La Ferme urbaine à Saint-Denis, aux portes de Paris, est composée de 3,7 hectares de terres maraîchères exploitées par le collectif d’artistes-apiculteurs Parti Poétique, associé aux Fermes de Gally depuis 2018. © Sylvain Gouraud
La Ferme urbaine à Saint-Denis, aux portes de Paris, est composée de 3,7 hectares de terres maraîchères exploitées par le collectif d’artistes-apiculteurs Parti Poétique, associé aux Fermes de Gally depuis 2018. © Sylvain Gouraud

Architecture

La ville, terreau fertile ?

Une ferme urbaine de 7 000 mètres carrés annoncée à Paris, l’exposition Capital agricole au Pavillon de l’Arsenal… L’agriculture urbaine a le vent en poupe. Réduite à une tendance superficielle sous nos latitudes, elle est pourtant vivrière dans bon nombre de pays du Sud et renoue avec une histoire relativement récente.

À gauche : L’Île-de-France et ses alentours, emprises agricoles (surfaces au sol occupées par des cultures agricoles, hors voirie et infrastructure), 8 781 km2 en 1900. À droite : L’emprise agricole actuelle, 5 634 km2 en 2018, soit une diminution de 35%. © éditions du Pavillon de l’Arsenal
À gauche : L’Île-de-France et ses alentours, emprises agricoles (surfaces au sol occupées par des cultures agricoles, hors voirie et infrastructure), 8 781 km2 en 1900.
À droite : L’emprise agricole actuelle, 5 634 km2 en 2018, soit une diminution de 35%. © éditions du Pavillon de l’Arsenal

Des microjardins dans les bidonvilles du Brésil à l’agriculture high-tech sur les toits d’un grand magasin à Paris, de la revitalisation de la ville sinistrée de Détroit aux toits de Toronto… L’agriculture urbaine recouvre des réalités productrices, sociales, culturelles si diverses que toute généralisation à son sujet devient vite abusive. Pourquoi cultiver en ville ? Cette seule question tire une multitude de fils liés à l’histoire, la géographie, l’environnement, la sociologie, l’urbanisme, le paysage, l’éducation… Dans l’entrelacs des réponses, une tendance lourde s’impose : oui, depuis les années 1990, l’agriculture urbaine gagne littéralement du terrain à la surface du globe, et oui, elle produit. Selon les chiffres de la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture), elle fournissait, au début des années 2000, de la nourriture à 700 millions de citadins. Et elle emploie aujourd’hui 800 millions de personnes, selon les mêmes sources.

Dans les pays en développement, là où la production des champs s’avère insuffisante, il est une ville emblématique de la réponse apportée à cette pénurie alimentaire : celle de Belo Horizonte, capitale du Minas Gerais, au Brésil. Peuplée de 2,5 millions d’habitants, Belo Horizonte a vu la mise en place d’une politique agricole volontariste par son maire, devenu par la suite ministre de l’Agriculture. Cela s’est traduit par des appels d’offres aux nombreux petits producteurs entourant la ville, la création de multiples jardins potagers par des restaurants populaires subventionnés par la mairie et approvisionnés par cette production, et la fourniture de cantines. La réussite de l’expérience a encouragé son extension au niveau fédéral et, en 2014, le Brésil sortait de la cartographie de la faim. Et ce n’est là qu’un exemple parmi les très nombreux recensés et soutenus tant en Amérique latine, Afrique, Asie, par les programmes techniques de la FAO. Loin de l’effet de mode, cette agriculture a ses réseaux, concrétisés avec la signature du Pacte de politique alimentaire de Milan, en 2015.

