La Crique, Marseille - PietriArchitectes © Luc Boegly
La Crique, Marseille - PietriArchitectes © Luc Boegly

Architecture

Le graphisme nourrit l’architecture

Le 10 décembre dernier, AA organisait au sein de l’atelier Tarkett à Paris un nouvel échange dans le cadre de la série « Affinités créatives » et réunissait à l’occasion l’architecte Jean-Baptiste Pietri et la graphiste Marie Philippe. Extraits choisis.

Emmanuelle Borne : Jean-Baptiste Pietri, vous êtes originaire de Marseille, diplômé de l’école d’architecture de Paris-Belleville et vous avez fondé votre agence à Paris en 2001. Pour autant, vous avez gardé un lien fort avec votre région, en témoignent vos réalisations, qui couvrent différents programmes, tant publics que privés, de la maison individuelle à la tour de bureaux, en passant par de l’hôtellerie et des logements collectifs. Je citerai notamment les courbes immaculés de l’opération La Crique (145 logements à Marseille) ou encore les arches de la Porte Bleue, un projets d’hôtellerie et logements à Marseille, sur les quais d’Arenc. Vous avez fait confiance à Marie Philippe pour non seulement définir l’identité graphique de votre agence mais vous l’intégrez surtout en amont même de la conception architecturale. Marie Philippe, vous êtes diplômée en direction artistique art graphique et design numérique de l’ESAG Penninghen, où vous enseignez. Vous êtes graphiste et directrice artistique freelance mais très attachée à Pietri Architectes : plus qu’une collaboratrice ponctuelle, Jean-Baptiste vous considère comme un membre de l’agence. Pouvez-vous présenter quelques-uns des projets sur lesquels vous avez œuvré ensemble, par exemple les motifs de la Porte Bleue ?

Jean-Baptiste Pietri : Le projet de la Porte Bleue est caractérisé par ses voûtes et Marie nous a proposé une identité graphique correspondante. Tout à l’heure, en visitant pour la première fois l’Atelier Tarkett, j’ai trouvé intéressante la possibilité offerte de pouvoir personnaliser les produits de la marque. Nos projets reposent sur la même idée. Les nouvelles technologies nous permettent aujourd’hui de caractériser un projet et notre intention, avec Marie Philippe, qui est à mon sens la personne la plus créative dans l’environnement de l’architecte, est d’utiliser cette force. Le graphisme est aussi ce qui permet d’interpeller le plus efficacement le grand public, les maîtres d’ouvrage ; c’est une interface absolument incroyable.

La Porte Bleue, Marseille – PietriArchitectes

EB : C’est une façon estimez-vous de s’ériger contre le « prêt-à-porter » en architecture. Est-ce qu’il n’y a pas un risque de simplification excessive du projet par une icône, un motif ?

JBP : Nous sommes effectivement à l’ère du prêt-à-porter en architecture. On ne fait qu’assembler des produits manufacturés existants, et nos projets se ressemblent ; on peut à la rigueur en choisir la couleur. En revanche, les nouvelles technologies permettent de spécifier, caractériser, dessiner autrement, voire parfois entièrement différemment. C’est là où Marie intervient dans le processus créatif.

Marie Philippe : Pour la Porte Bleue, effectivement c’est un processus formel, puisqu’on est partis du logo. Pour cet autre projet consistant à créer des motifs de sols pour un bâtiment à Marseille, tout est lié au drapeau marin. Ce ne sont que des détails, mais avec lequels on joue pour créer une identité. Nous avons mis en place un processus de création plutôt rigoureux, sous la forme de chartes. Par exemple, pour la création de signalétiques, nous mettons en place un dossier avec à chaque fois les mêmes éléments à traiter : les numéros de porte, les numéros d’étage. Je monte toujours ces dossiers avec les architectes de l’agence… Au départ, dans les projets de logement, je voulais tout le temps placer des grands chiffres partout, et Jean-Baptiste m’a arrêtée tout de suite en me demandant « Qui a envie de rentrer chez soi en voyant un énorme chiffre ? N’est-ce pas agressif ? » Grâce aux architectes avec lesquels je travaille, je comprend ce qui ne fonctionne pas. Par exemple, ils m’expliquent pourquoi c’est impossible de se placer à tel endroit parce qu’il va y avoir une gaine, ou parce que le passage est trop étroit. La première question lorsqu’on réalise une signalétique concerne le budget. De quel budget disposons-nous ?  Peut-on se permettre une plaque découpée ? Jean-Baptiste tient à ce genre de détail, mais je n’ai pas l’impression que les maîtres d’ouvrages soient prêts à consacrer un budget important à la signalétique.

