Architecture

Nommer les rues : une langue pour le Carré Sénart

Designer consultant, scénographe, spécialiste de l'identité visuelle, Pierre-Yves Chays a participé à la création des noms attribués aux rues du Carré Sénart en mettant au point « une boîte à outils linguistique capable de s’enrichir au fur et à mesure de la construction du Carré ». Carte blanche issue du Hors-Série Le Carré Sénart. Récit d'un paysage, disponible sur notre boutique en ligne.

« Nous étions dans la situation d’explorateurs arrivant en territoire vierge lorsque François Tirot, architecte et urbaniste en charge du projet, nous sollicita pour la création des noms de rues ou toponymes du Carré Sénart. Le plan que nous découvrions sur lequel s’articulaient tous les axes de liaison et de communication sans aucun nom était un vrai défi. La demande peu commune d’une véritable stratégie de création de noms de rues contribuant à l’expression de l’identité de la communauté, était dans ce sens une démarche aussi originale que l’était le projet urbain. Pourquoi se priver des richesses de la langue surtout lorsqu’il s’agit de la rendre visible dans un projet urbain ? Et pourquoi pas aller plus loin que les ressources traditionnelles utilisées pour la dénomination des voies de circulation, qu’elles soient politiques, sociolinguistiques, historiques, topographiques, symboliques ?

La langue manifeste le rôle de communication, d’interaction, d’échanges que représente un tel territoire, nouveau centre pour un grand nombre de communes. Les noms de rues sont  d’abord des éléments de langage. En dehors de ce qu’ils désignent, ils invitent à « jouer » avec la langue pour mettre en évidence toutes les manières de vivre un lieu urbain. D’où la mise au  point d’une boite à outils linguistique capable de se déployer dans l’espace et de s’enrichir au fur et à mesure de la construction du Carré. Tout d’abord, le territoire a été découpé en trois carrés sémantiques imbriqués, servant chacun de fil rouge à la création des noms de rues et abordant trois thèmes liés à l’espace qui ont émergé au fil des échanges : les valeurs, les  sensations, les communications.

Nous avons ensuite créé un corpus le plus ouvert possible de termes et de leurs synonymes. Ainsi a été référencé tout ce qui désigne les voies de circulation (rues, chemins, allées, avenues…) et les composants particuliers de l’espace comme les fontaines, places, etc. de manière à fournir une base de « prénoms » aux noms des voies. Les valeurs revendiquées par le Carré Sénart (citoyenneté, convivialité, proximité, solidarité, etc.) ont fait l’objet d’un lexique validé. Tout ce qui qualifie le vécu de l’usager a été répertorié : la promenade, la flânerie, la fête, le vivre ensemble, etc. Les qualificatifs des lieux naturels comme les canaux qui tiennent une grande place sur le territoire, ont été inventoriés. Ce vaste champ lexical a servi à la mise au point d’une banque de noms, classée selon les trois niveaux des carrés sémantiques, en utilisant les modes de production linguistique comme la modalisation, l’embrayage, les locutions, les assemblages, etc. Les espaces urbains ouverts sont des lieux de communication au sens strict pour aller d’un point à un autre. Mais ils sont, au sens figuré, des espaces d’échanges entre les habitants, les usagers, les organisations. C’est ce double aspect que nous avons voulu mettre en évidence dans ces recherches. Une langue vivante dans un projet urbain qui se construit. Sans jamais oublier, selon les termes du philosophe Michel de Certeau, que « l’histoire commence au ras du sol, avec des pas. »

« Vous êtes ici. » Vous n’êtes donc pas là. Combien de fois ne nous sommes pas retrouvés face à un plan ou une carte en plein doute ? Interrogatifs. Inquiets. Impatients de comprendre. Quand nous repérons la mention « Vous êtes ici », c’est un premier soulagement ; mais ce n’est pas fini. La lecture du plan ou de la carte a une condition : comprendre l’orientation, l’échelle et la légende. Où est le nord ? À quelle distance environ se situe un point d’un autre ? Qu’est-ce ce que veut dire ce signe ? Ceci établi, la question suivante est de se projeter. Être ici et aller là-bas.

Alors se passe quelque chose d’étrange et difficile : il faut faire une conversion des données visibles sur le plan ou la carte dans la réalité physique qui nous entoure. C’est pour beaucoup un moment imprécis et instable ; c’est parfois une désorientation. Puis, souvent dans l’instant, la décision est prise : c’est par là ! À ce moment, commence un certain temps d’errance qui permet à notre mémoire de créer de nouveaux liens et assemblages entre des repères que l’on croise ou pas. Nous avançons, tournons ou faisons demi-tour. Aujourd’hui, tout cela est en train de disparaître : c’est le GPS. Nous suivons un son, un point et une ligne bleue. L’orientation est d’abord liée aux déplacements, mais c’est aussi la base du bioclimatisme. Ceci est souvent oublié par beaucoup : les quatre points cardinaux et des vents dominants. Pour imaginer un projet qui tire le meilleur parti du bioclimatique, il y a trois questions à se poser. La première : quels sont les éléments physiques du site et les éléments proches qui constituent l’environnement immédiat ? La deuxième : en fonction des éléments de contexte, quels sont les effets du soleil, positifs ou négatifs (apports ou protections), que l’on recherche ? La troisième : faut-il se protéger du vent dominant ? Les réponses à ces questions simples permettront d’optimiser l’implantation, la position et la forme d’un projet, grand ou petit, et d’avoir de bons principes d’organisation des usages. Ces considérations sont à adapter suivant les contraintes physiques et climatiques du site ; elles sont aussi et surtout à adapter suivant les contraintes socio-économiques d’un projet. Bien orienter les choses doit être le souci permanent.

Donner une orientation, c’est donner une réponse particulière à l’organisation des espaces dans le contexte labyrinthique de l’urbanisation en expansion. Ces évolutions et mutations désorientent : pas de lignes, pas de repères. La standardisation de la production des espaces a produit de l’uniformité. Du commun partout. Bien orienter les choses, c’est se préoccuper de la question des points de vue. C’est établir la vue. C’est recenser aisément ce que l’on peut voir du lieu où l’on est. C’est donner une échappée. C’est ouvrir. C’est enfin mettre en scène des repères pour favoriser la reconnaissance.

Bien orienter, c’est prendre du recul.

L’orientation de la trame du Carré est inscrite dans les traces de l’histoire agricole que les archéologues ont mises en évidence : elle est de 23° nord-ouest/sud-est. C’est une orientation générale favorable tant pour le soleil que pour le vent : la forêt de Rougeau, au sud, met le Carré sous les vents dominants sud-ouest. Cette orientation générale
favorable de la trame du Carré n’est cependant pas suffisante pour assurer une bonne implantation des bâtiments dans les sous-trames. Souvent, il est difficile de faire comprendre à des maîtres d’ouvrage et, malheureusement parfois, à des architectes que la façade sud d’un bâtiment ne peut être totalement comme la façade nord, que les impacts solaires varient, qu’il s’agit d’un traitement de façade différent. Les façades doivent être le reflet de l’environnement et du climat : une façade exposée nord n’est pas forcément moins vitrée qu’une façade sud, mais elle est dotée d’une isolation thermique plus élevée. Elles ont des caractéristiques différentes. Les ombres portées sont importantes : ombres sur un plan horizontal ou ombres sur un plan vertical ; ombres encore différentes données par les feuillages des arbres proches ; été/hiver. »

D'autres réflexions sur la ville dans notre numéro 448 : « Quelle ville demain ? » disponible sur notre boutique en ligne.

React to this article