi que les vidéos ne soient pas conçues tout simplement pour « décrire » un bâtiment. Les auteurs que nous avons retenus essaient d’aller au-delà d’une simple description d’architectures dites « d’auteur » et s’intéressent aussi à des constructions plus ordinaires et à des situations urbaines, en posant des questions et en portant un regard nouveau sur l’architecture.

Extrait du film The Forest Underneath réalisé par Paolo Patelli en 2019 aux Pays-Bas, finaliste du prix TRANSFER Architecture Video Award 2019. © Paolo Patelli

 

FG : Il faut dire aussi que les vidéos, tout comme les photos d’architecture, sont souvent commanditées par les architectes eux-mêmes pour convaincre de potentiels futurs clients de faire appel à leurs services. Il est donc intéressant de voir comment certains auteurs parviennent, même dans ces conditions que l’on pourrait définir « commerciales », à contourner la commande, pour aller au-delà de la simple promotion d’un bâtiment…

IC : Mises à part les vidéos produites dans le cadre de résidences d’artistes ou en tant que projets personnels, je pense que la marge de liberté des auteurs dépend en grande partie des commanditaires, très souvent des architectes mais aussi des maîtres d’ouvrage, qui doivent justement accepter que le regard qu’un auteur porte sur leur travail ne soit pas forcément en ligne avec le leur. Plusieurs vidéos retenues dans les deux premières éditions du prix montrent justement le potentiel qu’offre cette marge de liberté, qui permet de créer un nouveau récit à partir d’un bâtiment ou une situation existante. Cela s’applique à Embajada de Brasil de Luis Úrculo, par exemple, qui nous invite à aborder un nouveau bâtiment autrement, ou à Il Muro Cattivo de Bram Lattré, qui explorece que les murs mitoyens des maisons individuelles en Belgique produisent en termes de rapports sociaux.

D’autre part, au-delà de l’intérêt d’un bâtiment ou d’un sujet donné, le potentiel de la vidéo réside dans sa capacité à renforcer les qualités spatiales d’un projet, à travers différentes techniques cinématographiques. Par exemple dans la vidéo Grounded, l’auteur Tapio Snellman utilise le drone pour cerner un contexte très large, celui des démolitions des quartiers historiques de Manille, aux Philippines. Dans Split Lives, l’agence RUF utilise le montage de différentes vidéos pour établir un parallèle entre l’urbanisation galopante en Chine et l’abandon progressif des constructions vernaculaires. Je pense donc que certaines techniques sont plus à même de mettre en valeur un certain type d’espace ou de situation.

LL : En restant sur la mise en valeur des espaces : qu’est-ce qu’une vidéo d’architecture peut transmettre qu’un outil traditionnel de représentation, tel un plan, une coupe, ou même une photo, ne peut pas ?

IC : Aujourd’hui environ 80% du trafic internet est généré par des vidéos. C’est donc clair qu’il s’agit d’un outil qui parle à un public très large. Cela veut aussi dire qu’il nous permet de sensibiliser un public très vaste à des questions d’architecture, de territoire, de cadre de vie. Bien plus vaste que celui qui s’intéresserait à la presse écrite, en l’occurrence. La vidéo, je pense, parle finalement à tout le monde : tout le monde peut y reconnaître la qualité d’un espace ou y questionner une situation urbaine, par exemple. Dans ce sens, la vidéo est à mon avis un outil qui peut largement contribuer à explorer le lien entre l’architecture et sa réalité socio-culturelle et à développer une prise de conscience sur notre rapport à l’environnement bâti.

Extrait du film Jugaad réalisé par Chak Hin Leung en 2020 en Inde, pré-sélectionné du prix TRANSFER Architecture Video Award 2021. © Chak Hin Leung

 

FG : Cette démocratisation s’applique d’ailleurs non seulement à son public mais également à sa production. J’ai l’impression que les changements des dernières années en matière de technologie ont bouleversé le paysage des auteurs qui produisent des images d’architecture. Avant le coût très élevé des équipements multimédias limitait considérablement le nombre d’auteurs. Il n’y avait que les « grands noms » : Julius Shulman, Iwan Baan, Hélène Binet. Aujourd’hui pratiquement tout le monde peut produire des vidéos haute qualité avec son propre portable. Cela a changé radicalement la donne… 

IC : C’est vrai. D’ailleurs il n’y a peut-être pas encore vraiment de réalisateurs de films d’architecture de référence, comme c’est le cas pour la photographie, à l’exception du duo Bêka Lemoine. Et en sélectionnant les auteurs pour notre prix ont s’est par ailleurs vite rendu compte qu’il n’y a que très rarement des « réalisateurs de films d’architecture » mais plutôt des photographes, des artistes ou des architectes qui se mettent à réaliser des films pour des raisons très différentes. Je trouve cette condition très intéressante, car elle permet une diversité de regard.

