Vivarium

Architecture

Filmer la ville moche ?

Filmer la ville moche ? Avec Vivarium de Lorcan Finnegan et Twin Peaks du duo Lynch & Frost, scrutés et analysés dans deux textes qu'il partage avec AA, l'architecte et critique d'art Christophe le Gac interroge les réalisations de cinéastes ayant posé leurs caméras en zone pavillonnaire, pour enfin tenter de répondre à la question : À quand un C'est arrivé près de chez vous dédié aux méfaits de l'urbanisation issue du pavillon individuel ?*

Après « Arnaques, crimes, et mobile-home », article publié dans le n° 441 d'AA, Christophe le Gac poursuit ici sa réflexion sur ces films et séries qui dévoilent la face cachée de nos villes.

*voir AA n° 425 consacré à la scène belge


Vivarium ou la mécanique de l’individualisme en zone pavillonnaire

Les amateur.e.s d’architecture détestent depuis longtemps les zones pavillonnaires et les centre commerciaux. Au fond, le mépris de ces « non-lieux », comme le dirait si bien Marc Augé, ne vient pas tant de leurs usages – habiter et s’approvisionner – mais tout simplement du manque criant d’architecture, des nullités construites dans ces extensions suburbaines uniquement là pour exacerber notre servitude volontaire à la consommation et au repli sur soi. Dans une vision surréaliste et cauchemardesque en même temps, un jeune cinéaste irlandais a réalisé, en 2019, un film dans lequel un couple élève un bien étrange enfant. Inspiré par la série de peintures de René Magritte – L’Empire des lumières (1953-54) – Lorcan Finnegan y emprunte les nuages et cet espèce de vert-menthe utilisée dans une des toiles de la série pour en recouvrir les façades des maisons toutes identiques du film. Dans Vivarium, nous sommes dans le cinéma de genre, entre la science-fiction et le fantastique, entre une atmosphère à la The Truman Show (film de Peter Weir, 1998) et à La Quatrième Dimension (The Twilight Show, série diffusée de la fin 1959 à la mi 1964). Tout est factice dans ce lotissement infini où le couple est seul avec leur progéniture à vous dégouter d’avoir des gosses. Le réalisateur appuie là où cela fait mal. Il critique avec un certain sadisme la société matérialiste contemporaine ultra-normalisée, et plus encore, les couples dont le rêve est l’accession à la propriété ayant pour poncifs la maison périurbaine « traditionnelle » si bien vendu par ses constructeurs qui vomissent l’architecture. Ne parlons pas de leur point de vue sur les architectes : « Ils vont vous prendre cher et vous faire des maisons impossible à meubler. »

Lorcan Finnegan, Vivarium © The Jokers / Capricci Films
Lorcan Finnegan, Vivarium © The Jokers / Capricci Films

 

Lorcan Finnegan, Vivarium © The Jokers / Capricci Films
Lorcan Finnegan, Vivarium © The Jokers / Capricci Films

 

Lorcan Finnegan, Vivarium © The Jokers / Capricci Films
Lorcan Finnegan, Vivarium © The Jokers / Capricci Films

Twin Peaks comme ultime cauchemar pavillonnaire

Dans les deux premières saisons de l’irremplaçable série Twin Peaks, la maison individuelle, en lotissement, avec le gazon bien verdoyant devant l’entrée typique, avec son pseudo fronton, et son bardage bois de la cave au grenier, représentait une espèce de suite au monde étrange caché derrière la carte postale de l’American Dream de Blue Velvet (1987). David Lynch a eu le temps de parcourir le monde, notamment le monde de l’art, et de visionner toutes les séries depuis le début des années 1990. Il a pu apprécier à quel point il avait ouvert la boîte de Pandore des séries. Fort de ce constat, il ne s’en laisse pas compter et règle son compte à celle qui aura tenté d’approcher la vie soap et strange de Twin Peaks : Desperate Housewives. Mais par l’éclatement et la dilatation du temps, Lynch & Frost renvoient cette série trop narrative à ses cahiers scolaires et à ses writers room. Non seulement le duo d’auteurs anéantit toute idée de scénario, mais en plus il détruit toute idée de présent.

Et ce phénomène passe par le recours dans plusieurs épisodes, de scènes tournées dans des lotissements à l’américaine. Un des plus caractéristiques porte le nom de « Rancho Rosa Estates » ; il est situé à Palmdale, au nord de Los Angeles, au-delà de la Angeles National Forest, en plein désert. Inséré comme il se doit dans une grille urbaine, ce lotissement colonise un sol aride recouvert de cactus. Au vue des infrastructures routières déjà réalisées, il semblerait que d’autres clones devraient effectuer la jonction avec ceux tout proche de la ville voisine Little Rock.

Alors nous sommes en droit de poser la question : est-ce la faillite du modèle Broadacre City de Frank Lloyd Wright invoqué par Ben dans C’est arrivé près de chez vous ? Ce projet de ville utopique conçu dans les années 1930 promeut l’étalement urbain infini, la non-centralité, l’utilisation de la voiture comme unique moyen de transport, l’ensemble dans une verdure abondante et une autonomie alimentaire relative par l’auto-gestion d’un potager familiale. Dans Blue Velvet et dans les saisons 1 ou 2 de Twin Peaks, ce modèle peut encore faire illusion mais sous le vernis bien propret des façades toutes identiques de la maison de Laura Palmer, se cache les actes irréversibles d’un cinglé oxygéné ou ceux d’un père incestueux (ou encore, d’un suicide de cinq sœurs brimées par la pseudo morale chrétienne conservatrice de la middle class d’Amérique du nord, comme dans le premier long-métrage de Sofia Coppola : Virgin Suicides, 2000).

Christophe le Gac
[Ce texte part d'un précédent écrit sur la série Twin Peaks, publié sur www.dust-distiller.com]
Extrait de Blue Velvet, 1987
Extrait de Blue Velvet, 1987

 

Extrait de Blue Velvet, 1987
Extrait de Blue Velvet, 1987

 

Palamde - Wikipédia
Palmlade, en Californie © Jamesb01

 

Rancho rosa, Palamde, comté de Los Angeles
Panneau de bienvenue à l’entrée de Rancho Rosa, Las Vegas, Nevada

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