Onze pistes vers une métamorphose décoloniale de l’architecture
Comment décoloniser l’architecture ? Mathias Rollot, architecte, docteur, HDR en Théories et pratiques de l’architecture et maître de conférences à l’ENSA de Grenoble, est l’auteur de nombreux ouvrages sur le sujet – dont Décoloniser l’architecture, paru en mars 2024 chez Le Passager clandestin. Dans cette tribune à AA, il détaille l’urgence d’une métamorphose décoloniale de l’architecture, pour que celle-ci se mue – à l’école, en agence, dans la recherche, les institutions ou la critique – en l’arme douce du combat contre les dominations sociales et structurelles.
Mathias Rollot, architecte et docteur en architecture
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Cela fait plus d’une décennie maintenant que je travaille sur la problématique de « l’obsolescence » de l’architecture comme discipline1. Une des conclusions de cette enquête est que la métamorphose de notre discipline est devenue nécessaire et urgente, et qu’elle doit viser des horizons tant écologiques que « décoloniaux ». Non, l’architecture n’est pas condamnée à être ce qu’elle a pu être par le passé. Ici et ailleurs, une myriade d’exemples stimulants prouve, à qui veut bien l’entendre, que des formes de théories et de pratiques de l’architecture comme outil émancipateur sont possibles. Nous pouvons choisir ce que mettre derrière ce mot « architecture », individuellement et collectivement ; nous pouvons choisir d’en faire un outil au service des luttes (décoloniales, féministes, queer, animalistes…) et non uniquement de la domination. D’où le titre du dernier ouvrage paru, qui cherche à visibiliser cette conclusion : Décoloniser l’architecture2. Cela étant dit, que faire donc concrètement de cette idée de « décolonisation » dans le projet d’architecture, à l’agence ou à l’école, dans la critique d’architecture ou dans les travaux de recherche en architecture ?
Certes, on pourrait bien commencer par définir la « perspective décoloniale » avec des auteur·ices de référence, pour préciser que son « point focal n’est plus tant le colonialisme […] que la colonialité », qui se déploie sur la longue durée, et dont il ne serait « que l’une des manifestations historiques »3.
On pourrait aussi poursuivre en renvoyant l’idée de « décolonisation de l’architecture » à la centaine d’ouvrages qui travaillent les relations fondamentales entre modernité architecturale et racisme structurel, les liens entre urbanisation et impérialisme, l’architecture comme arme de prédilection pour la colonisation de peuplement et la ségrégation voire l’apartheid, la possibilité de revendiquer et se réapproprier les vestiges architecturaux en contexte post-coloniaux, les troubles héritages et opportunités en contextes tropicaux, et bien d’autres encore4.
On pourrait aussi gloser sur la nécessité de préciser le sens exact du terme « décolonial », que des auteur·ices tels que le sociologue Stéphane Dufoix ont probablement raison de caractériser d’aussi « lourd de sens » que de « léger comme une plume, facile à utiliser sans risquer de se voir démentir puisqu’il circule sans signification véritable »5. Ou encore débattre de savoir s’il est question de le prendre comme une métaphore ou non lorsqu’il est employé au sujet de l’architecture6.
Tout cela, toutefois, ne répondrait pas tout à fait aux questionnements légitimes que pourraient se poser étudiant·es, enseignant·es, praticien·nes, chercheur·ses et institutionnel·les de l’architecture quant à la concrétude de la chose. En clair : par où faudrait-il décoloniser quoi, et comment ? Ainsi la présente contribution propose-t-elle onze points, qui, chacun à leur manière, tentent de dire le plus concrètement possible ce que pourrait être une décolonisation effective de l’architecture.