LL : Cette diversité de profils se traduit, dans la sélection du prix, par une grande variété d’approches. En passant en revue les vidéos retenues (toutes consultables sur le site internet de TRANSFER) on peut tomber sur des travaux plus documentaires, plus artistiques, et même sur de la fiction.

IC : Je pense que la diversité des approches est en effet l’un des critères principaux qui a été suivi par le jury. Lors des deux premières éditions on avait considéré la possibilité d’établir différentes catégories, comme c’est le cas dans d’autres prix. On a finalement préféré laisser le règlement plutôt ouvert pour justement essayer de sonder ce paysage de la production vidéo dans tous les sens, sans trop limiter les choix et en renforçant cette idée d’observatoire. Nous allons continuer d’appliquer cette approche lors de la troisième édition qui sera lancée prochainement. Au bout de ces trois éditions, nous questionnerons la pertinence de mettre en place des catégories pour des futures éditions du prix.

FG : Question pratico-pratique : peux-tu nous expliquer comment fonctionne le prix TRANSFER ?

IC : Depuis la première édition, en 2019, un appel à contribution est lancé tous les deux ans. Les auteurs peuvent présenter des vidéos de 5 minutes maximum, produites dans les deux dernières années, en lien avec l’architecture, le paysage ou la ville, qui sont soumises à un jury international. Pour le choix des membres du jury , nous essayions toujours d’avoir un équilibre à la fois géographique et professionnel (il est formé par des vidéastes, des architectes, des critiques, et des enseignants). Les vidéos finalistes sont présentées dans le cadre d’un évènement public associé à un festival de cinéma d’architecture. En 2019 nous les avons projetées dans le cadre des Architektur FilmTage de Zurich puis, en 2021, dans celui d’Écrans urbains à Lausanne.

FG : À côté de ces initiatives ponctuelles la vidéo d’architecture reste, il me semble, un domaine encore très peu exploré. Même dans les écoles d’architecture il n’y a pas encore de cours de cinéma d’architecture, que je sache…

IC : C’est vrai. Là aussi, pour l’instant, il n’y a généralement que des initiatives ponctuelles, mais pas une présence systématique dans les plans d’études. Je pense en l’occurrence aux projets de diplôme proposés par Bêka Lemoine à l’AA de Londres. Deux vidéos finalistes de la dernière édition du prix ont d’ailleurs été réalisées par des élèves de leur cours. Je pense qu’il y a vraiment encore toute une culture audiovisuelle autour de l’architecture à développer, d’autant plus dans un monde où ce format est de plus en plus exploité comme outil de communication. C’est justement parce que la vidéo est aujourd’hui omniprésente qu’il est important, à mon sens, d’éduquer et de promouvoir une culture de la vidéo de qualité. Comme je disais auparavant, c’est un outil très puissant pour générer des réflexions autour de l’architecture auprès du grand public. Une opportunité pour la discipline à ne pas rater.

 

Extrait du film Made in Ilima réalisé par Thatcher Bean en 2017 au Congo et États-Unis, mention honorable du prix TRANSFER Architecture Video Award 2019. © MASS Design Group

Isabel Concheiro a étudié l’architecture en France et en Espagne et a obtenu son diplôme d’architecte à l’ETSA Barcelone en 2002. Elle est responsable du master en architecture et professeure à l’école d’architecture de la HEIA à Fribourg (Suisse). Elle a été auparavant assistante du professeur Josep Lluís Mateo à l’ETHZ ainsi que des professeurs invités Jeannette Kuo et Jan de Vylder & Jo Taillieu à l’EPFL Lausanne. Elle est cofondatrice du bureau Concheiro Montard architectes à Lausanne et, depuis 2015, rédactrice en chef de TRANSFER Global Architecture Platform ainsi que collaboratrice de la revue suisse-romande Tracés. Ses activités de recherche et d’enseignement portent sur la relation entre architecture et marché immobilier et sur la transformation des architectures non-patrimoniales du XXe siècle. Ses travaux ont été publiées dans les revues Bauwelt et Tracés et présentés dans des institutions comme arc en rêve à Bordeaux et le Bauhaus à Dessau.

La plateforme TRANSFER est partenaire du projet d’exposition Atmosphérique, filmer l’architecture, présentée jusqu’au 7 janvier 2024 dans la grande galerie d’arc en rêve.


Retrouvez Isabel Concheiro dans le numéro 447 Europe : Nouvelle génération pour un entretien avec Christophe Catsaros portant sur l'impact de la crise économique de 2008 sur la pratique des jeunes architectes espagnols.

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