Art

Heidi Bucher, l’architecture en vêtement

Jusqu’au 25 janvier 2025, l’antenne parisienne de la galerie Mendes Wood DM (fondée en 2010 à São Paulo) expose le travail d’Heidi Bucher à travers l’exposition La rose de Paris. Grâce à une analogie poétique entre architecture et vêtement, l’œuvre de l’artiste suisse imagine l’intérieur du foyer tel une entité organique. Maison incarnée, maison écorchée, Heidi Bucher explore avec un angle féministe l’espace domestique. Une thématique également abordée dans le dernier numéro d’AA, Maison individuelle, révolutions d’un modèle.
Marie-Laure Bernadac, conservatrice et commissaire d’exposition raconte l’artiste et son œuvre dans un texte intitulé « La peau de la maison ».


Marie-Laure Bernadac

Cette artiste suisse (née Adelheid Hildegard Müller, à Winterthur en Suisse)  fait partie de ces artistes-femmes d’avant-garde, très actives durant les années 1970, mais tombées dans l’oubli  jusqu’à leur reconnaissance tardive. Celle de Heidi Bucher date véritablement de la grande rétrospective Métamorphoses que lui a consacré la Haus der Kunst en 2021.  On a pu ainsi découvrir l’ampleur de ce travail composé au départ de dessins, d’œuvres textiles, de performances, pour aboutir à des installations spatiales, aux grandes empreintes en latex du mobilier, des portes, des fenêtres, d’un bâtiment afin d’en garder la mémoire, et de se l’incorporer physiquement.

Heidi Bucher, Ahnenhaus Winterthur, 1980. Photo: Dagmar Bürger © Courtesy The Estate of Heidi Bucher

Heidi Bucher a fait des études de couture et design textile à l’École d’arts appliqués de Zurich,en suivant les cours de Max Bill. Elle fait ensuite des séjours à Paris et à Londres; ses premiers travaux sont des collages abstraits avec des morceaux de coquillage et de nacre comme en témoigne La rose de Paris, 1954. Après un séjour à New-York, elle retourne à Zurich et épouse en1960 l’artiste Carl Bucher (1935-2015). En 1970-71, ils sont à Montréal et Toronto, et collaborent tous deux au Landings to Wear, sortes de costumes-sculptures à porter qui seront montrés en extérieur à New-York.

Heidi Bucher, La rose de Paris, 1954 © Courtesy of the artist and Mendes Wood DM, São Paulo, Brussels, Paris, New York

En 1972-73, ils déménagent à Los Angeles où Heidi Bucher devient amie avec Ed Kienholz. Elle rencontre le milieu de l’art féministe, celui des performances et du body art. Elle réalise alors les Bodywrappings et Bodyshells, sculptures en mousse synthétique recouverte de nacre. Ces formes molles sont habitables et activées de l’intérieur par son mari et ses enfants Indigo et Mayo qui ont déambulé ainsi emmaillotés sur la plage de Venice. Ces œuvres futuristes forment ainsi la matrice du travail à venir d’Heidi Bucher, car ce sont des sculptures crées à partir du corps, l’enveloppe et le corps étant étroitement liés. Ce sont les mouvements de la personne qui sculptent la forme et ce sont aussi les formes qui modèlent le corps. Cette enveloppe est aussi une coquille protectrice, quasi animale, une sorte de cocon permettant l’éclosion d’une larve.

Heidi Bucher, Stair railing, 1979 © Courtesy of the artist and Mendes Wood DM, São Paulo, Brussels, Paris, New York

Heidi Bucher s’inscrit également avec cette série dans la Soft Sculpture, tendance très en vogue dans les années 1960-70, représentée en autres par Claes Oldenburg, mais aussi par de nombreux artistes-femmes en réaction contre la dureté et la verticalité des matériaux habituels de la sculpture. Les artistes ont alors souvent recours au tissu, à des matériaux plus souples, fragiles et liquides. Cette tendance avait été annoncée par l’exposition Eccentric Abstraction de Lucy Lippard en 1966. Les Bodyschells évoquent également le thème qui deviendra récurrent par la suite, celui de la Femme-maison, mélange d’architecture et d’organique qui va être le fil conducteur des œuvres à venir.

