Le bruit cruel de la guerre
Il y a quelques mois, Manuel Herz livrait à l’ouest de Kiev, en Ukraine, une synagogue en bois sur le site de BabiYar, terrain de l’un des massacres les plus sanglants de la Seconde Guerre mondiale. Alors que ce territoire est à nouveau attaqué, l’architecte s’exprime.
Par Manuel Herz
Au moment où j’écris ces lignes, BabiYar est attaqué. Le site de l’un des pires massacres du XXe siècle, où, en 1941, des dizaines de milliers de personnes ont été tuées en quelques jours par les nazis, est à nouveau devenu un lieu de guerre et de tuerie. Cinq personnes sont mortes lorsqu’une tour de télévision et un centre sportif situés sur le site de BabiYar, dans la banlieue de Kiev, ont été touchés. Au-delà de la perte incroyablement tragique de vies humaines, cela représente une destruction de l’histoire, et une violation des plus de 33 000 victimes qui sont mortes là il y a 80 ans. Dans le cadre d’une guerre terrifiante, la destruction imminente d’un site commémoratif de cette ampleur et de cette signification est un autre chapitre terrifiant qui avilit notre humanité.
Lorsqu’en octobre 2020, on m’a demandé de concevoir une synagogue pour le site de BabiYar, j’ai été extrêmement ému par l’honneur qui m’était fait de construire sur ce territoire qui représente l’un des « Ground Zeros » de l’histoire européenne (voire mondiale), et par la responsabilité qui m’incombait en tant qu’architecte. Bien sûr, l’un des objectifs était de façonner un bâtiment qui commémore le passé. Mais plus encore, avec sa construction en bois fragile, sa qualité transformatrice et sa peinture colorée, qui la rendent différente de tout autre type d’architecture « monumentale » et commémorative que je connais, je voulais concevoir un bâtiment dans lequel les Juifs puissent prier, mais qui soit également ouvert aux visiteurs et aux citoyens de Kiev. Ce devait être un lieu dans lequel ils pourraient célébrer ensemble la beauté de la vie. Comme le bâtiment devait ouvrir ses portes lors des journées de commémoration des 80 ans du massacre, les 29 et 30 septembre 2021, la période de conception et de construction, qui n’a duré que six mois, a été aussi intense que peut l’être la pratique de l’architecture. Pendant cette période, j’ai fait la connaissance d’un groupe de personnes étonnantes et profondément engagées à Kiev, qui sont depuis devenues des amis proches. En sept jours seulement après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, ils ont été entraînés dans une guerre acharnée, et beaucoup d’entre eux sont devenus des réfugiés.
Hier, le 1er mars, des roquettes ont frappé à seulement 150 mètres de la synagogue. Quelques mois seulement après son inauguration, la synagogue est prise dans une guerre qui ne célèbre que la mort. À quoi bon commémorer l’histoire, si les leçons à tirer sont oubliées et ignorées si facilement ? Cela me laisse sans voix, sidéré et impuissant.
Comparée à d’autres architectures commémoratives qui sont principalement construites en pierre et en béton, la fragilité de la synagogue en bois signifie qu’il faut en prendre soin tous les jours. Ce soin quotidien, et sa fragilité, est précisément ce qui représente l’acte de commémoration. La synagogue a besoin de sa communauté, de son public et de ses visiteurs. Le site étant devenu une zone de guerre, elle a été privée de cette communauté. Je prie pour les habitants de Kiev et de l’Ukraine afin que la sauvagerie de la guerre cesse aussi vite que possible, et j’espère que la synagogue pourra finalement retrouver sa communauté, afin que les leçons de fragilité ne soient pas noyées dans le bruit cruel de la guerre.
Retrouvez ce texte dans sa version initiale, en anglais, ici.