Arc en rêve Papers

Architecture locale à Taïwan : entretien avec Huang Sheng-Yuan

AA et le centre d'architecture arc-en-rêve proposent, dans un nouvel opus des arc-en-rêve papers, de rencontrer Huang Sheng-Yuan, fondateur de l'agence taïwanaise Fieldoffice Architects implantée dans le comté de Yilan, au nord-est de l'île. Après lui avoir consacré l'exposition Fabriquer des Lieux en 2021, arc en rêve a de nouveau accueilli l'architecte, le 4 juillet dernier, pour la conférence As free as the grass grows, durant laquelle il a présenté ses dernières réalisations. Depuis 1994, Huang Sheng-Yuan et ses collaborateurs construisent sur le même fondement : refuser tous projets à l’international et se consacrer exclusivement à des commandes locales, situées dans un rayon de 30 minutes maximum de l’agence. Entretien. 

Christophe Catsaros

Votre pratique architecturale revendique une échelle humaine. Vous travaillez dans un périmètre limité et n’acceptez pas de projets qui iraient à l’encontre de vos engagements. S’agit-il d’un choix stratégique ou d’une véritable éthique de travail ?

Lorsque j’ai obtenu mon diplôme d’architecte, Taïwan était encore sous la loi martiale. Le processus qui consistait à comprendre ce qui pouvait être fait, comment gérer les restrictions, m’a amené à considérer l’intérêt des approches négociées. Les règles et réglementations en matière de construction ne sont pas toujours aussi rigides qu’elles le paraissent. J’ai été élevé dans une culture du respect rigoureux des règlements, mais ma pratique m’a amenée à reconsidérer cette croyance.

Au début, j’ai dû convaincre qu’il était juste de prendre des libertés avec les règles pour rendre les choses possibles. De plus, à l’époque, je ne pensais pas pouvoir être architecte. J’ai pensé que je devais plutôt enseigner pour influencer les autres. La pratique de l’architecture et son lot de compromis me semblaient trop compliqués ; de plus, mes deux parents étaient enseignants. Puis j’ai réalisé que la société était en réalité plus ouverte et qu’il y avait de la place pour réaliser ce que l’on voulait, à condition de prendre le temps de négocier.

Cette volonté de négocier a rejoint une autre de mes convictions : celle de donner des responsabilités aux gens et de les aider à réaliser ce qu’ils ne considèrent pas encore comme faisable. La négociation et la responsabilisation sont deux composantes essentielles de ma pratique.
Pour ce faire, j’ai dû trouver un lieu où je pouvais pratiquer et apprendre de mes erreurs. Il devait s’agir d’un contexte de travail permettant une plus grande marge d’erreur que dans un contexte de production tendu comme celui des immeubles de grande hauteur à coût élevé. J’avais besoin de m’impliquer dans un contexte plus apaisé, où l’on exigeait moins et où les choses pouvaient être livrées de manière détendue. J’avais besoin de considérer ma pratique comme celle d’une personne à part entière, d’une personne intègre. Je ne voulais pas être divisé entre ce que je souhaitais et ce que je devais faire.

Portrait de Huang Sheng-Yuan © Fieldoffice

Choisissez-vous vos projets pour qu’ils correspondent à ce profil ?

En fait, je ne sais pas si je les ai choisis. Ce qui semble secondaire ou moins intéressant peut tout aussi bien donner lieu à une réalisation de ce type. Mes premiers projets étaient très simples : un terrain de basket et un canal d’irrigation. Je n’ai pas besoin de m’impliquer dans des projets importants. J’ai plutôt besoin de savoir que ce que nous avons fait a rendu le monde meilleur.

L’architecte doit-il s’effacer derrière le projet ?

C’est vrai. Je pense toujours que l’absence est finalement précieuse. Elle est aussi ce qui permet aux choses de se produire. Je suis né à une époque difficile, celle de la loi martiale, et j’ai donc dû m’orienter vers un rapport alternatif à ce qu’il est possible de faire.

Le principe de l’architecture rurale, entre ville et campagne, semble central dans les représentations qui émanent de votre pratique. Pourtant, le monde rural présente des aspects qui ne correspondent pas tout à fait à votre discours d’apaisement et d’équilibre. Comment résolvez-vous ce paradoxe ?

Je sais que je suis un « citadin », que j’ai reçu une bonne éducation mais que je ne connais pas grand-chose. Mais je suis aussi intimement convaincu que je peux apprendre beaucoup des ouvriers et des paysans. Je ne peux pas devenir ce que j’admire en eux, cela n’aiderait personne, mais j’ai une réelle capacité à convaincre les gens et à les amener à faire ce qu’il faut, qu’il s’agisse d’un client ou d’un représentant du gouvernement. D’abord par mon comportement, il faut qu’ils puissent me faire confiance. Une fois cette confiance établie, je peux essayer de leur faire accepter une approche différente, parfois en remettant en cause leurs valeurs fondamentales, afin qu’ils puissent adopter et faire leur une définition ouverte. Ce processus s’applique à différents types de personnes. Ce changement d’orientation peut se produire lorsque je m’enthousiasme pour un sujet que le client ou le gouvernement considérait initialement comme secondaire.

La passerelle parasite sur le fleuve Yilan est-elle un projet dont les grandes lignes sont transposables ? Peut-on imaginer d’autres greffes dans d’autres contextes ? La greffe est-elle une de vos stratégies de conception ?

