Actuellement en librairie

Les remparts de la paix

Dans son numéro de printemps 2025, intitulé «Guerre et Paix », AA fait le choix de se heurter à l’inévitable réalité qui bouleverse nos sociétés contemporaines : celle des guerres, des conflits, des luttes. Mais, renonçant à gloser sur les fondements de la guerre, qui nous aurait fait remonter la piste cafardeuse des dérives d’une humanité individualiste et tyrannique, AA a préféré identifier les conditions d’une possible paix. Contre la violence et les systèmes de domination qui ont infusé nos sociétés entières, deux attitudes sont possibles : la défense ou la lutte. Le rôle de la culture dans la lutte contre les tyrannies modernes est prépondérant, car cette dernière possède un pouvoir extraordinaire : celui de conjurer l’ombre et son désespoir, d’inciter les personnes terrassées à se relever, à se soulever et à faire corps. Dans l’article introductif du dossier, les co-rédactrices en chef Clémentine Roland et Anastasia de Villepin présentent l’objet de ce prochain numéro.


Clémentine Roland et Anastasia de Villepin

La fondation de l’ONU et, 44 ans plus tard, la fin de la guerre froide, avaient cru sonner le glas d’un siècle de conflits en réconciliant les démocraties occidentales et les économies émergentes, qui voulaient entendre dans le trio diplomatie / néo-libéralisme / économie de marché la symphonie d’une coopération stratégique prospère. Pourtant, le contexte économique international est en berne et les besoins humanitaires ne cessent de croître, tandis que l’ONU peine à endiguer les conflits et à condamner le retour en force des autoritarismes – une impuissance qui n’aurait pas échappé à l’économiste Immanuel Wallerstein, qui arguait dès les années 1970 que les Nations Unies étaient avant tout un instrument d’ordre international 1. L’actualité récente nous a en effet remémoré le pouvoir disproportionné des cinq membres permanents de son Conseil de sécurité (États-Unis, Russie, France, Chine, Royaume-Uni) lorsqu’ils utilisent leur droit de veto 2 , obstacle majeur dans l’exercice de la justice face aux alliances créées entre pays – surtout quand on sait que ces mêmes pays sont aussi les plus gros vendeurs d’armes au monde 3 .

Qu’elle soit menée au nom de croyances ou de velléités expansionnistes, issue d’intérêts antagonistes récents ou ataviques, la violence est omniprésente. Parfois, les grandes puissances brandissent même l’étendard de la défense de la liberté, de la culture et des droits humains pour justifier leur ingérence ou leur interventionnisme. « L’enjeu pour elles est de concilier leurs intérêts hégémoniques avec leur sentiment de supériorité morale – c’est-à-dire d’étaler leur vertu et leur conscience des épreuves endurées par les populations marginalisées des États à secourir, tout en huilant les rouages de la machine de guerre, explique Christopher Mott, chercheur associé à l’Institute for Peace and Diplomacy, dans les pages de la revue Manière de voir 4. Le nouvel impérialisme de la vertu est peut-être encore plus déstabilisant car, au-delà de la restructuration politique des pays visés, il cherche à obtenir leur soumission culturelle totale. »

Contre la violence et les systèmes de domination qui ont infusé nos sociétés entières, deux attitudes sont possibles : la défense ou la lutte. La première se lit encore dans les citadelles de Vauban, mais aussi, avant elles, dans les villages fortifiés des montagnes du Haraz, au Yémen ; leurs architectures funambules, prolongées de terrasses escarpées, concilient depuis plus d’un millénaire sécurité civile et culture du sol. Aujourd’hui, la riposte architecturale à l’invasion est désormais moins « immuable » et, surtout, moins souvent vernaculaire – généralement distribuée par le Nord à destination des pays du Sud global. Cependant, un sentiment commun se lit chez celles et ceux, architectes et membres des ONG, qui oeuvrent dans l’humanitaire : la réponse à la crise doit être élaborée aux côtés, sinon par celles et ceux qui la vivent 5 . Portée depuis longtemps par les penseurs de la théorie de la dépendance 6 , cette attitude propose une translation du domaine de la défense vers celui de la lutte par le biais de la « reconstruction », littérale comme figurée 7.


À lire en intégralité : l’éditorial du numéro « Guerre et Paix »


Cette résistance par la considération, la compréhension et l’éducation redit le rôle de la culture dans la lutte contre les tyrannies modernes. Car fort heureusement, ne servant pas que de prétexte aux desseins impérialistes, elle motive parfois les sommations de cessez-le-feu – en témoignent les mobilisations internationales pour sauvegarder les patrimoines architecturaux, archéologiques et immatériels mis en dangers lors de conflits8. Mais ce que nous rappellent les vers tranchants de la poétesse María Mercedes Carranza et de la chanteuse Vivir Quintana, c’est peut-être qu’au-delà d’une survivance de la culture, cette dernière possède un pouvoir extraordinaire : celui de conjurer l’ombre et son désespoir, d’inciter les personnes terrassées à se relever, à se soulever et à faire corps. Non pas militaire, ce corps hybride, blessé ou cuirassé, a pour arme les lumières de l’espoir et de la mémoire. Certain·es des femmes, des enfants, des hommes, des personnes silenciées qui le composent, habité·es et irrévocablement lié·es par leurs histoires, ont accepté de nous livrer le récit de leurs luttes et de leur quête d’un réenchantement. Qu’ils soient exprimés dans des rugissements ou, parfois, dans des murmures, ces combats interdisent les comparaisons d’échelle : parce qu’à Gaza, à Lviv, à Khartoum, ou à Charleroi, une vie est une vie.

Notes
1. Dès les années 1970, Wallerstein expliquait la persistance des inégalités mondiales en théorisant le « système-monde » : l’économie mondiale serait un système interdépendant entre pays dominants politiquement et économiquement, pays exploités pour leurs ressources et pays intermédiaires, dominés par les premiers mais capables d’exploiter les seconds.
2. Dernièrement, la Russie en a usé en septembre 2022 contre un projet onusien condamnant l’invasion de l’Ukraine, tandis que les États-Unis l’ont exercé en s’opposant au projet de cessez-le-feu à Gaza en novembre 2024.
3. Source : « Top 100 Defense Companies », DefenseNews, 2024.
4. Christopher Mott, « Au nom de la vertu », Le Monde diplomatique. Manière de voir, n° 192, décembre 2023 – janvier 2024.
5. Pour en savoir plus à ce sujet, retrouvez l’enquête sur l’architecture d’urgence « Architectures d’urgence : tentative d’état de l’art », parue dans dans AA n°464 « Guerre et Paix »
6. Développée dans les années 1960 par l’économiste néomarxiste argentin Raúl Prebisch et le sociologue brésilien Theotonio dos Santos, elle étudie la subordination des pays “en développement” aux pays industrialisés, dénonçant notamment l’exploitation des ressources humaines et naturelles subie par ces derniers.
7. Pour en savoir plus à ce sujet, retrouvez l’article consacré au centre d’accueil pour les réfugié·es rohingyas par l’architecte Rizvi Hassan, paru dans dans AA n°464 « Guerre et Paix »
8. Pour en savoir plus à ce sujet, retrouvez l’entretien croisé entre Andriy Sadoviy, maire de Lviv, et Martin Duplantier, architecte, paru dans dans AA n°464 « Guerre et Paix »


Pour approfondir le sujet, procurez-vous le dernier numéro de AA, disponible sur notre boutique en ligne.

React to this article