La Crique, Marseille, PietriArchitectes - Signalétique
La Crique, Marseille, PietriArchitectes – Signalétique

EB : Parvenez-vous malgré tout à les convaincre de laisser de la place à la signalétique, au graphisme ?

JBP : Nous ne leur laissons pas le choix. En appliquant dès le départ cet univers, ce processus, tous deux liés au nom du projet, tout coule de source. Et puis, on leur mâche le travail : généralement, la signalétique arrive à la fin du projet, elle est prise en charge par le peintre, qui va plaquer par exemple des lettres dorées, au graphisme daté, dans un bâtiment contemporain. Tandis que dans le cadre de notre démarche, dès le départ, les éléments graphiques sont intimements liés au bâtiment.

EB : Finalement, vous mettez en place des éléments que les maîtres d’ouvrage peuvent utiliser dans le cadre de leur communication…

JBP : Absolument, nous leur fournissons, pour leur propre communication, un signifiant. Ils ne s’en emparent pas toujours mais, une fois de plus, l’intervention de Marie ne se restreint pas au champ graphique ou signalétique. Elle touche à l’expression d’un bâtiment.

EB : Vous définissez le graphisme comme l’ornement du XXIe siècle, en tant que 8e art, le plus populaire de tous. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?

JBP : On a vu apparaître ces dernières années un retour de l’ornement. Grâce à toutes les façades en double peau, les façades en ductal, la sérigraphie, tout ce qu’ont amené les nouvelles technologies, toutes les nouvelles formes d’expression. Il y a eu ces dernières années une « course à l’architecture », à la sur-expressivité, même si je constate aussi que la trame fait son retour. En ce qui nous concerne, nous sommes plus sobres de fait, parce que nous réalisons du logement, donc les paramètres sont nettement moins expressifs. Avec Marie Philippe, nous essayons de créer le petit détail qui ne sera pas envahissant pour l’usager au quotidien, qui singularise et vient enrichir son univers. Nous savons en effet tous combien il est difficile d’obtenir dans le logement des prestations de qualité, de sortir des standards qui nous sont imposés. En travaillant des éléments graphiques, signalétiques, le détail d’un sol ou d’un garde-corps, on vient créer une modénature qui qualifie le projet. C’est de l’ornement et les gens le remarquent.

MP : Mon travail consiste aussi à rendre le graphisme invisible en quelque sorte. Il doit s’intégrer parfaitement à l’architecture. La signalétique, par exemple, doit se fondre au bâtiment et parfaitement l’épouser. L’ornement n’est qu’un détail en plus.

E.B. : Mais quand vous ajourez une surface, par exemple, j’imagine qu’il y a systématiquement un jeu formel ?

MP : Tout à fait. Cet exemple de garde-corps ajouré relève vraiment d’un travail qui a été mené par des architectes, et non par mes soins. Les architectes ont travaillé sur cette trame, et ensuite, des allers-retours ont lieu entre nous. Mais tous ces détails s’effacent quand on perçoit le bâtiment dans son ensemble.

JBP : C’est pour ces raisons qu’on peut parler de collaboration concernant ces détails. Lorsqu’on dessine ensemble la perforation et le détail d’un garde corps, on dessine en même temps la signalétique qui évoque ces bandes qui filent par exemple, on en même temps l’idée d’un sol moucheté en terrazzo qui vient rappeler les petits points du garde corps. La question qui se pose est toujours la suivante : comment sortir des standards ? Par l’intermédiaire du graphisme, via notre collaboration et grâce au dessin d’ornements abordables économiquement, nous essayons d’apporter une différenciation, un univers. Notre ambition est de faire de beaux projets avec peu de moyens. Les projets de La Crique, La Barquière sont des projets d’entrée de gamme dans des quartiers parfois un peu difficiles. Et pourtant, on a ce sentiment d’éléments bien traités, d’usagers respectés. Bien sûr que le rêve de l’architecte, c’est les projets à la Gaudí ou l’Unité d’Habitation à Marseille, où tout est dessiné : la couleur, la poignée de porte, la céramique. Si on a créé des points d’étapes avec des process très définis, c’est justement pour essayer d’insuffler le maximum de détails dans tous les projets. On n’y parvient pas toujours, parce que parfois le client refuse, parce que parfois c’est techniquement difficile. Mais l’ambition, c’est bien le projet « à la Gaudí », avec y compris la création du nom du projet, pour reconquérir ce que nous avons perdu avec l’avènement de l’industrialisation.

