MO.CO., de l’hôtel particulier à la rue
À Montpellier, le MO.CO., pour Montpellier Contemporain, est une nouvelle institution artistique rassemblant depuis juin 2019 l’École supérieure des beaux‑arts de Montpellier, le centre d’art contemporain La Panacée et l’Hôtel des collections, un nouvel espace de 1 300 m2 dédié aux expositions et à la promotion de la création contemporaine, redessiné par l’agence PCA – STREAM | Philippe Chiambaretta Architecte. Pour AA, Christophe Le Gac retrace les premiers pas de cette nouvelle entité artistique, dirigée par Nicolas Bourriaud, à travers deux expositions inaugurales.
Le MO.CO., un patronyme à la « Pépé le Moko » (film de 1937 de Duvivier avec Gabin, dont l’action se déroule dans la casbah d’Alger), ou plutôt à la Audiard (rires), cela tombe bien, il y a une centaine d’œuvres éparpillées façon puzzle (entendre « pussleu », à la Bernard Blier dans Les tontons flingueurs, 1963) dans les rues de Montpellier(1). Ville devenue la Los Angeles du sud de la France, dixit son grand ordonnateur, le critique et curateur bien connu Nicolas Bourriaud. L’auteur des classiques(2) de l’art contemporain international, est venu se réfugier dans la préfecture de l’Hérault, en 2015, après son éviction controversée de la direction de l’École Nationale des Beaux-Arts de Paris.
Bien aidé par le maire Philippe Saurel, Nicolas Bourriaud a eu la bonne idée d’inscrire Montpellier comme le nouveau spot de l’art contemporain en Méditerranée. Le co-fondateur du Palais de Tokyo a l’intention de transformer la ville en scène alternative vis-à-vis de Paris comme celle de Los Angeles l’est devenue par rapport à celle de New York. Au-delà de la transformation de l’hôtel Montcalm en MO.CO. Hôtel des collections (publiques et privées), et du centre d’art La Panacée, l’intelligence du projet réside dans la confiance donnée à l’avenir en intégrant l’École Supérieure des Beaux-Arts dans le dispositif. À la manière du Fresnoy, MO.CO. ESBA se transforme en véritable passerelle avec les mondes professionnels. Lieu d’expérimentation par excellence, cette école semble profiter à plein régime du réseau de Bourriaud. Cette chance n’est pas négligeable pour ce genre de structure trop souvent méprisée, voir totalement abandonnée par les tutelles, en premier lieu par le ministère de la Culture, et certaines collectivités territoriales. À part évaluer les écoles et donner des injonctions diverses et variées, le ministère ne fait absolument rien pour améliorer le statut des enseignant.e.s et l’aide à l’insertion des jeunes diplômé.e.s (l’auteur de ces lignes souligne qu’il est lui-même enseignant dans une école d’art française). Il est clair que la décentralisation reste un argument douteux, trop souvent utilisé par les uns et les autres pour se renvoyer la balle quant aux actions à mener.
Évidemment, une personnalité « parisienne » et internationale comme Nicolas Bourriaud a dû faire grincer des dents au niveau local. À juste titre d’ailleurs, car il existe obligatoirement des gens très compétents sur place mais sans la notoriété et le CV du curateur de la prochaine biennale internationale d’Istanbul. Justement, dans le cadre du nouveau dispositif de post-diplôme – Saison 6 -, des ancien.ne.s diplômé.e.s de l’école ont intégré les réseaux professionnels. Ainsi la promotion 2018/19 participe aux biennales de Kochi-Muziris (Inde), Venise (Italie) et Istanbul (Turquie). D’autres dispositifs sont mis en œuvre pour rendre plus opérationnel le passage entre le cocon de l’école et la vie active des nouvelles générations. En ce qui concerne une éventuelle scène artistique montpelliéraine d’avant-garde, il va falloir attendre au moins dix ans pour savoir si le projet de Nicolas Bourriaud est effectif ou juste un doux rêve. Dans tous les cas de figure, il aura fait le maximum. Et pour une fois, les élus auront suivi. Ne boudons pas notre plaisir à le noter, cela est si rare de nos jours…
Distance Intime (3), une collection privée aux reflets du monde
Le 29 juin a donc été inauguré l’Hôtel des collections. Le bâtiment date du début du XIXe siècle, en pierre de taille, dans un style néo-classique discret, entre jardin et cour. Il a été rénové par l’architecte parisien Philippe Chiambaretta. Avec un dosage entre restauration du patrimoine (accueil, librairie, bar, restaurant, bureaux du MO.CO. et quelques salles d’exposition) et création d’un bloc contemporain (espaces pour les expositions temporaires), ce nouvel équipement devient l’épicentre du MO.CO. Avec le beau et énigmatique titre Distance intime, le ton est donné quant au niveau souhaité par Bourriaud pour les collections exposées dans ce nouveau lieu réservé à cet effet. Sous le commissariat de Yuko Hasegawa, directrice artistique du Musée d’Art Contemporain (MOT) de Tokyo, une sélection d’œuvres de la collection de l’entrepreneur japonais Yasuharu Ishikawa permet de découvrir l’extension contemporaine du MO.CO. Hôtel des collections. Trente pièces occupent les espaces, et pas des moindres. Parmi celles-ci, nous retiendrons la première achetée par Ishikawa, la série de douze acryliques sur toile Date Paintings (1994) du célèbre artiste On Kawara. Le collectionneur d’Okayama se souvient de sa rencontre avec cette œuvre, dans une galerie, en 2011, et du temps record – trois minutes – pour l’acquérir. Elle donne le ton à l’esprit de l’exposition et de la collection. L’art conceptuel en constitue le départ. Au fil de la visite, les artistes historiques de ce mouvement (Lawrence Weiner, Marcel Broodthaers, Gerhard Richter et ses panneaux de verre) côtoient les Liam Gillick, Ryan Gander et autres Anri Sala, Felix Gonzales-Torres et Pierre Huyghe.