 

À gauche : L’Île-de-France et ses alentours, emprise bâtie (surfaces au sol occupées par des bâtiments, hors voirie et infrastructure), 264 km2 en 1900. À droite : L’emprise bâtie actuelle, 673 km2 en 2018, soit une augmentation de 155%. © éditions du Pavillon de l’Arsenal
À gauche : L’Île-de-France et ses alentours, emprise bâtie (surfaces au sol occupées par des bâtiments, hors voirie et infrastructure), 264 km2 en 1900.
À droite : L’emprise bâtie actuelle, 673 km2 en 2018, soit une augmentation de 155%. © éditions du Pavillon de l’Arsenal

De l’agriculteur à l’architecte

En France, et plus largement en Europe, l’une des singularités de l’agriculture urbaine est qu’elle échappe largement aux agriculteurs. Face à la contestation envers l’agriculture productiviste, et à l’appétence des consommateurs pour des produits issus de circuits courts, ce sont des citoyens, activistes, architectes, artistes qui en sont souvent les pionniers. En témoigne l’exposition Capital agricole, chantiers pour une ville cultivée, présentée en février 2019 au Pavillon de l’Arsenal, sous la direction d’Augustin Rosenstiehl, directeur de l’agence SOA Architectes. « Nous sommes face à une crise environnementale forte ; or, depuis trente ans, les architectes se cantonnent aux solutions techniques. S’intéresser à l’agriculture, c’est réinterroger le rapport entre architecture et nature. Cela fait cinquante ans qu’on demande aux agriculteurs de faire uniquement à manger et qu’ils ont perdu la mission de gérer le vivant », estime ce passionné qui a retracé dans l’exposition le passé agricole de Paris. On connaît vaguement l’histoire de la petite ceinture maraîchère, mais sait-on qu’en 1900, 81% des produits vendus sur le carreau des Halles en étaient issus ? Que Paris était une capitale horticole, et que les déchets de la ville nourrissaient la production de sa proche banlieue ? L’exposition témoigne du désir de renouer avec ce passé qui a, d’ailleurs, présidé à l’installation de la capitale au milieu des meilleures terres cultivables de France, avant que le zonage et la séparation des activités ne créent des barrières aussi étanches qu’invisibles entre la production agricole et les citadins. « Or, il y a dans l’agriculture une notion de dessin, de composition très proche du dessin architectural. Chacune des spécialités agricoles de l’Île-de-France a façonné un espace public singulier, des murs à pêches de Montreuil et Bagnolet, aux 4 000 fosses à cresson de Gonesse ! »

En France et en Europe, l’agriculture urbaine échappe largement aux agriculteurs.

L’avenir de la ville est-il à la ferme ? Les initiatives foisonnent, dans la plus grande disparité. À Saint-Denis, l’artiste plasticien apiculteur Olivier Darné, fondateur du collectif Parti Poétique, a repris la ferme du dernier maraîcher, Kersalé, nommée Zone sensible. À La Courneuve, l’association Clinamen développe les pâtures de ses moutons urbains. Dans le XIXe arrondissement de Paris, la Ferme du rail, lauréate du concours Réinventer Paris, qui doit ouvrir en septembre, va proposer des logements, et une exploitation agricole conséquente : champignonnière et espaces extérieurs cultivés en permaculture, en aquaponie, en sacs de culture et en agroforesterie. Ce ne sont là que quelques exemples d’initiative qui poussent… comme des champignons. Mais agriculture urbaine ne rime pas toujours avec responsabilité écologique, et le local n’est pas vertueux en lui-même. Entre les initiatives associatives à vocation pédagogique, économique, sociale, culturelle, le greenwashing de start-up issues de multinationales, les initiatives d’activistes telles que le guerrilla gardening, l’ivraie s’avère souvent plus intéressante que le bon grain.

 

À gauche : L’Île-de-France et ses alentours, emprises de nature (surfaces de pleine terre, hors sols agricoles, voirie et infrastructures), 2 126 km2 en 1900. À droite : L’emprise de nature actuelle, 3 964 km2 en 2018, soit une augmentation de 86%. © éditions du Pavillon de l’Arsenal
À gauche : L’Île-de-France et ses alentours, emprises de nature (surfaces de pleine terre, hors sols agricoles, voirie et infrastructures), 2 126 km2 en 1900.
À droite : L’emprise de nature actuelle, 3 964 km2 en 2018, soit une augmentation de 86%. © éditions du Pavillon de l’Arsenal

