Les planètes dystopiques de Liam Young
À l'honneur à Venise pour la 18e édition de la Biennale d'architecture qui vient d'ouvrir ses portes, le nouveau film de Liam Young, The Great Endeavour fait déjà beaucoup parler de lui. Quelques minutes d'un film sombre, aux géographies dramatiques mises en scène par cet architecte « spéculatif » qui n'en est pas à son coup d'essai. En 2021 déjà, sous la plume de Valérie de Saint-Do, AA l'interrogeait à propos de Planet City, un film et un livre aux allures de carnavals pourtant dystopiques. Extrait de notre entretien avec ce lanceur d’alerte, à découvrir en intégralité dans AA n°443 « USA », toujours disponible sur notre boutique en ligne.
Propos recueillis par Valérie de Saint-Do
La fiction architecturale de ce passionné de nouvelles technologies, architecte chercheur qui s’exprime en vidéos, performances et livres, propose une cité mondiale pour toute la population humaine, afin de laisser la nature reprendre ses droits sur 98 % de la croûte terrestre. Dystopie futuriste en écho aux dystopies bien actuelles qu’il a longuement documentées et filmées, du désert d’Atacama aux villes-usines chinoises, dans tous les envers du décor et paysages naturels et humains ravagés par nos exigences consommatrices de matériaux et d’énergie. Alors, dystopie, Planet City ? Ou réponse utopique ? Mais surtout pas solution unique face à un cauchemar planétaire déjà bien présent dans des recoins poubellisés que nous refusons de regarder. Sa réponse extrémiste est une anticipation de lanceur d’alerte, non seulement sur les ravages, mais sur l’existence de solutions. Et plutôt que de la sempiternelle cité future au cordeau, elle prend la forme d’un joyeux chaos carnavalesque et créolisé, tant dans son bâti que dans sa fête perpétuelle.
Cet entretien est basé sur un paradoxe : vous êtes interviewé dans le cadre d’un dossier « spécial États-Unis » dans le contexte suivant l’élection de Joe Biden, mais vous n’êtes pas américain et revendiquez de ne pas construire. Vous appelez-vous toujours « architecte » ?
Liam Young : Je me décris comme « architecte spéculatif ». Pour moi, l’architecture consiste à raconter des histoires dans et avec l’espace. J’écris les miennes à partir de vidéos, performances, jeux vidéo, expériences de réalité virtuelle. En fait, la plupart des architectes aujourd’hui réalisent des films, racontent des histoires, ont des responsabilités politiques, militent, écrivent, enseignent ou sont artistes… Persister à restreindre la définition de l’architecture à ceux qui conçoivent des constructions, c’est se marginaliser et se condamner à l’inefficacité.
Ce qui m’a éloigné de l’architecture traditionnelle, c’est le constat que les vecteurs qui façonnent nos expériences urbaines ne sont plus les places publiques et les bâtiments, mais les technologies, l’accès aux réseaux, l’intelligence artificielle, les réseaux de surveillance automatisés. Donc, ce que je regarde dans le contexte de l’Amérique contemporaine, ce ne sont pas les constructeurs mais l’architecture montrée dans les blockbusters hollywoodiens. Je suis un fan de science-fiction parce que les villes et les architectures que nous voyons dans ce genre de films sont à la fois produits et productrices de notre culture. L’esthétique des films et des jeux vidéo influence massivement les constructions physiques de générations d’architectes et de designers.
Vous évoquez la fiction et le fait de raconter des histoires. Mais le documentaire ne tient-il pas aussi une place importante dans votre travail ?
Je dirige deux agences : l’une, Unknown Fields, mène un travail de documentation, l’autre est basée sur mon propre travail d’anticipation avec le think-tank Tomorrows Thoughts Today que j’ai créé. Mais je ne sépare pas l’un de l’autre! Tout notre travail spéculatif se fonde sur le documentaire, et se concentre sur le moment présent. Unknown Fields rappelle cette phrase de l’écrivain de science-fiction William Gibson : «Le futur est déjà là; il n’est juste pas réparti équitablement.» Unknown Fields l’a pris au pied de la lettre. Nous sommes à la recherche des signaux faibles de futurs possibles, nous les mettons en lumière et faisons parler ceux qui travaillent en arrière-fond.
L’une des vidéos de Unknown Fields s’intitule The Breastmilk of the Volcano. Nous avons initié ce projet quand Elon Musk a lancé son Powerwall : une vision d’un futur fonctionnant à l’énergie «verte» de ses batteries Tesla, dans lequel chaque maison possède son autonomie énergétique, stocke des batteries dans son garage et capte l’énergie grâce à des panneaux solaires Tesla sur son toit. Mais il n’évoque qu’allusivement la source du lithium nécessaire à ses batteries ! Donc Unknown Fields s’est intéressé à l’envers du décor. Nous sommes partis filmer dans le «triangle du lithium» – Bolivie, Chili, Argentine. Et le futur d’Elon Musk s’est révélé pour ce qu’il est vraiment. Dans le volet personnel de mon travail, le film Planet City, je m’empare des technologies vertes mais les projette dans un tout autre scénario.
D’où vient le projet Planet City ?