Du documentaire à l’autofiction, l’exposition montre une majorité d’œuvres où l’idée semble aussi importante que le résultat formel. Le recours à la narration comme moyen d’exploration de l’être, de son statut (humain, non-humain), est très présent. Les deux derniers chefs-d’œuvre de Pierre Huyghe – Zoodram (2011) et Untitled (Human Mask) (2014) -, et celui de Simon Fujiwara – Rehearsal for a Reunion (with the father of pottery) (2011) – illustrent le propos de la commissaire. La première œuvre du plasticien français confronte le vivant animal à la culture du vivant humain. Un bernard-l’hermite vit dans un aquarium en symbiose avec un masque en béton : La Muse endormie de Brancusi. La seconde montre un étrange personnage en train de déambuler dans une espèce de restaurant en ruine. Comme le titre l’indique, un masque blanc cache le visage du comédien à poils. L’acteur est un singe ; il fut serveur dans un restaurant et tourne en rond dans un établissement ayant subi les foudres de la catastrophe de Fukushima. Chez l’artiste-architecte berlinois Simon Fujiwara, son histoire personnelle, à savoir sa relation avec son père japonais, sert de cadre à la conception et à la réalisation d’une installation où la scénographie, la sculpture, la céramique, le cinéma, le décor, instaurent un jeu de relations entre un père et un fils, l’ensemble se positionnant entre fiction et documentaire.
Gerhard Richter, 5 stehende Scheiben, 2002. Verre, acier. Fondation Ishikawa, Okayama. Courtesy Wako Works of Art
Pierre Huyghe, Zoodram 4, 2011. Écosystème marin vivant, aquarium en verre, système de filtration, coquille en résine d’après La muse endormie de Constantin Brancusi (1910). Fondation Ishikawa, Okayama.
La rue (4) : un atelier pour artistes contemporain.e.s désireu.x.ses d’en découdre avec l’urbain
À l’opposé de l’ambiance très calme, très cérébrale, de l’exposition Distance intime, dans les locaux de La Panacée, un maelström de bruits, de lumière, d’objets, de couleurs, de matières, déborde de tous les côtés. Conçue par le critique d’art et commissaire d’expositions chinois Hou Hanru, l’exposition La Rue. Où le monde se crée, avait été montrée une première fois au MAXXI, à Rome, de décembre 2018 à avril 2019. Dans la version montpelliéraine, l’espace de La Panacée dicte l’organisation de l’exposition. Construite autour d’une galerie courant le long d’un patio, une série de salles aux volumes généreux sert de caisse de résonance aux vibrations, aux sons et aux lumières des nombreuses vidéos exposées. Le médium vidéo semble être particulièrement apprécié par les artistes pour aborder les nombreuses thématiques que soulèvent les espaces comme la rue, la ville, l’urbain. Dans les deux volumes du catalogue, plusieurs catégories sont proposées pour tenter d’y voir plus clair dans les approches critiques des artistes.
En voici la liste :
Cartographie : planifié / non planifié, construit / non construit ; Interventions : marcher, jouer et se perdre… ; Tous les jours : manger, travailler et échanger, maison / sans-abri… ; Politique de la rue : résistance, protestation, occuper, manifeste, féminisme et carnavalesque … ; Bon design : innovation, limitation et liberté ; Communautés : immigration, minorités, diversité, amour et vivre ensemble ; Institutions ouvertes : rue comme musée, musée comme rue.
Tout est dit et cela se passe de commentaires. L’intérêt du grand bazar organisé de cette exposition consacrée à l’essence même de la vie urbaine dans sa dimension de partage – la rue – est de montrer à quel point sa transformation en espace privé interpelle nos ami.e.s artistes.
