Enseigner l’architecture du vieillissement, entretien avec Nadège Bagard
Le logement pour seniors comme sujet de recherche ? Le DomusLab, dans le Grand Est, a pris la question à bras-le-corps. Fruit d’un partenariat entre les deux écoles d’architecture de la région, l’ENSA Nancy et celle de Strasbourg, ce laboratoire de recherche explore et expérimente, depuis sa création en 2016, les enjeux contemporains de l’habitat, à l’aide d’acteurs professionnels et institutionnels. En 2018, il inaugure un cycle de travail de trois ans sur la question « Habiter et vieillir : architecture et vieillissement, entre permanences et adaptations ». Pour en savoir plus, rencontre avec Nadège Bagard, enseignante-chercheuse à l’ENSA Nancy et co-responsable de cet atelier. L’occasion d’apporter un regard complémentaire au dossier « Vieillir, ici et bien » développé dans le n° 434 de la revue.
Propos recueillis par Morgane Ravoajanahary
L’Architecture d’Aujourd’hui : Qu’est ce qui vous a poussée à mettre en place cet atelier ? Est-ce issu d’une constatation faite au sein de la profession ou bien cela répond-t-il à une demande des étudiants ?
Nadège Bagard : C’est un peu les deux. Deux ans auparavant, nous avions identifié, avec le DomusLab, ce thème du vieillissement. Il ouvre à des questions nouvelles. Par ailleurs, l’intérêt des étudiants est double : il attire ceux qui souhaitent travailler sur l’architecture du logement, se perfectionner en la matière, mais leur permet également de cultiver leur fibre altruiste. Tous se sentent touchés par le sujet, car ils se réfèrent souvent à un de leurs proches.
AA : Comment envisagez-vous l’enseignement d’une telle thématique ?
NB : Nous confrontons d’abord les étudiants à la pratique grâce à un dialogue direct avec des acteurs de terrain, bailleur ou collectivité. Le site du projet devient alors un terrain de jeu et permet aux étudiants d’expérimenter des solutions « sous cloche », comme dans un laboratoire. En parallèle, nous collaborons avec des chercheurs sur les questions théoriques, historiques et sociologiques. Nous espérons ainsi former des architectes qui auront approché la question du vieillissement de manière très fine. Les échanges interdisciplinaires nous permettent de dépasser certaines contraintes opérationnelles, en termes de réglementation par exemple. L’année dernière, une étudiante a cherché à concevoir le plus petit logement possible en éradiquant les surfaces de circulation, ce qui l’a conduit à tester une configuration en enfilade, cuisine-salle d’eau-chambre. Bien que cette configuration soit très éloignée des principes énoncés dans les cahiers des charges de la maîtrise d’ouvrage, cela n’a choqué ni les enseignants, ni les bailleurs. Pourquoi ? Parce que sa problématique de projet était pertinente, et sa démarche très cohérente. Puisqu’il s’agit d’une réflexion volontairement parallèle et délibérément prospective, les étudiants et enseignants, tout comme les bailleurs, sont plus ouverts, nous travaillons dans un espace-temps différent. Lorsque les travaux d’étudiants apportent des solutions nouvelles à des problèmes réels du monde de la construction, certains bailleurs, qui d’ordinaire ne font forcément pas la synthèse entre l’échelle intime et l’échelle urbaine, sont étonnés et finissent par réinterroger leur cahier des charges.
AA : Quelles initiatives concrètes avez vous mises en place dans le cadre de l’atelier ?
NB : Le DomusLab est avant tout dédié au thème de l’habitat. Ce focus sur les personnes âgées est favorisé par la mise en place d’un partenariat avec le Conseil Départemental de Meurthe-et-Moselle, en charge des politiques publiques de l’autonomie et de l’habitat sur son territoire. Au cours de la première année de ce cycle de 3 ans, nous avons organisé la journée d’études « Habiter et vieillir, une approche au prisme de l’architecture » (le 25 octobre 2018), qui a réuni architectes, chercheurs, sociologues, bailleurs et collectivités locales autour de la question de l’adaptation de la société au vieillissement. En matière de pédagogie, nous mettons en place des séances d’atelier particulières. Récemment, nous avons testé, grâce à l’ONPA, l’Office Nancéien Personnes Agées, des combinaisons qui simulent les sensations d’une personne âgée : perte de stabilité, perte des appuis, insensibilité tactile, membres lourds, pathologies visuelles… En nous déplaçant dans l’école, nous avons identifié ce qui rendait les espaces agréables, ce qui aidait ou, au contraire, pénalisait le repérage, les déplacements ou les gestes du quotidien. Le passage de la théorie à l’expérience physique fut très marquant. Au terme des 3 années, nous aurons exploré le thème de la résidence groupée, de l’habitat alternatif et partagé, et de la reconfiguration des immeubles collectifs des Trente Glorieuses.
AA : Diriez vous qu’il existe des « règles à suivre » pour réaliser une architecture adaptée aux seniors ?
NB : La question serait plutôt : « Est-ce que l’architecture pour les seniors est une architecture spécifique ? » En termes de logement, réfléchir au vieillissement produit un effet loupe. Cette architecture s’adresse à un public fragile, qui a des besoins spécifiques afin de conserver le plus longtemps possible son autonomie. Il faut alors concevoir un logement encore meilleur que le logement standard, ou être en mesure de l’adapter. Par exemple, en milieu rural, la demande de « petits » logements est croissante, car la typologie d’habitation la plus répandue actuellement dans ces territoires reste la grande maison familiale, souvent pavillonnaire. Avec l’agence (Bagard et Luron, ndlr), nous avons donc tenté de « réinventer » la « petite maison rurale ». À partir de nos observations, de l’étude et de la rencontre avec les habitants de ces milieux ruraux, nous avons pu définir les usages les plus courants et le traduire dans nos projets. Prévoir, par exemple, un espace où garer et abriter sa voiture près du logis, ou encore, orienter la cuisine, pièce la plus occupée et la plus à même de favoriser les relations de voisinages, vers la rue.
Les premiers projets d’habitations pour seniors que nous avons menés à l’agence ont eu lieu en même temps que la mise en place de l’atelier DomusLab et bien évidemment, les thématiques se rejoignaient lors de la conception.
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Plan d’un logement senior qui vise à éradiquer les surfaces circulations, Aurélie Breduge
Test des combinaisons de vieillissement
4 logements seniors, centre bourg de Lagney (54), Bagard & Luron architectes
Nadège Bagard, architecte DPLG, maître de conférences du champ « Théorie et Pratique de la Conception Architecturale et Urbaine », et dirige l’enseignement de projet « Architecture et vieillissement, entre permanences et adaptations » en Master 2 à l’ENSA Nancy, avec Virginie Derveaux et Sylvain Sabau. Ancienne présidente de la Maison de l’Architecture de Lorraine, elle est aujourd’hui co-responsable (avec Michel Spitz, ENSA Strasbourg) du DomusLab, et associée de l’agence Bagard & Luron architectes, située à Nancy.
Cet entretien s’inscrit dans les thématiques du n°434 d’AA, intitulé « Vieillir, ici et bien ». Vous pouvez vous procurer le magazine en librairies ou sur notre boutique en ligne.