Onze pistes décoloniales pour l’architecture
Dire que l’architecture doit travailler à sa décolonisation, c’est vouloir ouvrir des questions :
- … de programme : qu’accepte-t-on de projeter en tant qu’architecte ? Parce que, généralement, architectes et urbanistes sont placé·es dans des situations de subordination à des commandes qui jamais – ou presque7 – ne posent la question de la « colonialité », il peut être difficile d’y travailler dans les tardives phases de maîtrise d’œuvre, et c’est à remonter en amont dans le processus de transformation de l’environnement bâti qu’il faut travailler. Alors, comment favoriser l’émergence de communautés métissées, critiques et alertes, concernées et solidaires, capables de reformuler les commandes ? Comment susciter l’émergence de corps sociaux créolisés capables de co-concevoir autrement les programmes et de poser les problématiques, de discuter de leurs bien-fondés, des nuisances qu’elles génèrent ou des intérêts qu’elle servent, des invisibilisations qu’elles reconduisent ou des dominations qu’elles perpétuent ?8
- … de chantiers, de filières, d’assemblage et de constructions : qui construit concrètement, selon quelles reconductions de système de dominations raciales et sociales plus ou moins invisibilisées ? Qui met en œuvre des matières polluantes à coût réduit, avant tout parce que c’est ce que nos dessins et les réalités économiques de la construction contemporaine suggèrent de faire ? Quand prend-on le temps de vérifier réellement qu’une forme ou une autre « d’esclavage moderne »9 (qui se joue toujours sur les personnes racisées, qu’elles soient nigérianes, vietnamiennes ou roumaines) n’est pas à l’œuvre sur son chantier ? En clair : « qui construit votre architecture »10 ?
- … de « références» architecturales : quels modèles (personnes, édifices, théories, concepts) avons-nous en tête quand nous concevons l’architecture, et à quel point ces modèles sont-ils « occidentalo-centrés » ? Quels imaginaires du développement, du progrès, de la croissance, du « capitalisme-colonial »11 sont convoqués par le projet – fut-ce inconsciemment ? Comment les singularités des situations tropicales sont-elles prises en compte ou éludées par les histoires et théories de l’architecture issues des Nord ? Étant donnée la place centrale des références dans la méthodologie du projet architectural moderne, changer de référentiel est bien plus qu’une question symbolique – c’est tout le projet, ses processus, finalités et ses modes d’évaluation qui en sont bouleversées.
- … de « systèmes de valeurs», au sens des finalités politiques et morales visées par le projet. Quel « universalisme » nauséabond12 pourrait se cacher dans nos critères architecturaux, dans la pensée de l’espace que nous dessinons ou décrivons ? Ou, au contraire : pouvons-nous nous montrer capables d’une réelle prise en compte de la multiculturalité, des façons multiples d’habiter l’espace ensemble (de la cuisine à l’espace publique) sans chercher à les résoudre, à les conformer, à les « intégrer » ? Dire la nécessité de transformer nos systèmes de valeurs architecturaux, en d’autres termes, c’est dire l’importance de changer radicalement ce au service de quoi nous plaçons nos connaissances et compétences d’architecture. Ce qui, concrètement, devrait par exemple conduire à en finir une fois pour toute avec les concours d’architecture qui ne tiennent pas du tout compte de post-occupancy evaluation dans leurs jugements.
- … de représentation du projet, c’est-à-dire concrètement : quels types de dessins montrent quoi ? Ou, plus clairement encore : pourquoi les perspectives du projet sont-elles habitées uniquement par des trentenaires valides, blancs et bourgeois·es, quand il fait beau et qu’on a que ça à faire de se promener pour apprécier la beauté des lieux ? Le plan filaire est-il le meilleur outil pour travailler avec des communautés habitantes la possible appropriation multiculturelle des espaces ? Nos cartes des lieux permettent-elles de révéler ou d’invisibiliser les faits coloniaux passés et présents13 ? Double chantier délicat qu’est celui de lutter à la fois contre l’omniprésence de l’image (numérique, photographique…) en architecture et contre la tyrannie de la composition ordonnée (de plan, de façade…) pour aller vers d’autres types de méthodes de travail capables d’engager d’autres types « d’agentivités spatiales »14 élargies, plus inclusives et plus critiques à la fois.
- … de posture de concepteur·ice : peut-on revendiquer sa position non-blanche, non-masculine, non-binaire ou non-valide – par exemple – pour revendiquer des possibilités de faire du projet « autrement », depuis d’autres expériences de vie, depuis d’autres corps, depuis d’autres communautés que celles de l’homme blanc moderne ? Se demander à nouveaux frais quels architectes nous pensons imiter en tant que confrères et consœurs, c’est nécessairement remettre en question la figure stéréotypée de l’architecte (blanc·he, masculin·e, hétéro…) et refuser que ce stéréotype puisse encore être la « norme », le « normal », le centre évident autour duquel graviterait des marges non-nécessaires ? Choisir consciemment de réancrer nos cosmologies architecturales sur d’autres mondes, ce n’est pas juste pour des questions de représentativité ou pour transformer nos esprits et nos discours ; ce n’est pas juste rendre un hommage bien légitime au travail remarquables d’autres personnes – qu’elles s’appellent Carin Smuts, Yasmeen Lari, Anna Heringer, Max Jr. Bond, Sandi Hilal, Irene Cheng, Naomi Stead, Wandile Mthiyane ou Hélène Frichot. C’est aussi se rappeler que la réalité de l’architecte et de l’architecture n’est pas moins incarnée par ces figures, leurs parcours et leurs œuvres indéniablement émancipatrices : c’est-à-dire que « l’architect(ur)e », de fait, c’est ça aussi.
