L’architecture par le haut [2/5]
Et si le salut de l’architecture ne résidait pas uniquement dans un ancrage au sol (le sacro-saint local) mais aussi dans les airs ? Dans cette chronique en cinq actes, l’architecte Stéphane Maupin explore les mondes possibles ouverts par la démocratisation des drones et autres engins volants.
Sortir l’architecture par le haut
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Stéphane Maupin
La ville apprivoisée par le haut existe depuis longtemps. En 1999, je découvre le Brésil et sa capitale économique Saõ Paulo. Je n’avais pas rejoint l’Amérique du Sud par bateau, comme Claude Lévi-Strauss, mais je ne me sentais pas moins anthropologue à l’assaut d’un peuple ayant engendré les plus belles constructions en béton au monde : La Oca [1], Brasilia [2], Copan [3], Niteroi [4], Pedregulho [5], SESC Pompéia [6]…
L’exploration de l’artère principale du centre-ville, l’avenidade Paulista, est une surprise. À la fois Champs-Elysées, à la fois La Défense, à la fois Le Marais… Un noyau historique rempli de tours, de parcs, et de musées. La circulation piétonne est limitée car le péril urbain n’est pas une légende. La rue est une jungle où les enfants des favelas sont entraînés aux dépouillements du chaland comme des conducteurs. La circulation automobile est impossible car les voies toujours saturées de véhicules… blindés. Le rançonnement ou le vol à l’arraché est permanent lorsqu’on est au volant de sa voiture.
Pour contrecarrer cet enfer du sol, les entreprises ont investi dans des tours de sièges sociaux accessibles par le toit. Les capitaines d’industries sillonnent le ciel pour poser leurs hélicoptères directement au sommet des gratte-ciels. Le ballet est permanent, et jamais on ne verra un tycoon poser un pied sur la terre ferme. Cela fait donc très longtemps que la ville se pratique par le haut. Hélas, la ségrégation n’a pas permis de fabriquer un nouveau modèle d’établissement, en renversant les zones de contact ou de distribution des fonctions.
Je m’étais déjà interrogé sur l’état de la ville du dessus lors de mes études aux USA. D’abord en visitant New York et en constatant que les perspectives ne fuyaient pas vers l’horizon mais vers le ciel. La « skyline » [7] s’évanouissait dans les nuages. Très tôt, les architectes [8] ont compris que si le sol se dérobait, il faudrait rejoindre les nids d’aigles perchés par des engins volants. Antonio Sant’Elia[9] et Le Corbusier plongèrent les premiers [10], et l’on vit l’apparition de solutions installant l’aéroport comme toit des édifices. Notamment en 1919, avec une proposition spectaculaire de piste d’atterrissage circulaire sur des sommets d’immeubles à New York [11]. Le magazine Popular Mechanics and Popular Science, à travers sa plume française René Jacquet Francillon, joua un rôle essentiel dans la vulgarisation de ces visions urbaines aériennes. L’aventure se concrétisa sur le toit de l’Empire State Building. Son mât était bel et bien conçu pour amarrer des dirigeables. La première tentative d’en amarrer un, en 1931, fut fructueuse… Pendant trois minutes ! Un second essai, celui-là sur un dirigeable de la marine américaine, fit presque basculer l’engin, avec à son bord les célébrités réunies pour cet événement historique, pendant que son ballast d’eau se déversa sur les piétons à quelques blocs de là…
L’incendie, le 6 mai 1937, du LZ 129 Hindenburg lors de son atterrissage à Lakehurst dans le New Jersey, fut un tel événement, médiatisé dans le monde entier, que sa destruction mis fin à l’aventure du transport transatlantique par dirigeable. Ainsi qu’à la vision balbutiante d’exploitation des sommets des gratte-ciels comme port d’aéronefs.
Plus tard, à Los Angeles, je me questionnais à nouveau sur le dessein des cieux dans le cadre de mon Master of Architecture. Mon travail initial de recherche consistait à générer des cartes urbaines à partir des équations de Maxwell [12] en considérant les flux comme des mouvements browniens [13]. Les hypothèses mathématiques donnaient des résultats confondants face à la réalité de la mégapole. S’ils manifestaient une étonnante pertinence dans des situations géographiques planaires (avenues, blocs, parcs…), le paramètre aérien était une variable difficile à gérer, et empêchait toutes simulations conduisant à une vraisemblance. Car Los Angeles est une ville parcourue par les flux aériens. Sa taille ayant atrophié les réseaux au sol, il est finalement impossible de circuler en voiture. Parcourir le ciel en ligne droite pour rejoindre deux points à un autre est devenue une évidence. Tout le monde possède un vaisseau aérien. La police en premier, puis les chaînes de communication qui abreuvent les canaux de messages télévisuels instantanés, les magnats du cinéma dont les revenus leurs autorisent tous les fantasmes, et bien sûrs les hommes d’affaires.
