L’architecture est un acte de résistance et de négociation
Fondée en 2001 par Linna Choi et Tarik Oualalou, établie à Paris, conduisant des projets au Maroc, l'agence Oualalou+Choi évolue en dehors des cases de l’échiquier habituel et propose une vision décloisonnée de l’architecture. L'entretien qui suit, mené par Andrew Ayers et publié dans le hors-série n°46 de L'Architecture d'Aujourd'hui, invite à la rencontre de ces penseurs de la chose architecturale et urbaine
L’Architecture d’Aujourd’hui : Vous avez choisi de présenter votre travail à partir de cinq notions : familiarité, acclimatation, disparition, nomadisme et transgression. Qu’entendez-vous par ces termes?
Tarik Oualalou : Parmi les cinq, celui qui occupe peut-être le plus nos esprits à l’heure actuelle est celui de nomadisme, à la fois en écho au terrible tremblement de terre qui a eu lieu en septembre dernier au Maroc, mais aussi à la conception du village des assemblées annuelles du Groupe de la Banque mondiale (GBM) et du Fonds monétaire international (FMI), inaugurée à Marrakech en octobre.
Linna Choi : Notre client était le gouvernement marocain, qui accueillait l’événement. Leur idée initiale était de louer un hôtel sur un terrain de golf en dehors de Marrakech et d’y ajouter quelques structures supplémentaires. Nous avons proposé de construire, pour le même budget, un village temporaire proche du centre historique, le long des remparts de la vieille ville.
TO: Il existe très peu de sites de cette ampleur en plein centre-ville. Il s’agit du même site de quarante hectares où nous avions construit le village de la COP22 en 2016 ; le lieu est donc déjà ancré dans les esprits comme étant un lieu adapté à ce type d’événements.
LC : Lors de la COP22, nous avions commencé à imaginer ce à quoi pourrait ressembler une opération d’urbanisme temporaire. Les générations à venir seront confrontées à d’immenses mouvements de population, au stress climatique, à la guerre, etc. Jusqu’à présent, le problème n’a pas été vraiment traité. Pour les assemblées de 2023, encore plus que pour la COP, nous avons défendu l’idée de réemploi. Pour la COP, il s’agissait essentiellement de recyclage de matériaux. Cette fois-ci, ce sont les bâtiments mêmes qui peuvent bouger et muter, c’est-à-dire être transférés sur un autre site et réassemblés différemment.
AA : N’est-ce pas ce à quoi rêvent toutes les générations d’architectes ? Nous avons tous en tête ces maisons américaines en bois voyageant à l’arrière de camions ou ces petites maisons à colombages du XVe siècle déplacées d’une soixantaine de mètres pour laisser passer l’élargissement d’une route…
TO : Oui. Mais ce qui est nouveau ici c’est que nous incluons l’idée de communauté : il ne s’agit pas seulement de déplacer des maisons, ce qui a déjà été fait, mais de communautés entières qui se déplacent (volontairement). Cela touche non seulement au logement mais aussi à l’infrastructure, ainsi qu’aux moyens de subvenir à ses besoins alimentaires, de faire en sorte que le site soit adapté à l’agriculture. Nous explorons le nomadisme comme alternative réellement envisageable.
AA: Le nomadisme fait écho à votre intérêt de longue date pour les déserts…
LC : Absolument! Tout est lié. En raison du récent tremblement de terre au Maroc, des centaines d’écoles doivent être reconstruites et cela doit être fait dans l’année. Nous travaillons donc avec les autorités marocaines afin de fabriquer des prototypes avant la fin de l’année. De plus, les structures réutilisables que nous avons conçues pour le village des assemblées de la BM et du FMI à Marrakech peuvent être déployées immédiatement.
AA: Comment rendre nomades des infrastructures ?
TO : Tout d’abord, pour qu’une infrastructure soit déplacée, elle ne peut pas être enterrée. Une fois que vous l’avez enterrée, elle devient invisible et ne peut ainsi plus être gérée directement par les membres de la communauté concernée. Jusqu’à il y a environ 150 ans, l’infrastructure était directement gérée par la communauté.