C’est une fiction : une seule ville pour l’humanité tout entière, alimentée entièrement par les énergies renouvelables et totalement autosuffisante, fonctionnant en circuit court. Tout ce que la ville consomme est produit dans le cadre de sa propre empreinte écologique, et recyclé. Pourquoi ce projet ? Nous avons consulté et mis sur pied ce que j’appellerais un « conseil municipal » à l’échelle de la planète, avec un comité d’experts comptant de nombreux scientifiques. Le projet est très visionnaire mais il n’y a pas à proprement parler de «nouvelles » technologies dans Planet City . Le changement climatique et l’impact environnemental des villes ne relèvent pas de questions technologiques. Les solutions sont déjà là pour la plupart, il manque la volonté politique et l’investissement culturel pour les mettre en place. Les puissants lobbys qui tiennent les gouvernements dans leur main mettent des barrières à ce changement radical, Planet City s’emploie à les faire tomber.
L’un des conseillers rencontrés pour ce projet est un microbiologiste qui a expérimenté un système d’autonomie circulaire fermé pour des habitations. Nous nous sommes inspirés de son système pour le recyclage des déchets alimentaires, utilisant des insectes et produisant de la nourriture pour poissons, et avons discuté de la modélisation à grande échelle. Si c’est possible à l’échelle d’habitations, est-ce que cela pourrait fonctionner pour dix milliards d’habitants ? Il a répondu : «Oui. C’est un système modulaire, vous l’étendez en introduisant de nouveaux modules. » Nous avons fait un voyage d’études à Dubaï pour visiter ce qui sera les murs de la plus grande ferme verticale planétaire, sponsorisée par Emirates Airline – notamment pour fournir de la laitue fraîche à ses passagers en classe affaires, mais surtout parce que cultiver de la laitue dans le désert ou l’importer leur coûte trop cher! Ils expérimentent donc une agriculture verticale très efficace.
Planet City n’est pas un fantasme, elle pourrait fonctionner. Je ne la présente pas comme une solution, mais rien n’empêche de la mettre en œuvre à l’échelle de Paris ou Los Angeles, sinon le manque de volonté politique et de compréhension des enjeux.
Quand avez-vous travaillé sur le projet ? Parce qu’il est précisément à l’opposé des aspirations exprimées – au moins ici en France – depuis la pandémie : les gens rêvent plutôt de la petite maison dans la prairie et fantasment sur une vie rurale probablement idéalisée !
Le récit s’est évidemment transformé. Quand nous avons commencé à vivre dans un film d’action dystopique en 2020, la nécessité de raconter une autre histoire s’est imposée. Donc, d’une dystopie destinée à alerter, Planet City est devenue une aspirations, une vision d’espoir d’un futur où nous pourrions vivre ensemble tout en maintenant la vie sur la planète. La densité a toujours effrayé. Tous les récits dystopiques de science-fiction entretiennent cette vision démodée d’une densité sale, congestionnée, invivable. Alors que cette pandémie est le résultat de l’irruption de la nature dans les villes ! Mais surtout, l’alternative est un pur fantasme. Même ceux qui mènent des expériences retirées du monde sur leurs collines dépendent des livraisons d’Amazon et de serveurs ultrapuissants ! L’idée de la petite maison où l’on cultive ses légumes dans le jardin relève de la fiction impossible à reproduire à grande échelle ! Ça ne peut pas fonctionner, sauf à réduire la population à des niveaux de génocide monstrueux. Et cela signifierait la fin de toute nature : la campagne telle que nous la connaissons n’est pas la nature, elle relève entièrement de l’aménagement humain.
L’ironie que relève le projet de Planet City, c’est que nous vivons déjà dans une métropole à l’échelle planétaire. Chaque centimètre carré de la Terre produit ou est produit par l’urbain. Planet City montre que ce modèle d’organisation du monde selon nos désirs – désirs d’une vue, d’une maison individuelle avec notre lopin de terre – n’a jamais été soutenable ni pragmatique, que ce temps est bel et bien mort. Si l’on veut maintenir la vie humaine sur cette planète, il faut se débarrasser de ces notions et réimaginer notre vie sur Terre. Planet City en est un exemple, qui propose des prototypes des transformations exigées dans notre style de vie.
Est-ce à dire que le futur impose à l’humanité de vivre totalement séparée des autres espèces ? D’un côté, Planet City, de l’autre, la nature à l’état sauvage ?
Notre histoire de colonisateurs a montré que nous étions très doués pour tracer une frontière autour d’une terre en vue de son exploitation. Planet City fait le contraire : elle trace une ligne autour du paysage naturel et décrète : «Nous allons laisser ce territoire tranquille, et lui permettre de se restaurer.» Comme un parc naturel à l’échelle de 99,8 % de la planète ! L’un des points de départ du projet est la proposition du biologiste Edward O. Wilson dans son livre La Moitié de la Terre 2 . Wilson explique que nous pouvons maintenir la vie humaine sur la planète à condition de restreindre notre occupation à 50 % de sa surface, en rendant les autres 50 % à la nature. En tant qu’architecte, c’est la moitié occupée qui m’intéresse. Si nous admettons l’idée que nous vivons déjà dans une cité planétaire, ces 50 % exigent une décroissance et solidarité massives. C’est le point de départ de Planet City.
Au cours de son élaboration, nous nous sommes penchés sur le cas de Manille, la ville la plus densément peuplée du monde. Si vous construisez une ville pour 7 milliards d’individus à la densité de Manille, il ne vous faut pas la moitié de la surface de la Terre mais la superficie d’un État américain. Planet City pousse l’hypothèse d’Edward O. Wilson à son extrême pour voir si elle fonctionne. Il ne s’agit pas de nous séparer de la nature : Planet City est totalement écologique. Mais on ne piétine pas la nature qui l’entoure.
L'entretien est à découvrir en intégralité dans notre article « Planet City, la dystopie est déjà là », paru dans AA n°443 « USA », toujours disponible sur notre boutique en ligne.