Ce n’est pas pour rien si cette ville a servi d’image, en 1982, à Blade Runner [14], l’un des films d’anthologie de la science-fiction. Une ville parcourue par des robots, sous des légions d’aéronefs, dans un climat déréglé par des pluies permanentes dans l’année 2019. Selon Mike Davis [15], le film est d’abord un coktail de fantasmes modernistes dessinés par Hugh Ferriss [16], ou filmés par Fritz Lang[17], puis, il devient un spectre annonciateur des guerres sociales du monde d’aujourd’hui à travers ses « bunkerisations [18]» de classes.
Ce film était annonciateur du monde d’aujourd’hui. Il installait un contexte « d’inquiétante étrangeté [19]» mélangeant solitude, mort prochaine, dans une ville cosmopolite, onirique, oppressante et décadente, obligeant les humains à emprunter des vaisseaux interstellaires pour se réfugier dans d’autres colonies. Les héros sillonnant les airs dans des paysages de gratte ciels, tantôt abandonnés, tantôt sophistiqués, alors que la faune et la nature ont disparu. Si le fond du film est un questionnement sur l’humanité, il en ressort des interrogations sur le virage qu’entraîne la mécanisation et la robotisation outrancières au point qu’humains et androïdes soient devenus identiques.
La science-fiction apparaît comme un miroir déformant des sociétés urbaines. Elle manifeste les craintes suscitées par le progrès technique. Mais on lui doit une tentative de vulgarisation des nouvelles technologies où le « déjà-vu » cinématographique permet la digestion de l’anticipation. Jamais l’industrie du cinéma n’a autant utilisé le drone comme personnage fictif meurtrier. En même temps, jamais les drones n’ont été autant exploité pour dévoiler des cadrages impossibles favorisant une nouvelle esthétique de la représentation.
[1] Coupole d’expositions par Oscar Niemeyer, Av. Pedro Álvares Cabral, S/n, Portão 2, Vila Mariana, São Paulo, Brésil.
[2] Capitale du Brésil depuis 1960, conçue par l’urbaniste Lucio Costa et l’architecte Oscar Niemeyer.
[3] Gratte-ciel résidentiel de 140m de hauteur à Saõ Paulo, conçu par Oscar Niemeyer, achevé en 1966, Av. Ipiranga, 200, São Paulo, Brésil.
[4] Mac, Museu de Arte Contemporânea de Niterói, Musée brésilien conçu par Oscar Niemeyer, assisté de l’ingénieur Bruno Conrini, achevé en 1996.
[5] Pedregulho Conjunto Residencial Prefeito Mendes de Moraes, immeuble résidentiel de la commune de Benfica, quartier de Rio de Janeiro, Brazil, conçu par l’architecte Affonso Eduardo Reidy, inauguré en 1952.
[6] Ancienne usine à Saõ Paulo transformée en édifice culturel par l’architecte Lina Bo Bardi, achevé en 1982.
[7] Un panorama urbain, aussi nommé silhouette urbaine. Elle est observée depuis un site présentant une certaine altitude ou cote Z. fr.wikipedia.org
[8] ‘Naked Airport : A cultural History of the World’s most revolutionary Structure’, Alistair Gordon, University of Chicago Press.
[9] La Città Nuova : Représenter la ville moderne – Viviana Borelli / Un nouvel idéal de beauté exploitant l’intermodalité du train et de l’avion.
[10] Aircraft – L’avion accuse – Le Corbusier.- The Studio Ltd 1935
[11] Voir article de Carl Dienstbach, Popular Science Monthly, Juin 1919, « how the solution by Mr H.T Hanson is, really, at hand”.
[12] Equations de Maxwell-Lorentz. Lois fondamentales de la physique constituants les postulats de l’électromagnétisme.
[13] Description mathématique des mouvements aléatoires, soit un déplacement quadratique proportionnel au temps.
[14] Film réalisé par Ridley Scott dédié à Philip K.Dick.
[15] Ecrivain, activiste, théoricien, géographe, historien américain, 1946-2022. Spécialiste de la ségrégation spatiale.
[16] Hugh Macomber Ferriss, 1889-1962. Architecte, illustrateur et poète explorant la vie urbaine moderne.
[17] Friedrich Christian Lang, 1890-1976. Réalisateur Austro-hongrois, et allemand naturalisé américain. Auteur du film ‘Métropolis’ en 1926.
[18] Livre Beyond Blade Runner: Urban Control, The Ecology of Fear par Mike Davis. Allia, 2006.
[19] Das Unheimliche en allemand. Un essai de Sigmund Freud paru en 1919 dans le volume V de la revue Imago, traduit aussi par « l’étrange familier ».