Affinités créatives, entretien entre l’architecte Aldric Beckmann et l’écrivain Eric Reinhardt
Un extrait de cet article a été publié dans le numéro 423, voici la version longue ci-dessous.
Le 24 janvier dernier, AA réunissait l’architecte Aldric Beckmann et l’écrivain Eric Reinhardt. L’occasion d’ouvrir de nouvelles perspectives sur l’acte de création grâce au concours de l’entreprise Tarkett qui accueillait ce premier échange au sein de son atelier parisien.
Emmanuelle Borne : Le face à face que nous organisons aujourd’hui allie architecture et littérature, par l’entremise d’Eric Reinhardt, auteur, entre autres, de Cendrillon (Stock, 2007), Le Système Victoria (Stock, 2011) et La Chambre des époux (Gallimard, 2017), et d’Aldric Beckmann, architecte et cofondateur avec Françoise N’Thépé de l’agence Beckmann N’Thépé en 2002, qu’on connaît notamment pour l’opération de logements d’or et de béton dans le XIIIe arrondissement de Paris. Pour commencer, qu’ont architecture et littérature à se dire ?
Éric Reinhardt : Tout dépend des écrivains. Je suis non seulement soucieux des effets du roman par l’histoire, la narration, les personnages, les situations mais aussi de la forme, de la matérialité du livre – soit la succession des paragraphes, les ruptures, la structure… Je suis soucieux des sensations que le texte est susceptible de procurer au lecteur indépendamment de ce qui est dit dans le texte. Christian de Portzamparc m’a confié un jour qu’avec l’ambassade de France à Berlin il avait permis que l’espace se dilate par la confrontation des textures et des matières des murs et des parois. J’ai reconnu là ce que j’essaie de faire avec mes romans. Cendrillon fonctionne exactement de cette manière, c’est-à-dire que j’ai conçu ce livre comme un espace mental qui se dilate en y organisant l’opposition et la confrontation de quatre lignes narratives différentes. Il était très important pour moi que ces lignes narratives contrastent les unes avec les autres par leur énergie et leur style afin que ce roman se dilate.
Aldric Beckmann : En ce qui concerne l’architecture… son inspiration est architecture. On va certes chercher de l’inspiration dans la musique, la littérature, etc., mais on va avant tout y chercher de l’architecture. Quand l’architecte évoque l’intuition d’un projet, il s’agit pour moi de cette intuition cultivée, qui se construit au fur et à mesure de nos voyages, lectures, rencontres. C’est cette intuition cultivée qui va nous emmener quelque part, dans un jeu entre le passé et le futur. Quand on reçoit un sujet, quand on va visiter un lieu, cette machine se met immédiatement en route. C’est une inspiration qui n’est pas seulement diffuse : elle peut être très directe. Par exemple, il y a quelques années, on a eu la chance de gagner le projet pour le zoo de Vincennes – qui n’a malheureusement jamais été réalisé – et cela a déclenché à l’agence toute une série de projets autour de cette rencontre entre l’humain, l’animal et la nature.
EB : Dans la monographie dédiée à l’agence Beckmann N’Thépé publiée aux éditions Loco en décembre 2016, vous, Éric Reinhardt, y développez un texte dénué de ponctuation à la première personne du pluriel, qui semble être la retranscription directe de la parole d’Aldric Beckmann et Françoise N’Thépé. Pourquoi avoir choisi cette forme-là ? Aldric Beckmann, comment avez-vous reçu ce texte ?
ER : C’est le concept même du livre qui m’a mis sur la voie de cette solution. Aldric souhaitait que les bâtiments présentés dans ce livre ne soient pas documentés par des plans ou des maquettes mais que le livre soit constitué uniquement de photographies et de mes textes pour des projets n’ayant pas aboutis. Je n’avais pas envie de relayer leur parole tels des verbatims mais plutôt comme un flux de paroles poétiques. Il fallait que je créer une image, qu’une fois ce texte fini, le lecteur puisse avoir une image du bâtiment.
AB : On voulait laisser à Eric l’entière liberté d’écrire ce qu’il voulait. Ce livre est aussi un peu le sien, et ce résultat m’a plus réjoui que surpris. Nous nous sommes vraiment rejoins sur ce projet. On plonge dans ces textes et on s’essouffle, on revient, on lit le prochain… C’est volontairement un grand désordre qui attise la curiosité du lecteur et c’est ce qui fait la particularité de cet ouvrage.
EB : En architecture comme en littérature, le processus narratif permet la création d’une œuvre. Qu’est-ce que ce terme implique pour chacun d’entre vous ?
AB : La narration permet de transmettre un projet qui n’est pas encore construit par la parole. Ce discours qu’on va initier, cette narration, on la transporte pendant toute l’histoire du projet. Le temps d’un projet étant malheureusement très long en architecture, le récit permet de raccrocher tout le monde autour de ce projet.
ER : Quand les architectes parlent de narration et de récit, s’agit-il du bâtiment comme récit ou de l’inspiration, des contraintes, du contexte, de l’environnement, de l’histoire qui ont conduit à la naissance du bâtiment ? Quand vous participez à des concours d’architecture, le récit qui accompagne les documents a toute son importance, surtout en ces temps d’ultra communication. Alors que quand on est dans le bâtiment, le bâtiment en soi raconte quelque chose, possède sa propre narration.
