Mondes virtuels : bâtir sans limites
Renaud Person est World Director dans l'entreprise française Ubisoft, pour qui il imagine et dessine pour les jeux vidéo depuis les studios d'Annecy. En lien avec le numéro 446 de L'Architecture d'Aujourd'hui, "Construire en milieu extrême", il revient sur la conception de l'univers de Riders Republic, un jeu vidéo de sports extrêmes sur décor de parcs nationaux nord-américains.
Dans nos métiers de bâtisseurs, nous connaissons tous les mêmes contraintes, ou presque.
Nous travaillons tous avec des professions nombreuses et spécialisées, qui œuvrent avec des matériaux très spécifiques, avec un budget prédéfini, dans une certaine fenêtre de temps selon un planning et des étapes organisées. À la façon d’une construction « classique », nous élaborons avec mon équipe un ensemble d’espaces dans lequel un grand nombre de fonctions doivent cohabiter. Nous définissons un programme, souvent très varié, où chacun des usages est identifié, intégré et localisé dans la structure globale de la construction, tout en étant en liaison avec ses voisins selon de multiples règles de circulation.
Il y a de nombreuses similitudes entre notre métier et celui de bâtisseurs, et c’est ce qui est troublant : comme en paysagisme nous travaillons la nature, comme les urbanistes nous bâtissons des villes, comme les architectes nous édifions des bâtiments et comme les designers nous dessinons des objets.
Cependant nos projets possèdent des contraintes peu communes : ils s’inscrivent souvent dans une échelle multi-kilométrique et sont destinés à des millions de personnes. Quelles que soient les préoccupations des visiteurs, chacun doit pouvoir consommer ces environnements à son rythme, selon ses envies. Seul mais aussi (et surtout) avec ses amis mais aussi guidé, voire tenu par la main. Ces travaux n’ont pas pour fonction l’habitation, le travail, ou le transport. Ces lieux que nous imaginons ont pour raison d’être le divertissement.
Nos réalisations diffèrent de celles auxquelles nous sommes habitués car elles possèdent des caractéristiques étonnantes : vous n’avez pas à vous y rendre, elles viennent à vous. Vous pouvez même les emmener avec vous. Nous réalisons des mondes virtuels, des mondes pour les jeux vidéo. Ce qui y est créé n’existe pas dans la réalité et n’existe que virtuellement, ce qui change la donne. Cela nous permet d’abolir toute contrainte physique selon nos besoins : temps et gravité ne sont simulés que s’ils ont une utilité et on peut même les modifier à volonté. Toutefois, le résultat reste assujetti aux contraintes matérielles et doit être lisible et compréhensible. Comme je me plais à le dire, nous donnons un sens aux choses que nous fabriquons.
Je vais vous révéler un peu de la magie dont mon équipe et moi avons fait usage pour bâtir notre dernier monde. C’est un monde immense, qu’on partage avec ses amis et dédié aux sports extrêmes : celui de Riders Republic.
Le monde de Riders Republic est le fruit de la coopération d’une une équipe motivée, talentueuse et très qualifiée, qui a collaboré sur plusieurs années. Il a été pensé et réalisé afin de pouvoir s’y amuser en pratiquant le ski ou le snowboard, le vélo d’acrobatie, de vitesse ou de descente, le parapente, la wingsuit, la rocket-wingsuit, la motoneige, voire la promenade à pied. Il est très important de prendre en compte la façon dont les joueurs vont appréhender et utiliser ce monde.
Alors, comment s’y prend-on pour réaliser ce type d’environnement ?
Les exigences du chantier sont nombreuses, car aux métriques titanesques et aux normes techniques drastiques s’ajoutent les contraintes d’une navigation très particulière et variée. Et le tout doit offrir aux usagers la liberté complète de profiter de ces endroits à leur façon. Cela nécessite à la fois une vision à court et à long terme, une créativité quotidienne et une rigueur systématique. Le fait qu’il s’agisse d’une construction informatique n’amoindrit pas les efforts qu’il faut mener, à l’instar de toute construction d’envergure. Ce labeur est certes d’une autre nature que celui que l’on retrouve classiquement dans la construction réelle, mais il nécessite les mêmes qualités : vision, créativité et rigueur.
Cette vision est donnée par le Directeur Créatif, qui avait pour objectif de : « fabriquer le premier monde de jeu vidéo où des sportifs virtuels de l’extrême pourront donner libre cours à leur imagination dans des lieux réels et mythiques qui les inspireront dans leurs performances ». Il était donc nécessaire de trouver l’écrin qui aurait l’envergure nécessaire pour répondre à ce souhait.
Nous nous sommes très vite tournés vers les parcs nationaux américains. Ils sont en effet une puissante évocation de la force et de la richesse de la nature qui s’exprime dans des mensurations dantesques et des silhouettes uniques. Parmi les soixante-trois contrées de légende, nous en avons sélectionné sept. Nos critères incluaient bien entendu leur beauté intrinsèque et leur notoriété, mais aussi, et surtout, leur morphologie unique, ainsi que leur déclivité et leur variété de surface. Car ne nous trompons pas d’objectif ! Il s’agit avant tout de fabriquer des lieux pour s’amuser. Même si les parcs de Riders Republic ressemblent à s’y méprendre à ceux qui existent dans la réalité, ils ne sont reproduits que pour mieux servir les différents sports extrêmes que nous mettons à la disposition de nos joueurs. Dans notre monde, rien n’a de raison d’être s’il ne nous aide pas à nous amuser. C’est la raison pour laquelle nous transgressons parfois la réalité : afin de la rendre plus amusante à parcourir.