Prenez l’exemple du campo vénitien, qui compte une citerne en son centre, déterminant ainsi l’ensemble des familles qui s’y rattachent; s’il y a trop de personnes, quelqu’un devra partir car il n’y aura pas suffisamment de ressources. Ces 150 dernières années, les autorités ont pris en charge la construction et la gestion d’infrastructures afin de garantir l’hygiène et la santé publiques.
Cela a eu deux conséquences : d’abord, l’infrastructure est devenue invisible, ce qui signifie qu’elle n’est plus gérée par la communauté. Mais aussi, le rapport au territoire a été annulé : lorsque vous ouvrez votre robinet, vous n’avez aucune idée de la provenance de l’eau. Aujourd’hui, les autorités doivent sans doute garder un certain contrôle mais nous sommes convaincus qu’il est important de rendre aux communautés la possibilité de gérer elles-mêmes leurs infrastructures, qui dont les dimensions s’adaptent à la taille du groupe auxquelles elles se rattachent.
Nous ne parlons pas tant des villes existantes que des villes nouvelles que nous devons construire dans des lieux où les infrastructures n’existent pas – dans divers lieux en Afrique, par exemple. Les villes existantes constituent d’ailleurs un parfait contre-exemple. Prenez les 18 millions d’habitants de Los Angeles : la terre ne fournit pas suffisamment d’eau, qui est donc acheminée depuis d’autres États. Or, il y a aujourd’hui des pénuries d’eau dans les régions environnantes, montrant à quel point cela peut être politiquement problématique lorsque les infrastructures parcourent des centaines de kilomètres.
Et encore, nous parlons d’un seul et même pays. Regardez les réseaux de gaz internationaux, les liens avec la Russie et l’impact de la guerre en Ukraine. Des pays entiers prennent des décisions politiques en fonction de la provenance de l’énergie. Si, au contraire, vous vous installez uniquement dans des endroits où il y a suffisamment de ressources pour subvenir aux besoins de la population, vous évitez de telles répercussions. En rendant visibles les infrastructures, vous rétablissez la relation avec le grand paysage – comme avec les citernes vénitiennes, les aqueducs romains ou les moulins à vent néerlandais, ces structures et ouvrages d’art qui définissaient la relation de la civilisation au paysage et contribuaient à l’organisation de l’espace public.
AA: Cela me fait penser à une autre tragédie récente : les barrages qui se sont effondrés à Derna, en Libye.
LC : Oui. Personne ne s’en occupait, ni les autorités ni la communauté. Ce qui est fou pour un aussi beau pays – peu de gens le savent mais la Libye est probablement l’un des plus beaux pays au monde. Nous avons eu la chance d’y passer beaucoup de temps : avant la chute de Mouammar Kadhafi, nous avons travaillé quatre ans sur un projet impliquant plusieurs communautés dans le désert, à 4 000 km de Tripoli. Le pays est immense – le territoire en question, le Fezzan, est aussi grand que la France. Il englobe presque la totalité du désert libyen mais ne compte que 250 000 habitants. Et tout cela repose sur un aquifère, un énorme lac d’eau fossile, non-renouvelable bien sûr…
TO : Mais aux quantités énormes – il y a tellement d’eau que Kadhafi avait construit ce qu’il appelait une « rivière artificielle » pour acheminer l’eau depuis le désert jusqu’à la côte. Le problème c’est qu’il existe des communautés locales qui comptent sur cette eau et qui ont donc une durée de vie limitée, une date d’expiration, quand l’eau s’épuisera d’ici trente ou quarante ans. En collaboration avec l’IAURIF (Institut Paris Région) [dans le cadre d’une coopération entre les États libyen et français, NDLR], il nous a été demandé de réorganiser le territoire en cinquante communautés.