À cet égard, nous retiendrons la vidéo de MAP Office, dans laquelle un jeune adolescent court à toute vitesse, comme poursuivi par un homme d’une trentaine d’années, ou l’inverse. Dans différents plans séquences tournés dans Hong Kong, chacun leur tour, les deux protagonistes apparaissent dans différentes typologies de la « mégacité ». Cette vidéo, Runscape (2010), de 24’18”, au format 16:9, montre des lieux abandonnés, populaires, commerciaux et corporate. À l’opposé des cartes postales, ce travail de lecture urbaine permet de comprendre les conséquences d’une certaine (non)planification urbaine. De multiples vidéos exploitent la transformation urbaine dans ses dimensions les plus néfastes. Dans New Town Ghost (4:3, 10’15”, 2005), la coréenne Lim Minouk filme un duo punk qui crie dans un mégaphone sur fond de batterie énervée. Perché à l’arrière d’une petite fourgonnette, le duo dérive dans un quartier vivant, à l’échelle humaine, qui a été supplanté par une ville nouvelle déserte car constituée en grande partie d’immenses centres commerciaux.
MAP Office, Runscape (2010), vidéo, 24’18”.
Cette exposition n’est pas sans rappeler Prince.sse.s des villes – Dacca, Lagos, Manille, Mexico et Téhéran, présentée jusqu’au 8 septembre au Palais de Tokyo, à Paris, qui offre de belles lectures de villes. Dans un genre pas si éloigné, la série TV des sœurs Wachowski Sense 8 (deux saisons diffusées entre juin 2015 et juin 2018) ouvre des perspectives insoupçonnées sur le devenir local et global, le « glocal » comme disait Paul Virilio. À l’image des huit personnages connectés mentalement comme une seule entité trans-homme-femme, les villes de Nairobi, Séoul, San Francisco, Reykjavik, Amsterdam, Bombay, Berlin, Mexico et Chigago forment une gigantesque et rhizomique méga mégalopole.
Ce contraste entre étalement urbain, hyperdensité et recherche d’intimité, de partage, résume le sentiment à la sortie de l’exposition La Rue. Que faire ? Il faut créer des œuvres pour comprendre, lutter et proposer des alternatives aux villes génériques.
Une dernière remarque s’impose à propos de toutes ces réjouissances montpelliéraines. Même si 100 œuvres ont jalonné la ville pendant trois semaines et permis à chaque passant.e de découvrir de l’art contemporain ; même si l’Hôtel des collections a ouvert son accès côté rue de la République par un magnifique jardin créé par Bertrand Lavier – ancien étudiant en horticulture à Versailles ; n’en demeure un constat, pas forcément négatif, au contraire : l’art contemporain se mérite. Pour la personne non initiée, l’effort de pousser la porte d’un endroit encore étrange pour une majorité sera toujours obligatoire. Il est nécessaire d’aller vers et non de subir l’art contemporain. Les œuvres d’art ne doivent pas être affichées dans les rues, les avenues, les ronds-points, etc. comme des publicités. Encore une fois, l’art n’est ni un divertissement, ni un panneau publicitaire (sauf si l’artiste en a décidé ainsi dans le cadre de son projet artistique). Or, l’événement des 100 œuvres dans la ville ne rendait absolument pas service aux artistes. Toutes ces formes artistiques se diluaient totalement dans les signes de la ville et, automatiquement, perdaient leurs dimensions plastiques. À part quelques exceptions, le chef-d’œuvre d’art contemporain se trouve dans un lieu très spécifique : un white cube (5), critiquable pour un tas de raisons, mais de loin le plus efficace. L’extension de l’ancien hôtel particulier Montcalm, devenu le MO.CO. Hôtel des collections est à cet égard exemplaire, aux espaces de rencontres (bar, librairie, etc.) la décoration de style Empire ; aux espaces d’exposition les volumes cubiques aux sols en béton gris et murs blancs. CQFD !
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Christophe Le Gac
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(1) 100 artistes dans la ville, 100 œuvres ont été installées, du 8 au 28 juillet 2019, dans les centres-villes historiques de Montpellier et de Sète.
(2) La quadrilogie – Esthétique relationnelle (Les presses du réel, 1998), Post-Production (Les presses du réel, 2004 -VF), Radicant : pour une esthétique de la globalisation (Denoël, 2009), L’exforme – art, idéologie, rejet (PUF, 2017) – est à lire comme une série pour comprendre l’art contemporain depuis la chute du mur de Berlin jusqu’à l’entrée dans l’ère de l’Anthropocène.
(3) Catalogue Distance intime, chefs-d’œuvre de la collection Ishikawa, collectif, éditions MO.CO et Silvana Editoriale, FRA, UK, 2019.
(4) Catalogue La Strada, dove si crea il mondo, collectif, éditions MAXXI et Quodlibet, ITA, UK, 2018.
(5) Brian O’Doherty, White Cube, L’espace de la galerie et son idéologie, éditions JRP et Maison Rouge, FRA, 2008 (1986, UK).
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Exposition Distance intime. Chefs-d’oeuvre de la collection Ishikawa
Jusqu’au 29 septembre
MO.CO. Hôtel des collections
13 rue de la République, Montpellier
MO.CO. Panacée
14 rue de l’École de Pharmacie, Montpellier
Plus d’informations sur le site du MO.CO.