- … de partage de la conception : avec les non-architectes, avec les non-humain·es, avec les habitant·es, avec les usager·ères… Pour autant qu’il semble qu’il ne pourra y avoir de décolonisation réelle et complète de l’architecture tant que l’architecte restera seul·e avec son « inspiration » géniale qui « fait œuvre », élevée in vitro dans le mystère d’agences verrouillées à double tour et bien protégées du réel qui les entourent15. Des initiatives multiples sont engagées depuis près d’un siècle pour concevoir avec, voire pour concevoir en tant que cohabitant·e (d’un quartier, d’un territoire…) : elles restent à poursuivre pour donner plus d’autonomie aux possibles contre-pouvoirs et volontés d’autochtonies sabotées, dans les quartiers populaires notamment16. C’est en quelque sorte d’un renoncement à la maîtrise, au pouvoir, à la domination, dont il est question ici, d’une « déprise d’œuvre » – pour le dire au moyen de l’excellent concept conçu par Edith Hallauer17.
- … de reconstruction de l’Histoire (coloniale, patriarcale, extractiviste…) en jeu dans le projet d’architecture, et dans les rapports que nos projets entretiennent avec ce qui est déjà-là. Par exemple, le projet peut-il mettre en lumière des éléments historiques utiles aux dynamiques contemporaines de mémoire ou de réparation post-coloniales ? Peut-il aider à de premières prises de conscience collective des passés et présents coloniaux de nos propres territoires, ou au contraire travaille-t-il à effacer ces traces18 ?
- … d’imaginaire culturel et intellectuel « pluriels ». Nourrir nos discours sur nos projets et accompagner nos images et plans de citations de Le Corbusier ou de citations d’Aimé Césaire, d’Édouard Glissant, de FranzFanon, de Françoise Vergès, de Fatima Ouassak, d’Houria Bouteldja, de Malcom Ferdinand : est-ce tout à fait équivalent, est-ce neutre, est-ce anodin ? S’agit-il forcément de « décolo-washing », ou est-ce aussi une étape souhaitable pour participer à la diffusion de ces pensées, à l’articulation de nos actes avec leurs lignes ?
- … au sujet de ce qui fait « architecture » : ce qu’est une « bonne » architecture, mais aussi, tout court, ce qu’on met derrière ce terme. Est-ce qu’un pavillon industriel, standardisé, peut être considéré comme de l’architecture ? Est-ce qu’une centrale nucléaire ou une cabane peuvent l’être ? Est-ce qu’une « situation » peut être architecturale19 ? Est-ce qu’un mur d’enceinte peut l’être ? Ces questions importent, pour autant qu’il semble difficile de croire à une quelconque décolonisation réelle et complète de la discipline architecturale tant que seuls les édifices conçus par des « architectes » (inscrit·es à l’Ordre, il va de soi) seront considérés comme de « l’Architecture ».
- … sur les institutions possibles ou impossibles dans une optique décoloniale. Un CAUE, une école d’architecture, une maison de l’architecture, peuvent-elles se prétendre pleinement décoloniales, à quel risque et selon quels critères ? Dans un pays dont le « racisme d’État » n’est plus à prouver20 et où les preuves de politiques coloniales impérialistes s’empilent chaque semaine depuis des siècles, quel sens y aurait-il à se croire réellement « décolonial » en tant qu’institution publique ? Au-delà de la seule question de la représentativité des enseignant·es dans les écoles d’architecture – question qui a certes son importance mais qui ne saurait suffire seule –, c’est l’ensemble des dix premiers points qui semblent devoir être mis en jeu par une pédagogie de l’architecture se voulant réellement « antiraciste »21 et décoloniale. A minima.
