Les paysages de Paul Andreu
Paul Andreu, l’architecte de l’aéroport de Paris-Charles-de-Gaulle ou encore du Grand théâtre national de Pékin, nous a quittés ce 12 octobre 2018 à l’âge de 80 ans. En janvier dernier, il écrivait pour AA un texte sur « la re-considération du paysage », sujet auquel il souhaitait désormais se consacrer. Il n’en a pas eu le temps mais ses mots résonnent comme un appel aux jeunes générations.
Chaque fois qu’on m’en donne l’occasion, j’évoque la nécessité de reconsidérer le paysage. Le paysage qui n’existe – Augustin Berque me pardonnera de le paraphraser maladroitement – que s’il n’est pas seulement vu, mais regardé comme un paysage déjà vu dont la mémoire, individuelle et collective, a gardé l’empreinte.
Que je traverse la France que je connais, en train ou en voiture, ou que je sois transporté dans une nouvelle partie de la Chine dont, même après tant d’années, j’ignore encore à peu près tout, j’ai le même sentiment de danger. Les moyens mis au service du changement sont démesurés, plus grave encore, ils sont aveugles. Nous ne cessons pas de parler des villes et c’est bien, nous voulons qu’elles soient « vertes », « durables », c’est parfait, mais quand parlerons-nous des paysages, pas des balcons fleuris, des façades plantées, des toitures-potagers, des parkings reconvertis à la culture hors-sol, ni même, allez, des si bienfaisants parcs urbains, ni même de la « Nature », mais des paysages.
J’ai décidé que je joindrai ma voix à celles, plus compétentes que la mienne, d’auteurs et d’artistes qui ont du mal à se faire entendre. Ce n’est pas une conversion. Je ne regrette pas d’avoir travaillé à la construction d’aéroports et de centrales nucléaires.
En dessinant ces ouvrages nécessaires, j’ai toujours tenu compte du paysage dans lequel ils s’implantaient. C’est une réaction violente de dégoût après les présentations, à peu d’intervalle, en Chine, de deux zones futures de tourisme et de loisir. Chacune rassemblait tout ce qu’on peut imaginer de plus vulgaire, prétentieux et laid en matière d’architecture dans une présentation comme les techniques informatiques enpermettent, faite d’images incohérentes, obéissant aux gestes maladroits d’une présentatrice improvisée et accompagnées du bruit tonitruant d’une musique au kilomètre. La préfiguration d’un enfer ordinaire.
J’entame aujourd’hui une autre étude en Chine dont il est trop tôt pour parler, petite mais ambitieuse, attentive au paysage et à ceux qui l’habitent. En l’entamant, je me suis souvenu du texte que j’avais écrit, en 1991, pour un projet, qui n’a jamais vu le jour, dans une autre petite ville asiatique :
X est une petite ville qui s’est développée lentement, avec des arrêts, des retours en arrière, liés aux modifications de ses activités économiques. C’est un ensemble de constructions basses, réparti en plusieurs agglomérations autour d’un lac qui communique avec la mer par un chenal et n’en est séparé ailleurs, sur une grande longueur, que par une bande de terrain étroite et basse. Le paysage est un paysage d’eau, calme et agitée, et de collines vert sombre, séparées par les cultures plus claires de la plaine, un paysage calme, habité, en équilibre.
Ce n’est sans doute pas un paysage à ce point admirable qu’il faille songer seulement à sa préservation, sans rien y rajouter de peur de l’altérer. Mais c’est un très beau paysage, et, dans le mouvement rapide d’évolution et souvent, hélas, de destruction du paysage naturel lié aux villes, un témoin qui demeure ; une chance, en somme, donnée à ceux dont l’activité s’est moins développée que celle d’autres régions.
X doit devenir une station de loisir. C’est une heureuse perspective. C’est en même temps un danger. Devenir une station de loisir signifie établir une relation nouvelle, d’un mouvement inverse, avec la Métropole : il ne s’agit plus pour les habitants de X de partir dans les villes mais pour les habitants des villes de venir à X y trouver l’équilibre naturel que la ville ne peut leur donner.
Le danger est que la Métropole, par cette relation nouvelle, assujettisse le paysage naturel et détruise l’équilibre qui est l’enjeu même du retour et du développement. C’est aussi pour moi l’élément de recherche qui permet de découvrir les règles qu’il faut appliquer au développement futur de l’ensemble de la zone.
Si je cherche un mot pour résumer cette démarche qui commence, le plus approprié me paraît aujourd’hui « l’attachement au paysage ». Cela signifie la volonté de ne rien briser inutilement de ce qui nous lie aux origines, mais en même temps de ne pas nous retirer dans le passé, qui est la mort. De rechercher, au-delà des satisfactions et des intérêts individuels, à préserver et à développer, pour le transmettre, ce bien commun qu’est le paysage, de renoncer à la domination destructrice que les progrès techniques mettent aujourd’hui à notre disposition. De porter enfin attention à ce qui est faible, fragile, plein d’une irremplaçable richesse.
Si je parviens à poursuivre mes idées de 1991, si je mène à bien cette étude nouvelle qui se présente en Chine, elle sera ma contribution à la lutte contre l’utilisation barbare des merveilleux moyens de la technologie. À la re-considération du paysage.
Paul Andreu, janvier 2018
Texte écrit dans le cadre du hors-série « Échelles, Coldefy & Associés »