Notre conclusion, après avoir travaillé pendant des années sur ce sujet, est que certains villages ont besoin de disparaître immédiatement et de revenir au désert, tandis les villes de taille moyenne ont besoin de se transformer en métropoles afin de se doter de plus grandes possibilités d’y vivre. Cette notion d’urbanisme de disparition signifie que la discipline doit trouver des moyens d’inverser son approche habituelle – puisque l’urbanisme a été inventé pour gérer la croissance des villes. L’enjeu est de rétablir la nature telle qu’elle était avant la présence humaine, tout en la concentrant dans d’autres endroits stratégiques. L’étude de cette situation extrême a été, pour nous, un moment déterminant.
Depuis, nous n’avons plus jamais pensé les villes de la même façon. Aujourd’hui, dans nos projets urbains, nous sommes parfaitement conscients de la nécessité de trouver un équilibre entre ce qu’on enlève à la nature et ce qu’on lui rend.
AA : Dans le contexte de la crise climatique, les gens sont en train de se rendre compte, peu à peu, de la violence inhérente à l’acte de construction…
TO : Vous savez, j’ai consacré mon diplôme à une méditation autour de l’architecture comme forme de détérioration, sur l’idée selon laquelle l’architecture ne doit jamais être prise à la légère car c’est un acte d’une extrême violence qui ne rend quasi jamais la situation meilleure qu’elle ne l’était auparavant.
Cela ne signifie pas que ce n’est pas nécessaire ou indispensable mais c’est rarement une forme d’amélioration. Et si vous prenez cela comme point de départ, vous devez refuser 90% des projets qu’on vous propose ou alors trouver des moyens de les conduire de façon complètement différente. Vous devez sortir des sentiers battus. Les paramètres du projet ne sont pas les mêmes.
AA : Comment cela fonctionne-t-il concrètement ?
TO : Nous avons toujours abordé chacun de nos projets de façon très latérale, ou diagonale. Chaque projet est l’intersection d’un lieu, d’un groupe de personnes et de nos obsessions du moment. Pour nous, le projet ne se limite jamais au brief. Tout d’abord, le programme ne nous intéresse pas beaucoup. Notre génération a été élevée sur un héritage néerlandais de combinatoires programmatiques – avec Rem Koolhaas en chef de file – qui critiquait le postmodernisme en utilisant des notions de programme comme moyen de faire émerger des nouvelles formes.
Ces bâtiments d’une étrangeté recherchée racontent ces combinatoires et ils semblent fascinants, mais ce sont des figures figées. D’abord, le programme est généralement l’antithèse de l’usage, puisque les gens ne font jamais ce que vous leur dites de faire, là où vous leur dites de le faire. Venant du sud de la Méditerranée, je peux en témoigner! Les gens ne sont pas « disciplinés » et ils ne devraient pas l’être.
AA : Cela m’évoque les photos que vous aviez incluses dans le pavillon marocain de la Biennale d’architecture de Venise 2014, celles qui montrent les immeubles de logement Nid d’Abeille et Sémiramis à Casablanca avec toutes leurs loggias pleines…
TO : [rires] Oui, c’est un exemple typique ! Ils ont été construits par l’AtBat-Afrique – Georges Candilis, Shadrach Woods, Vladimir Bodiansky et Henri Piot – et ont fait la couverture de L’Architecture d’Aujourd’hui en 1954 suite au CIAM. Ce sont de magnifiques projets qui ont fasciné la scène architecturale par leur abstraction, par la disparition de toute modénature : pas de garde-corps, pas de fenêtres, pas de portes. Ce sont des présences pures, comme un tableau de Mondrian.
LC : Le rêve d’un architecte !
TO : Et l’idée qui les sous-tend est si belle, une idée typiquement architecturale. Fondamentalement, ce que l’AtBat a fait, c’est dire : « Les locaux vivent dans des maisons avec un patio intérieur, donc pour les “civiliser”, nous allons créer des patios suspendus. » Ainsi, ces creux que vous voyez sur la façade, ces loggias, étaient destinés à être des intériorités suspendues sur lesquelles donnent chaque appartement.