AB : La narration est l’histoire qui accompagne le bâtiment et ce n’est pas pour moi une narration descriptive. Ce qui m’intéresse est de transmettre une émotion. Pour les concours je préfère écrire un texte d’introduction très évasif, parler d’infini, d’absence – comme la bibliothèque de Marne-la-Vallée, cette motte de terre qui va être envahie par les végétaux, ça commence enfin – mais à aucun moment je ne vais faire une description du bâtiment.
EB : Éric Reinhardt, dans La chambre des époux, vous expliquez que la maladie de votre femme vous a transformé « en instrument sans état d’âme » pour terminer un livre (Cendrillon) le plus vite possible. La vitesse, l’urgence, a donc galvanisé le processus créatif. N’est-ce pas le contraire en architecture ?
AB : J’aime que le projet résulte d’une lente maturation. C’est vrai qu’aujourd’hui nous sommes constamment engagé à faire vite, à élaborer une réponse immédiate. Les clients ne supportent plus le flou d’une image. Je me souviens de mon passage chez François Seigneur : on travaillait beaucoup à l’éponge bleue et le projet était représenté avec juste quelques taches de couleurs ; nous étions dans l’évocation. Toute cette mécanique, composée de moments de ravissements puis de doutes, fait avancer mais à condition d’avoir le temps. Aujourd’hui cette manière de concevoir n’est plus possible et je le regrette : on nous demande des images ultra réalistes devant être livrées dans les quinze jours.
ER : En ce qui me concerne j’ai besoin de prendre mon temps. Pour Cendrillon c’était un cas particulier. J’ai écrit la première moitié de Cendrillon en deux ans, et l’autre en six mois parce que j’étais en état de choc. J’ai d’ailleurs essayé de retrouver cet état là pour d’autres livres mais je n’y suis jamais parvenu et tant mieux car c’était la douleur et la peur qui avaient créé cet état. Je voulais relever ce défi, avec ma femme, pendant qu’elle se battait contre son cancer. C’est ce défi qui m’a permis d’écrire si vite, un peu comme si ma femme était prise en otage et que je devais finir mon livre pour qu’elle soit libérée. Ce qui est certain, c’est que cette urgence a produit une vibration particulière. Le livre s’accélère d’ailleurs dans son mouvement interne donc ça tombait très bien que ça coïncide avec le processus de création.
EB : Cendrillon est un roman construit. Comment architecture-t-on un roman ?
ER : J’avais le principe, le concept, la forme et j’avais décidé d’écrire les quatre lignes narratives séparément et d’en faire le montage ensuite. Il y a là un travail à faire qui se situe entre architecture et montage de cinéma. Cendrillon est constitué de blocs, chaque bloc étant dénué d’alinéas, de retours à la ligne, de sauts de paragraphe. Et le roman est constitué de cet empilement de blocs. J’avais fait des étiquettes en carton, avec, sur chaque étiquette, un numéro et la première phrase du bloc, et je coloriais ces étiquettes en fonction des lignes narratives. Puis j’avais disposé sur une grande table les étiquettes pour construire mon livre. Je voyais mon livre, un peu comme vous manipulez vos maquettes à l’agence. J’avais disposé des étiquettes sans anticiper qu’il pouvait y avoir des résonances intéressantes entre des textes parfois écris à un an d’intervalle.
EB : En architecture, les normes sont connues, en France notamment, pour brider la création. Aldric Beckmann est-ce bien le cas ? Éric Reinhardt quelles sont les normes d’un écrivain ?
AB : Je pense que tout blâmer sur les normes est une faiblesse. Aujourd’hui, nous avons, à l’agence, la chance de pouvoir construire en dehors des frontières françaises, que ce soit en Allemagne, en Autriche ou encore au Luxembourg, où il y aussi il y a énormément de normes mais où elles deviennent des éléments avec lesquels il est possible de jouer et de s’engager. Nous travaillons par exemple sur un bâtiment 100% préfabriqué et 100% recyclable à Leipzig, où on a transformé un héritage industriel en engagement. Plutôt que subir les normes, il faudrait les saisir comme moyen de s’engager. L’acte d’architecture est un acte responsable avant tout. C’est une démarche artistique, certes, mais c’est un acte responsable.
ER : J’évite le plus possible la norme, l’orthodoxie et la doxa. Je cherche à me libérer de tous les conditionnements et les automatismes de l’art du roman. J’essaye toujours d’inventer des formes qui soient spécifiques, qui ne renvoient qu’à elles. Dans mon livre Existence, il n’y a pas un seul saut de paragraphe ni chapitre. C’est un roman d’un seul bloc, c’est une contrainte que je me suis imposée et c’est comme créer son petit enfer. D’ailleurs, au bout de deux ans de travail, je m’étais dit que je ne voulais plus jamais recommencer un tel exercice. J’ai ensuite voulu écrire un livre où je serais libre, par lequel je pourrais aller où je veux, aborder tous les sujets : la question de l’intime, le politique, l’industriel, le déterminisme social, la sexualité, la danse, etc. J’ai écris Cendrillon, qui partait d’un désir d’inventer une forme sans contraintes aucune. Je me suis créé un espace de liberté qui n’aurait pas eu lieu sans l’expérience carcérale d’Existence.
Découvrez la suite de cet article dans le numéro 423 de L’Architecture d’Aujourd’hui.