Après de nombreuses recherches, nous avons sélectionné la chaîne de montagne Grand Teton dans le Wyoming, la légendaire vallée de Yosemite, la fameuse forêt du parc national de Sequoia et la montagne de Mammoth en Californie, l’incroyable forêt de hoodoos de Bryce Canyon, la vertigineuse topologie de Zion, et enfin le dédale désertique de Canyonlands dans l’Utah.
Pour nous donner les moyens de générer ces paysages, le Directeur Artistique et moi sommes partis plusieurs semaines sur place, afin d’y collecter le plus d’informations nécessaires à leur retranscription virtuelle. Nous y avons rencontré des géologues, des spécialistes de la faune et de la flore, mais aussi des sportifs amateurs comme des athlètes de très haut niveau. L’ensemble de ces acteurs nous ont expliqué en détail les spécificités de ces lieux, dont ils sont tous en quelque sorte les gardiens. Pour chacun de ces parcs nous avons rédigé une « bible » de référence, contenant absolument toutes les informations qui pourraient nous être utiles dans la conception et la réalisation de ces espaces.
Assembler ces régions n’a pas été sans peine car il a fallu – dans un volume certes vaste mais fini – assembler ces colosses minéraux afin que leurs frontières et leurs altitudes coïncident. La première étape a été de reproduire la géologie. Ensuite, à une échelle inférieure, nous avons ajouté du relief aux volumes obtenus. Cette hétérogénéité locale est primordiale car nos joueurs passent beaucoup de temps à explorer nos mondes. Il est donc essentiel pour nous de leur fournir de quoi déjà s’amuser : en travaillant la fréquence et l’amplitude des accidents de terrains, nous sommes parvenus à simuler les bosses de neige qui recouvrent les rochers en haute altitude, les brisures géantes du granit dues à la thermoclastie, ou encore les étages de roches sédimentaires qui se superposent par centaines. Dès lors de nombreux tests nous ont permis d’affiner les formules et d’ajouter aux volumes initiaux une surface cohérente mais hétérogène, propice à la découverte de territoires
Ensuite est venu le moment du peuplement. Nous avons dû non seulement fabriquer de toutes pièces les espèces végétales, mais aussi tous les types de rochers. Nous les avons ensuite disséminés à la surface du monde par centaines de milliers. Pour ce faire nous avons élaboré des règles qui – ici encore – simulent des mécanismes naturels (pente maximale par espèce, humidité et exposition des sols, altitude de prédilection, mécanismes de clairières, …) permettant aux joueurs une navigation optimale. Ainsi, en fonction de chaque région, la densité des forêts a été le sujet de nombreuses itérations pour parvenir à garder cette impression de couverture végétale tout en laissant assez d’espace pour se déplacer sans encombre. Une fois toute la partie naturelle installée, de nombreux « playtests » sont alors organisés pour la valider. C’est un temps crucial car passée cette étape il n’est plus possible de revenir en arrière.
Il est ensuite temps de fabriquer les différents lieux de compétition que nous allons offrir à nos joueurs. Chacun de ces moyens de transport ayant sa spécificité, sa propre vitesse, sa surface de prédilection, ils ont donc des besoins différents en ce qui concerne l’espace dans lequel ils peuvent être utilisés. Durant cette étape, on va méticuleusement identifier toutes les zones propices à l’expression de tel ou tel sport, en fonction de la nature du terrain (neigeux, herbeux, minéral) et de l’état de sa surface (plat ou en pente, lisse ou rugueux) pour enfin y dessiner les pistes nécessaires à ces affrontements amicaux. La nature de ces chemins est multiple et va de la piste sableuse à la route asphaltée, en passant par des modules de half-pipes, ou de la piste damée. Certaines parties sont aussi laissées dans leur état naturel d’origine afin de varier les sensations et la difficulté. Pour terminer, nous allons rajouter des lieux dédiés à des modes de jeu. Ils sont fabriqués non seulement en fonction des sports qui s’y jouent mais aussi et surtout en fonction des règles de jeu qui s’y pratiquent.
La genèse d’un monde pour un jeu vidéo est un travail intense, divers et complexe. Mais le jeu en vaut la chandelle : partager sa création avec le plus grand nombre pour s’exprimer, modeler la surface du terrain pour y performer des actions exceptionnelles dans un cadre qui vous transporte et vous enrichit… quel plus beau métier ? C’est une chance, un métier rare, étonnant et passionnant de fabriquer des espaces de jeux. Il n’y a pour moi rien de plus motivant et gratifiant que de concevoir des lieux pour les autres, et de surplus, pour qu’ils s’y amusent !
De plus, l’accessibilité de ce monde permet à des millions de personnes de découvrir des lieux qu’ils n’auraient peut-être pas la chance de pouvoir admirer dans la réalité. Les mondes virtuels ne sont pas que des mondes dans lesquels on se court après avec un fusil, ou dans lesquels on va se battre contre des extraterrestres. Ils peuvent tout aussi bien être des lieux riches de sens et de savoir et qui permettent à chacun de s’épanouir.
À l’heure du « métaverse », au moment où plus de trois milliards d’humains jouent aux jeux vidéos, le métier de designer d’espace virtuel est appelé à grandir et à évoluer. Il est pour moi la version contemporaine de l’ancestral métier d’architecte. Toutefois, il sert des desseins et use de moyens que seul notre siècle possède, et cela nous permet de rêver à quels lieux extraordinaires nous pourrons rendre visite dans les décennies à venir.