En réalité, tout ce que les habitants voulaient, c’était une pièce supplémentaire. Ils ont donc maçonné les loggias et installé ensuite une fenêtre. Et c’est magnifique ! Tout ce que j’aime au Maroc est résumé dans ce projet. D’un côté, il appelle constamment la radicalité, ce qui était l’objet même du projet, et d’un autre côté, il y a toujours des appropriations et des détournements qui méritent d’être étudiés de près, car les gens ne font jamais ce qu’on leur dit.
Ainsi la question du programme est-elle secondaire pour nous. Aussi parce que le bâtiment devient mort-né quand elle prend le pas : il est si déterminé que sa capacité à se transformer est inexistante. Le programme ne laisse pas de place à l’indétermination. Regardez Paris, tous les immeubles alignés sont haussmanniens. Derrière leur façade, il peut y avoir un hôpital, des logements, des bureaux, un musée, on ne sait pas car il ne s’agit pas de ça, un bâtiment ne doit pas toujours exprimer ce qui se passe à l’intérieur. Parce que l’usage change.
AA: Il est intéressant de noter, dans ce contexte, que « familiarité » est l’un des termes que vous utilisez pour parler de votre travail. Que voulez-vous dire par là ?
LC : La familiarité est une manière d’utiliser certains éléments architecturaux qui s’appuient sur la mémoire pour créer une relation entre les bâtiments et les habitants qui n’a pas besoin d’être expliquée. L’architecture peut être familière de différentes manières : la matérialité, le toucher et l’odorat sont tous très importants, tout comme certains types d’espaces et la façon dont on s’y déplace. Nous voulons aller au-delà de l’opposition entre une tradition moderniste et des racines archaïques.
Dans un sens, notre architecture est très archaïque, très nue, nous utilisons des typologies existantes, sans forcément considérer que quelque chose qui n’existe pas est plus valable que ce qui a déjà existé. Nous n’avons aucun problème à nous inscrire dans une tradition ou une série de traditions. Lorsque nous avons réalisé le pavillon de Dubaï, nous avons utilisé du pisé mais la forme du bâtiment est extraordinairement étrange.
Cependant, il est organisé autour d’un patio, une forme familière. Bien sûr, la façon dont vous vous déplacez autour de la cour est une rampe sans fin, ce n’est donc pas une relation traditionnelle. Mais cette typologie est un déclencheur de familiarité. La terre est un déclencheur de familiarité, tout comme la présence du bois. Tout cela réunit, c’est une façon de créer une relation entre ce que nous faisons et la façon dont les gens vivent dans l’architecture.
AA: Qu’en est-il de « l’acclimatation» qui semble suggérer l’idée que quelque chose arrive là où cela n’est pas censé arriver ?
TO : C’est exactement cela. À l’origine, c’est un terme botanique. Tant chez eux que dans leurs colonies, les Français ont planté des jardins où ils ont apporté des plantes d’autres latitudes pour voir celles qui s’adapteraient et celles qui ne survivraient pas. De la même façon, nous sommes fascinés par la façon dont les greffes culturelles mutent et se transforment, par la façon dont les idées architecturales, lorsqu’elles sont transposées d’un endroit à un autre, prennent un tout autre ensemble de significations. Le Japon, le Brésil, le Maroc : tous ces pays ont adopté l’architecture moderne et la greffe a pris.
Nous sommes fascinés par le fait que les idées peuvent être prises, transformées, adaptées, modifiées et muter génétiquement. Et l’acclimatation a évidemment une dimension géographique – il faut tenir compte du climat et des milieux ! Quels sont les éléments architecturaux qui peuvent muter, qui peuvent créer un rapport au sol et au ciel là où ils se trouvent ?
AA: Étant vous-même originaires d’autres pays que la France, l’acclimatation est un processus que vous connaissez personnellement.
LC : Oui, nous en sommes tous les deux le produit et nous y puisons une spécificité.