Des pistes
On l’aura constaté : ces points n’ont pas d’ordre ni de hiérarchie, tous sont nécessaires et non suffisants, et d’autres pourraient sans doute être ajoutés. Ils viennent en complétement des cinq points, très justes, déjà formulés par Mohamed Elshahed en janvier 202322, et de tous les autres appels à la décolonisation de l’architecture déjà formulés ces dernières années à l’international. Tous sont à prendre comme des tentatives de concrétisation de la pensée décoloniale en architecture, à destination de toutes celles et ceux qui, refusant le fatalisme, voudraient s’atteler à la métamorphose de la discipline dans cette optique. Ce ne sera pas simple. Peut-être même est-ce impossible. Mais ne pas essayer, vraiment, serait encore pire.
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Notes
1. Voir notamment sur le sujet, Mathias Rollot, L’obsolescence. Ouvrir l’impossible, Métispresses, 2016 ; « Constat amer : l’architecture est archaïque », dans Les Territoires du vivant, Wildproject, 2023, pp.55-64 ; « Face à son obsolescence, trois scénarios pour l’architecture », D’A, n°322, décembre 2024, pp.72-77.
2. Mathias Rollot, Décoloniser l’architecture, Le Passager Clandestin, 2024.
3. Philippe Colin, Lissel Quiroz, Pensées décoloniales. Une introduction aux théories critiques d’Amérique latine, La Découverte, 2023, p.38.
4. L’exposition RECLAIM ARCHITECTURE. Ce que les pensées décoloniales et féministes font à l’architecture à venir à l’ENSA de Grenoble en mars 2025 présente notamment deux vastes bibliothèques anglophones et francophones sur le sujet. Voir en ligne le site internet lié à l’exposition.
5. Stéphane Dufoix, Décolonial, Anamosa, 2023
6. Si, dans son article à ce sujet, l’enseignante-chercheuse en architecture turque Pelin Tan affirme que oui (« Décoloniser l’enseignement de l’architecture », Perdre le Pouvoir, Plan Libre, n°206, 2024), c’est en désaccord implicite avec les auteurs de l’ouvrage La Décolonisation n’est pas une métaphore (Eve Tuck et K. Wayne Yang, Rot·bo·krik, 2022) – une seconde position que je rejoins plus volontiers.
7. Ainsi de la récente initiative institutionnelle belge « Décolonisation de l’espace public en Région de Bruxelles-Capitale : cadre de réflexion et recommandations », suffisamment rare en Europe pour être relevée.
8. Merci à Sonia Te Hok, pour ses suggestions sur ce point précis, ainsi que pour son enthousiasme et les échanges plus généraux sur le sujet.
9. Eleanor Jolliffe, « Les architectes doivent prendre position contre l’esclavage moderne », L’Architecture d’Aujourd’hui, n°463, décembre 2024.
10. Référence à l’initiative anglophone Who Builds Your Architecture? (WBYA?).
11. Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, Seuil, 2024.
12. Lire pour s’en convaincre l’excellent Universalisme de Mame-Fatou Niang et Julien Suaudeau, Anamosa, 2022.
13. Cosimo Lisi, Paris Capitale Coloniale. Violence cartographique de l’espace abstrait, Eterotopia, 2024.
15. Pour un démontage en règle de cet univers hors-sol : Jeremy Till, Architecture Depends, MIT Press, 2009.
16. En architecture, on pensera sur le sujet à la figure de Max Jr. Bond et du Community Design. Pour ce qui est du contexte français, on ne peut que recommander les excellents ouvrages de Fatima Ouassak, dont Pour une écologie pirate (Seuil, 2023).
17. Edith Hallauer, Du vernaculaire à la déprise d’œuvre : Urbanisme, architecture, design, Université Paris-Est, 2017.
18. Sur Paris, voir notamment les récents ouvrages Françoise Vergès, Seumboy Vrainom, De la violence coloniale dans l’espace public. Visite du triangle de la porte dorée à Paris (Shed, 2021) et Marcel Dorigny et Alain Ruscio, Paris colonial et anticolonial. Promenades dans la capitale, une histoire de l’esclavage et de la colonisation, éditions Hémisphères, 2024.
19. Excellente question posée par Étienne Delprat dans son ouvrage Architecture(s) oppositionnelle(s), éditions du commun, 2023.
20. Olivier Le Cour Grandmaison, Racismes d’État, États racistes. Une brève histoire, Amsterdam, 2024.
21. WAI Think Tank, A Manual of Anti-racist Architecture Education, 2020. Disponible en libre accès sur leur site.
22.The Architect’s Newspaper, « Five points toward decolonizing architecture »
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