Une agriculture relationnelle

Que produit, et que peut produire l’agriculture des citadins ? La controverse est parfois vive à ce sujet, notamment sur sa capacité à nourrir. L’agriculture urbaine, outil d’autosuffisance alimentaire face à l’effondrement annoncé ? Augustin Rosenstiehl y croit, du moins jusqu’à un certain degré. « Face à la catastrophe annoncée, les fermes urbaines raisonnent en termes basiques : “Peut‑on être autonomes ?” Comme s’il n’existait rien entre le quasi 0% actuel et le 100% autonome ! La réalité, c’est qu’en se mettant à cultiver, la capitale pourrait parvenir facilement à 10% d’autosuffisance pour les produits frais. » Cela d’autant plus que les méthodes utilisées, telles que la permaculture, permettent des rendements élevés sur de petites surfaces. « Mais un Français a besoin de 3 000 m2 de surfaces agricoles pour sa subsistance, assène Roland Vidal, ingénieur spécialisé en agri-urbanisme. Nourrir, ce n’est pas approvisionner en légumes ! Ce que l’on consomme le plus, c’est le blé. On pourra parvenir à 5 % de fruits et légumes, mais à quel prix ? Les pêches de Montreuil atterrissent dans les restaurants trois étoiles ! » Pour lui, l’engouement pour l’agriculture urbaine va de pair avec une désaffection et méconnaissance des urbains pour l’agriculture.

Quant à l’intérêt environnemental, il peut être réel, mais dépend de la forme prise par les expériences citadines. « Si on fait du hors-sol, cela ne contribue en rien à la régulation climatique. Et cultiver sur les toits exige un renforcement, donc du béton supplémentaire ! » Ce que ne dénient ni Augustin Rosenstiehl, ni Matthieu Calame. Ce dernier, agronome et directeur de la Fondation Charles-Léopold-Mayer pour le Progrès de l’homme (FPH), partage le constat d’une rupture entre le monde agricole et le monde urbain. S’il reste dubitatif sur la ville autosuffisante, il regarde les expériences sous l’angle de la résilience environnementale. « Cela passe par cesser la gabegie de matières organiques ! Au début du xxe siècle, les maraîchers repartaient avec les déjections des hommes et des chevaux. Un cycle urbain vertueux, c’est déjà recycler les déchets en compost. L’agriculture urbaine a toute sa place, ajoute-t-il. Son intérêt, c’est d’être opportuniste. On parle d’agriculture “niche”, ce qui n’est pas négatif : on valorise des ressources délaissées. Nous sommes dans une période d’expérimentation tous azimuts : observons et tirons‑en des conclusions ! » « Mais aussi, surtout, l’agriculture urbaine ne produit pas que de l’alimentation, insiste Olivier Darné. Elle comble des vides et des manques, y compris affectifs ! La ferme urbaine, c’est un espace politique, où les gens viennent s’engager dans une alternative. Prendre soin de la terre, d’une graine, c’est être en relation avec le vivant, cela touche le paysage, le regard, la conscience. L’agriculture agglomère les synergies là où l’art contemporain n’arrive pas à le faire ! » Cette vocation relationnelle, pédagogique, culturelle de l’agriculture fait l’unanimité « sous réserve, insiste Roland Vidal, qu’elle ne soit pas réservée à une classe sociale ! » Mais peut‑être fautil s’entendre sur la notion même de ville et d’urbanité. Capital agricole rappelle l’organisation concentrique qui a prévalu historiquement au dessin des villes : l’habitat au centre, entouré du jardin (hortus), des champs de céréales, des pacages, puis de la forêt. « Il faut réinventer cette forme de gradient », estime Matthieu Calame. Ce qui signifierait, pour paraphraser Alphonse Allais, réinjecter tant de l’agriculture en ville que de l’urbain dans l’agricole ! Au moment où le mitage du territoire et la fracture territoriale se traduisent en explosion sociale, cultiver en ville, c’est aussi recréer un lien brisé entre les urbains et ce qui les nourrit, entre métropoles et campagnes, entre « inclus » et « délaissés ».

 

Cet article de Valérie de Saint-Do est extrait du n°430 de L’Architecture d’Aujourd’hui — Ville productive — paru en mai 2019 et toujours disponible sur notre boutique en ligne.

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