EB : Finalement, vous empruntez au monde de Marie Philippe presque autant qu’elle s’intègre au vôtre…

MP : Nous allons en tous cas parfois passer beaucoup de temps de recherche sur un élément, qui n’aboutira pas forcément. Mais dès qu’il est parfaitement abouti, l’idée est de le réintégrer à d’autres projets, si il a du sens.

EB : Comment se déroulent vos échanges ?

MP : Au départ, Jean-Baptiste m’explique son projet, ses intentions et je dispose de tous ses croquis. Ensuite, je réfléchis à un dossier de présentation, je rassemble tous les éléments et je me penche sur la mise en page, sur l’univers graphique, qui vont permettre d’installer un logo.

JBP : Disons que le croquis est le point de départ d’un projet, c’est la première intention, la première impulsion. Il y a bien sûr avant tout le travail d’analyse des contraintes mené par les architectes de l’agence, puis après, on rentre dans la deuxième phase, qui consiste à fabriquer une identité. Le nom du projet est très important, il est directement lié au projet, comme une émanantion naturelle. Parfois, c’est extrêmement fluide, parfois plus compliqué. Quand il y a une histoire derrière, tout de suite « ça prend ». Toute cette narration est renforcée par l’univers graphique qui va nourrir la phase technique de conception des détails.

EB : Vous commencez donc avec un croquis, et vous finissez par incarner le projet dans une sérigraphie, une affiche. Que représente cette affiche : un résumé, un point final ?

JBP : C’est comme une affiche de cinéma. C’est à dire qu’en une seule image, tout est raconté. Généralement ça démarre par une idée de Marie qu’elle transforme selon des essais. C’est un long processus, que nous n’engageons pas pour tous les projets, mais elle vient clôturer l’ensemble du travail sur cette ligne dont on a parlé. Elle vient souvent lorsqu’on est satisfaits d’un projet, pour remercier nos clients, les intervenants, les entreprises et tous les gens qui ont participé au projet. On tire une trentaine d’exemplaires, pour en faire un objet un peu noble.

MP : L’idée de cette affiche est née au début de notre collaboration, quand Jean-Baptiste m’a intégrée à l’agence. Il n’arrêtait pas de me montrer des affiches en disant : « regarde celle-là, c’est magnifique ! » et un jour où j’avais du temps, je me suis dit que nous pouvions faire nos propres affiches. C’est comme cela que nous avons mis en place ces affiches-là, pour montrer aussi une autre vision de l’architecture. Pour les affiches, nous avons également mis en place une charte graphique. Nous conservons cette idée de série.

Affiche du projet Redline, Marie Philippe pour PietriArchitectes
Affiche du projet Redline, Marie Philippe pour PietriArchitectes, sérigraphie : Atelier Fwells

 

EB : Chercher à résumer le projet, dans une affiche ou un logo, n’est pas trop réduire la complexité architecturale ?

JBP : Si l’on veut toucher les élus ou le grand public, les usagers, la discipline doit d’abord s’imposer. Il faut commencer par faire des choses simples pour que les gens nous écoutent. Ensuite, seulement, on peut parler de choses plus complexes. Le talent de Marie touche les gens, et engage des interrogations sur le projet, ses acteurs. Les bureaux d’études, les entreprises… Tous sont très fiers d’en faire partie. L’affiche notamment vient clôturer un cycle. Le graphisme s’impose très tôt, dès le dossier de concours. Je pense notamment à un concours pour lequel nous étions charrette. C’est le dossier graphique qui nous a permi de valoriser le projet, qui l’a rendu séduisant, compréhensible, et qui reste aujourd’hui la référence graphique partagée avec le maître d’ouvrage. C’est un dossier qui a maintenant deux ans, et sur lequel nous continuons à travailler puisque nous l’avons gagné. Au travers d’un book au graphisme travaillé par Marie, nous avons rendu plus qu’un projet, nous avons raconté une histoire, nous avons déroulé un processus, illustré, puisque nous n’avions pas le temps de faire un projet. Aujourd’hui,nous déroulons cette histoire initiale partout dans le projet, jusque dans le carrelage ou les luminaires.