Tous nos projets sont un peu comme ça. La greffe, c’est l’expérimentation. On ne peut pas attendre de maîtriser tous les aspects d’un projet avant de commencer à faire les choses. Il y a aussi un processus d’itération qui produit des résultats au fur et à mesure que l’on essaie de trouver une réponse.
Si je dois voyager plus de deux heures pour me rendre à un projet, je sais que j’aurai la flemme d’y être tout le temps. Cela ne fonctionne pas pour moi si je ne suis pas toujours là. En fait, je pense que cela ne fonctionne pas pour les gens normaux. Yilan est un endroit magnifique et accueillant. Pourquoi devrions-nous chercher à aller ailleurs avant d’avoir résolu les problèmes auxquels nous pouvons apporter une réponse ? Le pont parasite, si nous devions le refaire maintenant, il n’aurait pas la même allure. Chaque projet est la convergence des personnes qui y ont travaillé et du besoin spécifique auquel elles ont répondu. Dans le cas du projet de Hsinchu, j’ai réussi à convaincre la municipalité de réduire et de fragmenter le volume, afin de conserver la même hauteur que les anciens villages, par opposition à la nouvelle ligne d’horizon des gratte-ciels. La ville est un haut lieu de l’industrie des microprocesseurs. C’est le courant contre lequel nous nagions. Convaincre les gens que des éléments qualitatifs de leurs conditions de vie présente valent la peine d’être préservés fait également partie de notre tâche en tant qu’architectes.

Passerelle parasite au-dessus de la rivière Yilan © Fieldoffice Architects

Dans quelle mesure ce que vous faites peut-il être considéré comme du design social ?

Ceux qui me connaissent bien savent aussi que la dimension sociale est un élément important de mon approche, même si les militants de gauche ne me reconnaissent pas comme l’un des leurs. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être est-ce lié au fait que je n’ai pas renoncé à travailler avec le gouvernement. À un moment donné, j’ai eu besoin du pouvoir que m’offrait la collaboration avec les acteurs du secteur public. Quand on perd, on a le temps de réfléchir, mais quand on gagne, j’ai besoin d’accéder au pouvoir d’agir. Je ne veux pas me priver de cette possibilité. Fieldoffice est perçu comme un cabinet d’architecture impliqué dans la conception sociale. Les gens interprètent notre travail dans cette direction, mais ce n’est pas nécessairement ce qui motive notre pratique. L’approche sociale n’est pas une stratégie pour nous. Nous faisons simplement ce que nous avons à faire. Il n’y a pas de stratégie dans le fait de faire une chose plutôt qu’une autre.

École primaire de Guan Pu, Hsinchu, Fieldoffice Architecs © Fieldoffice

 

École primaire de Guan Pu, Hsinchu, Fieldoffice Architecs © Fieldoffice

Vos projets semblent souvent défendre l’espace public. L’espace public est-il menacé dans la ville taïwanaise ?

L’autre jour, nous discutions du paysage politique taïwanais et quelqu’un a dit qu’à Taïwan, il n’y a pas de différence entre les politiques dites de gauche et celles dites de droite. Elles sont toutes de droite. En ce qui me concerne, j’ai toujours pensé que le parti vert était plus à gauche et qu’il s’occupait de l’environnement. Mais il est vrai que la société taïwanaise est généralement assez pragmatique.

La modernité architecturale taïwanaise est née d’une opposition aux dynamiques coloniales, principalement européennes, japonaises et américaines. Votre pratique est-elle liée d’une manière ou d’une autre à cette évolution historique ?

Les Taïwanais n’ont jamais dominé d’autres peuples, mais ont subi de nombreux conquérants. Ils sont perçus comme des êtres doux et soumis, dépourvus de force et de virilité. Cela s’explique par le fait que Taïwan a toujours été gouvernée par des puissances étrangères. Notre insularité ne nous a pas protégés des conquêtes. Taïwan semble aussi parfois trop homogène. Mais cette faiblesse est aussi une incitation à l’ouverture. Accepter l’influence étrangère est, dans une certaine mesure, normal à Taïwan. La façon dont nous traitons les questions naturelles dans notre pratique peut être liée à la lutte pour soutenir l’identité politique. Il faut lutter contre l’intolérance.

Plus qu’une entrée dans les enfers chtoniens, le cimetière de Cherry Orchard semble mettre en scène une ascension vers le ciel. Ce type de considération a-t-il été pris en compte dans la conception du projet ?

Dans ce cas également, il ne s’agit pas d’un choix délibéré dans le cadre d’une stratégie, mais si vous regardez les nombreux autres projets que nous avons réalisés, vous comprendrez qu’inciter à monter au sommet d’un bâtiment est quelque chose que nous faisons souvent. Nous aimons permettre l’accès à un endroit habituellement interdit, comme le toit d’un bâtiment. Nous chérissons ce type de liberté et aimons laisser les gens contempler le ciel.

Prendre de la hauteur met les gens dans un état spirituel, contemplatif et donc plus ouvert. Les gens aiment avoir la liberté de prendre des risques. C’est une forme de responsabilisation, de ne pas les traiter comme des enfants irresponsables dont il faut s’occuper.
Au sommet du cimetière de Cherry Orchard, il y a mémorial Chiang Wei-Shui, tombeau d’un leader démocrate au-dessus d’une falaise de 800 mètres. Je pensais que les responsables nous demanderaient d’installer un garde-corps, mais ils ne l’ont pas fait. Les gens peuvent marcher jusqu’au bord, et ils adorent ça.

Présentation d’un projet aux habitants et aux élus par Huang Sheng-Yuan © Fieldoffice

Huang Sheng-Yuan, fondateur de Fieldoffice Architects
arc en rêve, Bordeaux
Conférence du 4 juillet 2024

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