Utiles dedans, politiques dehors
Jusqu’au 20 avril 2025, le tiers-lieu parisien Ground Control accueille l’exposition « Détournements. Politisation des objets du quotidien ». Issue d’un séminaire de recherche, l’exposition explore comment des objets, à l’origine destinés à un usage utilitaire, ont été investis de significations politiques au fil de l’histoire.
Du laboratoire à l’exposition, la question de l’espace domestique est de plus en plus investie par la recherche et la culture, une observation également au coeur du n°463 d’AA « Maison individuelle, révolution d’un modèle ».
Chloé Carissimi

« Je suis Maman, Mamie, fille, sœur, épouse, amie. Je suis femme, je suis la vie. Je suis GJ [Gilet Jaune, NDLR] et je défends l’avenir de nos enfants ! »
Ces mots brodés de perles et de strass par Monique sur ce qui n’était alors un jour qu’un simple « gilet de haute visibilité », ouvrent l’exposition Détournements. Politisation des objets du quotidien qui occupe la terrasse couverte de Ground Control. À rebours d’une lassitude grandissante à l’égard du monde politique traditionnel, l’espace d’exposition de cette ancienne halle de tri postal se fait le théâtre d’une sélection d’objets devenus symboles d’un engagement politique.

Se rendre visible et faire du bruit
Dans la politique française, les Gilets jaunes incarnent la dernière fois qu’un objet a envahi l’espace public à grande échelle au point de donner son nom au mouvement social qu’il accompagnait. Les forces de ce gilet sécuritaire : être voyant et à la portée de tous. Selon le sémioticien Pascal Beucler, dans une tribune parue dans Libération, il est arboré par le·a citoyen·ne « qui entend se rendre d’autant plus visible dans l’espace public qu’il se sent invisible dans l’espace politique ».
Cet objet extrait de la sphère privée qu’est l’habitacle de la voiture se voit attribuer par un élan collectif une aura politique qui, bien souvent, laisse la classe dirigeante désemparée face à cet outil alternatif de lutte. À l’instar de la casserole, faisant office d’œuvre murale à quelques mètres du gilet jaune brodé : depuis les charivaris du XIXe siècle jusqu’aux casserolades d’aujourd’hui, elle demeure un puissant outil de protestation.
L’exposition montre également des objets devenus politiques afin de résister à un système oppressif – c’est le cas des vêtements occidentaux chez les membres de la Société des ambianceurs et des personnes élégantes (SAPE) au Congo, qui par leur réappropriation, deviennent des armes de subversion vis-à-vis de l’ordre établi. Une idée soulignée par Hélène Valance, commissaire de l’exposition, qui affirme : « Les objets qu’on porte sur soi sont notre premier outil politique ».

Quand l’intime investit l’espace public

« Celui-là, c’est un peu la star de l’exposition » confie Hélène Valance, non sans une certaine fierté dans la voix, en désignant un soutien gorge tricolore de grande taille suspendu au mur. Confectionné par les ouvrières des usines Lejaby d’Yssingeaux aux débuts des années 2010, ce sous-vêtement accompagnait leur lutte contre la délocalisation qui menaçait leurs emplois. À la télévision, en manifestation, lors de l’occupation du siège de l’entreprise, elles brandissaient cet étendard qui incarnait autant leur combativité que leur savoir-faire en péril.
Cette exposition explore la sémiotique, c’est-à-dire la (dé)formation du sens attribué aux objets. Le détournement est ici le processus par lequel l’objet ordinaire habituellement confiné à l’espace domestique s’en extrait pour faire irruption dans la vie politique. Un exemple éloquent : le cintre. Détourné de sa fonction dans le cadre d’avortements clandestins qui coûtent la vie à 47 000 femmes chaque année, il figure sur de nombreuses pancartes de manifestations ou de campagnes de sensibilisation pour symboliser cette triste réalité et défendre le droit à l’IVG partout dans le monde.
Du labo à l’expo
L’exposition Détournements est le fruit de la rencontre entre un séminaire de recherche sur la politisation des objets du quotidien et le tiers-lieu dont la programmation prévoyait d’aborder cette même question.
Les travaux des chercheur·euses ont ainsi servi de base théorique à l’exposition – qu’il s’agisse des apports d’Emmanuel Fureix sur l’histoire politique de la casserole, de Pauline Mortas sur les rapports de genre liés aux dispositifs anticonceptionnels, ou encore de Manuel Charpy sur la transgression par la pratique vestimentaire au Congo.
C’est dans ce contexte qu’Hélène Valance, conseillère à l’Institut national d’histoire de l’art (INHA) ayant pris part au séminaire, s’est vue confier le rôle de commissaire de l’exposition. Celle dont les travaux portent sur les imageries populaires, est ainsi partie à la recherche de ces objets du quotidien devenus politiques.

Une démarche curatoriale originale
Si le travail de chercheur·euses a été essentiel à la préparation de cette exposition, ce sont avant tout les objets détournés qui y sont mis en lumière, accompagnés des engagements de personnes issues de la société civile.
Ces objets, même si leur puissance politique leur a valu sortie dans l’espace public, leur matérialité reste cependant l’apanage de la sphère domestique. Pour qu’ils passent de la maison à l’exposition, ces objets souvent customisés ont été chinés et bien souvent achetés sur des plateformes de seconde main. Non pas sans une certaine fierté de la part de leurs propriétaires qui n’auraient jamais pensé voir leurs créations convoitées en vue d’être exposées. « Il le mérite bien » déclare Monique interviewée par la Dépêche du Midi à propos de son gilet jaune brodé de perles. « J’avais repéré cet exact gilet dans le livre du Collectif Plein le dos réunissant 365 photos de dos de manifestant·es » révèle la curatrice, ravie d’une telle coïncidence.

Détournements. Politisation des objets du quotidien
à Ground Control avec le laboratoire InVisu (CNRS) et l’Institut national d’histoire de l’art
81 rue du Charolais, 75012 Paris
Jusqu’au 20 avril 2025
Plus d’informations sur le site de Ground Control
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