AA : Vous enseignez également partout dans le monde. Dans quelle mesure est-ce important pour votre pratique ?
LC : Extrêmement important. L’enseignement est pour nous un accélérateur, une façon de cristalliser des projets au-delà de la simple recherche spéculative. Il y a de nombreux projets que nous initions et l’enseignement est pour nous une manière de tester le terrain. L’université est un lieu d’expérimentation incroyable. Nous faisons travailler nos étudiants sur des projets inscrits dans la réalité. Notre façon de faire de l’architecture est peut-être très « vieille école » mais les étudiants apprécient cette démarche très incarnée.
AA : Est-ce vraiment vieille école ? L’architecture doit revenir à la construction, avec tout ce que cela implique, si elle veut avoir une quelconque pertinence pour l’avenir. Autrement, la discipline disparaîtra.
LC et TO, à l’unisson : C’est exactement ce qui se passe !
TO : Mais la construction n’est pas que technique : c’est un acte politique. Tout ce que nous faisons est intrinsèquement politique parce que nous le faisons pour d’autres personnes, pour des individus et une communauté que nous ne connaissons pas, mais dont nous faisons partie. À nos yeux, l’architecture est un acte de résistance. Elle doit l’être. Chaque fois qu’il y a une volonté excessive de complaire aux pouvoirs en place, elle devient au mieux hors de propos et au pire toxique, parfois criminelle.
AA: Elle s’apparente donc alors à forme de collaboration, dans le sens où l’on entendait le terme avant que le monde de la mode ne se l’approprie.
TO : Il y a une dizaine d’années, nous avons conçu un livre avec l’Institut du monde arabe à Paris sur l’architecture contemporaine au Maroc. Nous l’avions intitulé Résistances et résignations. Nous sommes assurément du côté de la résistance, sous toutes ses formes, mais elle doit être organisée : elle ne peut pas être menée seule, il faut être une tribu entière pour entrer en résistance.
AA : Pourquoi les architectes ne sont-ils pas mieux organisés pour résister ?
TO : Cela dépend où ils se trouvent. Ils ne parviennent pas à s’organiser dans des endroits où la taille du gâteau qu’ils doivent partager diminue. Parce qu’alors c’est la loi du plus fort qui l’emporte. Mais dans des endroits où ils participent à la création d’un avenir beaucoup plus optimiste, ils s’organisent bien mieux. Prenez par exemple notre projet au Maroc en ce moment pour reconstruire les écoles après le tremblement de terre : nous faisons venir tout le monde possible.
AA: Quelles ont été vos expériences à l’école d’architecture? Qui vous a marqué parmi vos enseignants ?
LC : Quand j’ai obtenu mon diplôme à Yale, l’un de mes enseignants m’a envoyée chez Bob Venturi et Denise Scott Brown, qui avaient l’habitude d’héberger un ou une étudiant·e chez eux chaque été. Vous vous occupiez de la maison, vous vous occupiez un peu d’eux. À la fin de l’été, ils m’ont demandé de rester et de travailler au sein de leur agence. Ils étaient comme des seconds parents : très aimants, et ils m’ont vraiment guidée. Bob m’a attribué le bureau derrière lui à l’agence, Denise m’a emmenée à des réunions auxquelles un stagiaire n’aurait normalement jamais assisté. Ils étaient incroyablement généreux et ont exercé sur moi une énorme influence.
Bob avait un œil extraordinaire en matière de dessin : il pouvait voir des choses que personne d’autre ne voyait. Ils m’ont aussi donné des leçons de vie. La façon dont Tarik et moi vivons et travaillons ensemble, je pense que cela vient en grande partie de ce que j’ai vu avec Bob et Denise. Vivant et travaillant avec eux, je pouvais voir comment se déroulait leurs journées à l’agence et leurs soirées à la maison. Ils avaient des limites : dès qu’ils franchissaient la porte de leur maison, les débats et désaccords d’agence étaient bannis.
AA: Et vous Tarik ?