While documenting her skinning of Gentlemen’s Study, Heidi Bucher poses as allegorical figures, picking up on the work Dragonfly Lust from 1976 and 1978. Photo: Hans-Peter Siffert © Courtesy the Estate of Heidi Bucher

Heidi Bucher rejoint ainsi, à sa manière, l’artiste Louise Bourgeois qui, dès ses premières gravures et peintures, inscrivait le corps nu féminin dans une architecture rigide. « La sculpture est le corps, mon corps est la sculpture » disait-elle. Ce thème peut évoquer l’enfermement domestique de la femme dans la maison, mais aussi donner une valeur symbolique à la chambre, à l’espace de la maison familiale qui peut être soit une extension de l’imaginaire, soit une prison étouffante. A partir des années 80, Heidi Bucher se sépare de son mari, installe son atelier dans une ancienne boucherie à Zurich et commence ses empreintes au latex de façades, de portes ou de fenêtres.

Le procédé très spécifique éclaire le sens de sa démarche. L’artiste applique une gaze et du latex liquide sur les surfaces à recouvrir, –ici une façade, ailleurs des portes ou fenêtres, des lits, une balustrade, un corridor – puis lorsque le liquide a séché, elle arrache littéralement cette fine membrane qui a pris tous les détails du motif et ensuite elle suspend au mur cette peau. Il s’agit donc d’un écorchement, seule façon pour elle sans doute de s’approprier l’espace moulé, d’exorciser des peurs ou des traumatismes lorsqu’il s’agit de la maison d’enfance, d’un asile ou d’un hôtel jadis occupé par les nazis. Le résultat est alors à mi-chemin entre peinture, sculpture, et textile. C’est aussi une couverture, un voile, des ailes, comme on peut le voir sur les photographies où l’on voit Heidi Bucher s’enrouler, se draper dans ces lambeaux de chair, affirmant ainsi le lien entre l’architecture et le vêtement. Habit qui prend ici la finesse de la mue du serpent.

Heidi Bucher, Cuartel puerta principal exterior, 1985. Mendes Wood DM. Vue de l’exposition par © Aurelien Mole

Le choix des motifs n’est pas neutre, au début elle prit l’empreinte de son atelier, puis elle étendit sa quête à la maison de ses grands-parents, (Ahnenhaus, Obermühle) à la Salle des hommes de la maison familiale, (Herrenzimmer, 1977-1978) au sanatorium abandonné de Bellevue, au Grande Albergo Brigasso de Locarno. Heidi Bucher s’attaque non seulement aux façades, mais aussi au mobilier, puisqu’on trouve des empreintes de lit, et aux détails architecturaux comme la grande balustrade blanche. On retrouve aussi le motif de la coquille incrusté dans un coussin. Les couleurs oscillent entre des tons gris, ocre, marron, parfois blanc nacré.

Heidi Bucher, Psychiatrische Anstalt in Kreuzlingen – Sanatorium Bellevue « Fenstertüre », 1988. / Heidi Bucher, Untitled, ca. 1980s © Courtesy of the Estate of Heidi Bucher and The Approach, London. Photo credit: EstudioEmObra

A la fin de sa vie lorsqu’elle s’installe à Lanzarote dans les Canaries, elle continue à prendre l’empreinte de la porte de sa maison dans des tons vert. C’est une façon de marquer son territoire, de garder l’âme d’un lieu, son esprit, en arrachant les secrets enfouis dans l’architecture. Heidi Bucher nous livre ainsi une œuvre énigmatique, spectrale et spectaculaire qui fait le lien entre le corps, l’individu, sa subjectivité et l’espace social extérieur, affirmant ainsi le lien entre l’intime et le politique.

Heidi Bucher infront of a work from the Borg Series, “Türe vom Borg”(Door to Borg), 1974, Schleife, 1982 © Courtesy The Estate of Heidi Bucher


Heidi Bucher, La rose de Paris.
Galerie Mendes Wood DM
25 Place des Vosges, Paris
Jusqu'au 25 janvier 2025
Plus d'informations sur le site de la Galerie Mendes Wood DM.

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