MP : Il était vrai que les délais étaient serrés, et ne nous donnaient pas le temps de réaliser des perspectives. Sur ce projet, le rapport entre nous deux s’est même inversé. D’habitude, le projet part d’un croquis. Mais ici, le dossier devient la source d’inspiration qui permet de dérouler le projet qui est toujours un long processus. Maintenant que je connais bien Jean-Baptiste, quand il me décrit une ambiance, j’essaye de trouver les meilleures images pour raconter cette histoire.

EB : Y-a-t-il des champs inexploités dans votre manière de procéder ?

MP : Mon rêve est la piscine de Jean Nouvel au Havre, où la signalétique est parfaitement intégrée à la céramique, au projet, et non posée à un endroit, à un moment du projet. Mon rêve serait de la dessiner en même temps qu’est dessiné le projet. Elle serait donc pensée en amont, avec un budget conséquent. Conséquent, pas illimité, parce qu’on ne pourrait plus rien faire sans contraintes. Les contraintes sont utiles et permettent d’avancer.

JBP : Cela revient à ce que l’on disait. Dans la piscine du Havre, le graphisme est ornement. C’est ce qu’on essaye de faire par petites touches dans nos projets, et particulièrement dans nos projts de logements, mais différemment bien entendu, puisqu’il ne s’agit pas de la même échelle de projet. Aujourd’hui, le plus grand projet de l’agence est celui de La Porte Bleue, en chantier à Marseille. En ce moment, on se bat pour que chaque élément de dessin soit transféré sur les murs, sur les poignées de portes. Ces éléments inspirés des voûtes que Marie a traduites dans le logo. Ce que nous ne savons pas, c’est combien de ces détails vont rester.

E.B. : Est-ce que le projet ultime n’est pas un dessin à quatre mains ? Je pense à des artistes comme Olafur Eliasson, qui conçoivent des bâtiments…

MP : Je ne me considère pas comme une artiste. Je trouverai cela très compliqué de me prendre pour une architecte. Je suis là pour traduire des idées et faire en sorte qu’elles soient évidentes. J’amène des idées, évidemment. Mais construire un bâtiment, quand même !

JBP : Je ne suis pas d’accord avec elle. Si je travaille avec des graphistes, en particulier avec Marie Philippe, c’est justement pour me nourrir de ses idées. Nous les architectes sommes absorbés par nos plans, nos problèmes, nos combats. L’énergie créatrice de Marie, ou de Manon qui l’accompagne à l’agence, vient nous galvaniser et nous nourrir. Ce n’est pas pour la flatter, c’est plutôt par intérêt. Il faut bien comprendre qu’ici, nous ne faisons pas simplement de l’illustration du bâtiment. Nous venons puiser une énergie créatrice chez des gens qui ont une plus grande facilité d’expression que nous. ◼︎


LE MOT DE LA FIN

Par Laure Saunier, Architecte D.P.LG (LS Architectures)

L’intervention de personnes extérieures à la profession d’architecte dans le processus de fabrication des projets en agence est toujours une source d’enrichissement. Les graphistes sont souvent sollicités dans un premier temps pour la création d’une identité graphique, la mise en page d’un portfolio ou la programmation d’un site internet. Les architectes les rappellent en général dans un second temps pour le traitement de la signalétique sur des projets particuliers. Ce qui est intéressant dans la relation qui lie Jean-Baptiste Pietri à Marie Philippe c’est qu’aujourd’hui, grâce à une confiance mutuelle, il la fait aussi intervenir sur les éléments du projet — dessin d’un motif de carrelage ou d’un garde-corps — permettant ainsi de les personnaliser.

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