TO : Il n’y a qu’une seule personne qui m’a vraiment marqué : Jean-Louis Cohen, mon mentor depuis mes 17 ans, avec qui j’ai travaillé jusqu’à son décès en août dernier. C’était un être humain incroyable et extraordinairement généreux. Il ne guidait pas dans un sens directif, il partageait simplement des conversations et des expériences. Quand je savais que j’allais le voir, je prenais toujours quelques minutes pour réfléchir à ce que j’allais dire, par respect pour sa générosité et son intelligence.
AA: Vous avez mentionné plus tôt que vous initiez souvent des projets vous-mêmes. Pouvez-vous nous en dire plus sur cet aspect de votre pratique ?
TO : Une grande partie de notre travail repose sur les projets desquels on s’auto-saisit. Cela fonctionne souvent ainsi : une fois que nous décidons qu’un projet est nécessaire, le périmètre du site n’est pas toujours entièrement défini, il n’y a pas de propriétaire ou de client, pas de programme, pas de budget, ni même le désir de faire tout ça.
Une partie de notre travail, avant l’exercice architectural à proprement parler, consiste à définir les paramètres pouvant faire exister le projet. Cela signifie soit identifier un commanditaire soit en inventer un – nous l’avons fait en créant des organisations à but non-lucratifs, des ONG ou des entreprises qui endossent le rôle de commanditaire et, dans cette première phase, nous agissons comme partie prenante du maître d’ouvrage. En tant que maître d’ouvrage, vous pouvez entamer une conversation avec les autorités sur les possibilités et les besoins. Une fois que la gouvernance a du sens, vous pouvez passer à des questions plus détaillées de contenu, d’usage du lieu, de personnes impliquées.
Un exemple est celui des abattoirs de Casablanca, pour lesquels nous avons formulé un projet il y a environ douze ans, lorsque nous y avons organisé un événement culturel. Il s’agit d’un site de cinq hectares rempli de structures inscrites à l’inventaire du patrimoine. L’événement a attiré un très grand nombre de personnes, les Casablancais l’imaginant alors comme un futur pôle culturel. Et puis rien n’en est sorti. Alors quelques années plus tard, nous nous sommes dit : « Pourquoi ne nous en chargeons-nous pas ? ». Dans ce cas, le site était plus ou moins défini mais il fallait décider qui allait le porter et ce qui pouvait s’y dérouler : du théâtre, de l’architecture, du cinéma, de la cuisine, une école des beaux-arts, des résidences étudiantes ? Toutes ces choses à la fois ? En définissant l’usage ainsi, vous réaffirmez la gouvernance. Il faut également susciter du désir pour le projet – chez les autorités, chez ceux qui pourraient le financer, dans le quartier, les usagers et la communauté.
C’est extrêmement important pour ce type de greffe. Parfois la phase préparatoire prend six mois, parfois dix ans. Pour le musée que nous avons réalisé sur le site archéologique romain de Volubilis, cela a pris six mois : nous sommes allés voir le ministre de la Culture, qui a aimé l’idée, a embarqué l’Unesco et c’est tout. Avec les abattoirs, où les acteurs sont si nombreux, cela nous a demandé beaucoup plus de temps, la politique et les élections ayant également joué leur rôle.
AA: Que se passe-t-il une fois que vous avez réglé les questions de commanditaire, d’usage et de contenu?
LC : Le projet architectural peut commencer. Et tout ce que vous avez mis en place au départ disparaît, en quelque sorte, puisque vous avez créé des conditions de projet presque normales. Souvent, nous nous retirons de tout cela et redevons simplement architectes, même si nous avons créé le projet de zéro ; nous évitons d’être à la fois maître d’ouvrage et maître d’œuvre. Une autre chose très importante est ce qui va arriver par la suite, la façon dont le bâtiment sera approprié par les usagers, ce à quoi nous réfléchissons lors de la conception et de la construction. Nous aimons donc toujours dire que nous commençons un projet beaucoup plus tôt et finissons plus tard.
