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Tribune

La ville est-elle morte ?

À écouter nos décideurs, chacun y va de sa volonté de faire la ville autrement, plus ceci, moins cela, vertueuse et frugale cela va de soi, mais pourquoi pas d’abord plus joyeuse ? Selon l’architecte Matthieu Poitevin, les friches, désormais appelées « tiers lieux », sont sans doute les tremplins de cette ville « de demain ».

Il n’y a plus de désir d’architecture. Les élus ne veulent plus construire ou le moins possible : l’heure n’est pas à la prise de risque et à l’audace. Imaginerait-on un autre Centre Pompidou aujourd’hui, au cœur d’un tissu historique ? Les édiles férus de patrimoine auraient tôt fait d’être outrés. Autres temps autres mœurs. Désormais, il faut être frugal et vertueux plutôt qu’onirique ou expérimental, et laisser les banques et les assurances, avec leurs filiales de promotion, se répartir le gâteau.

La dimension culturelle de l’architecture n’est plus reconnue en France. Hormis quelques merveilleuses exceptions portées avec douceur par des inventeurs jeunes ou plus vieux, Lacaton & Vassal, Sophie Delhay, Basalt où les prometteurs ACTM, ceux qui cherchent encore à faire valoir une interprétation singulière d’une situation donnée sont des fous, les chevaliers d’une cause perdue.

Quel projet peut prétendre aujourd’hui offrir des solutions inattendues ?

Accepte-t-on encore la surprise ou l’accident comme source de vie ?

Doit-on accepter de répondre à une fiche de lots préalablement établie ou peut-on encore penser que la ville peut être un terrain d’expérience (sociale) ?

Doit-on accepter la résidentialisation des lots qui n’aboutit qu’à des espaces résiduels inertes (un terme aussi barbare peut-il seulement générer des espaces de qualité ?) ou peut-on imaginer d’autres façons d’occuper l’espace foncier ?

Chaque époque à sa règle. On a eu la faille chromatique, puis le badigeon d’herbe verticale, nous voici dans l’ère de la trame. L’objectif étant, ainsi muni, de faire passer la banalité pour un étendard de qualité. La ville est désormais le royaume des peines à jouir… Les architectes sont à l’érotisme ce que Maurice Carême est à la poésie. Il ne s’agit plus de construire des tours de Babel, mais des tourettes de Babybel.

Quel rôle pour l’architecte sinon celui d’inventeur ? Contrairement à l’idée répandue selon laquelle les villes se seraient érigées autour des palais des puissants, la ville humaniste a bel et bien existé. Les Aztèques ont créé Teotihuacan, ville où toutes les maisons sont traitées comme des palais. Modèle d’urbanisme égalitaire, chaque ville Aztèque, unique et singulière, était le terreau d’expériences culturelles et sociales.

À écouter nos décideurs, chacun y va de sa volonté de faire la ville autrement, plus ceci, moins cela, vertueuse et frugale ça va de soi, mais pourquoi pas d’abord plus joyeuse ? Et si les enjeux étaient l’audace, la gaieté et la surprise ? Sans doute qu’en fouillant dans les entrailles de la ville informelle, celle qui a su résister à la démolition, à la programmation et à la charte d’Athènes, on dénicherait des pépites de plaisir. Les friches, désormais appelées tiers lieux, sont sans doute les tremplins de cette ville de demain. Elles ne peuvent exister seules et ont besoin de soutien public, privé et citoyen. Elles peuvent être chacune le terreau d’expériences sociales, culturelles et économiques singulières qui peuvent respecter l’identité et la singularité de leurs territoires respectifs.

Elles échappent au plan d’urbanisme qui, à grands coups de tracés régulateurs sur des plans au 2000/1, codifiera tout jusqu’à ne laisser à l’architecte que le choix de la couleur de la menuiserie… Le pire étant assurément que celui-ci, passé maître dans l’art de la génuflexion, s’en contentera. N’importe quel plan d’urbanisme, de Lille à Lyon en passant par Marseille, favorisant l’îlot au détriment de la rue, est porteur de cet élan castrateur au profit de la standardisation.

Bordeaux Brazza y échappe en favorisant l’imprévu. Son urbaniste depuis 2013, l’architecte Youssef Tohmé, est l’un des rares à projeter des quartiers où la ville peut advenir. L’île de Nantes aussi, où, là aussi, on préserve le génie du lieu. À Brazza et sur l’île de Nantes, on laisse de la place, on laisse le temps remplir les vides tandis que partout ailleurs les plans d’urbanisme transforment les quartiers en tableaux Excel. Le vide est banni. Ces villes n’ont plus rien de sémantique ou de romantique, elles sont le royaume des experts-comptables. Elles ne sont que ratios, typologies, granulométries, bilan et marge.

La ville de rapport c’est la mort. La ville vivante est celle du récit, de la poésie. Ce qui ne se raconte pas n’a aucune réalité.

Que seraient Roméo et Juliette sans Vérone ?

Qui ne ressent pas à leur simple évocation les ombres d’une médina ou celles de gens déambulant sur les places andalouses ?

Combien d’images accompagnent New York ?

Aménageurs et maîtres d’ouvrages, laissez-nous respirer, sinon nous étoufferons. Laissez-nous penser et imaginer des situations porteuses d’envies qui échappent à votre contrôle pour sortir des stéréotypes urbains. Laissez-vous croire qu’il est encore possible d’ouvrir des brèches, d’arpenter des voies à la manière d’alpinistes horizontaux.

Laissez-vous faire, laissez-vous aller, faites-nous un peu confiance, cessez de nous croire peintres en bâtiment, mais voyez-nous donc comme des farfouilleurs de bonheur, laissez-nous prendre des risques, inventer. Laissez-nous transmettre la croyance que l’architecture est une discipline de création.

« Les seuls à croire encore au monde sont les artistes : la persistance de l’œuvre d’art reflète le caractère persistant du monde. Ils ne peuvent pas se permettre d’être étrangers au monde. » (Hannah Arendt)

Matthieu Poitevin


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