AA: Ce que vous décrivez est une approche anti-suisse ! Les architectes qui travaillent en Suisse m’ont raconté que tout est toujours réglé dans le moindre détail.
LC : À bien des égards, oui ! [rires] Cela nous amène bien sûr à la question de la portée de l’architecture. Il y a des endroits, comme la Suisse, la France et beaucoup d’autres pays européens où le champ d’influence d’un architecte est extrêmement étroit. Vous arrivez et le site, le budget, le programme et la gouvernance ont déjà été décidés. Vous disposez d’une possibilité urbaine dans laquelle vous devez réaliser le bâtiment le plus beau possible en respectant un grand nombre de paramètres prédéterminés. Nous aimons démarrer nos projets beaucoup plus tôt que cela.
AA : Et pourriez-vous réaliser cela dans un contexte français ou suisse par exemple ?
TO : C’est évidemment beaucoup plus difficile que dans d’autres endroits mais cela commence à devenir possible. La surdétermination advient quand les autorités sont toutes-puissantes. Aujourd’hui, le périmètre d’opération des autorités se réduit et elles laissent des marges de libertés dont elles n’avaient pas l’habitude. Les concours comme Réinventer Paris en sont un exemple extraordinaire. Ils disent: « Nous avons des sites, nous ne savons pas vraiment quoi en faire, pourquoi ne vous réunissez-vous pas et ne trouvez-vous pas quelque chose ? » C’est ce que nous faisons depuis une vingtaine d’années. Trouver quelque chose, cela signifie non seulement programmer, construire, imaginer un usage, mais aussi réfléchir à la gouvernance, aux institutions qui vont assurer le fonctionnement du projet, à la manière dont cela va se transformer au fil du temps. L’architecture, pour nous, est une série de maillons dans la chaîne d’un long projet culturel, ce n’est pas une fin en soi.
AA: Je pense que cela nous amène à un autre de vos mots-clés : « transgression». Vous avez déjà décrit comment vous transgressez le rapport conventionnel entre l’architecte et le programme. Que signifie d’autre ce terme pour vous ?
LC : Presque tout ce que fait un architecte relève du domaine privé, de la propriété privée. Là où nous transgressons, c’est quand nous bâtissons dans le privé un espace pour un bien public. Nous le faisons en général en épaississant les seuils. La limite n’est jamais pour nous celle de la propriété.
AA: Comment persuadez-vous vos maîtres d’ouvrage d’accepter de telles incursions dans leur territoire ?
TO : Souvent, ils le voient comme un bonus supplémentaire car on apporte une nouvelle énergie dans ces endroits où on crée une relation avec la communauté que le maître d’ouvrage ne savait pas formuler. Par exemple, au Maroc, nous réalisons un centre sportif pour l’Office chérifien des phosphates à Ben Guerir, une grande ville industrielle. Seules les personnes qui travaillent pour cette entreprise sont autorisées à y pénétrer.
Alors nous leur avons dit : « Vous avez un immense terrain, ce qui nous permet de déplacer l’ensemble du bâtiment de cinquante mètres à l’intérieur de la limite. Au lieu de faire une façade à l’alignement, nous ferons une immense courbe de 350 mètres de long. De cette façon, nous renforçons la limite et, à l’intérieur de cette limite, il y a un espace de communication, de porosité avec l’espace public. »
Cette notion de transgression est extrêmement importante pour nous. D’un côté, vous avez tout ce qui est public – les rues et les squares régulés par l’État – et de l’autre la sphère privée : votre chambre ou votre salle de bain. Et puis, entre les deux, il y a l’espace commun, partagé.
Dans de nombreux endroits, cet espace est une zone grise négociée entre le public, le privé et l’intime. Pour nous, c’est dans ces espaces que la beauté se produit. Par conséquent, non seulement nous les invitons, mais nous en faisons dans une certaine mesure le moteur du projet. Par exemple, le Centre des cultures du Maroc que nous venons d’achever à Paris est un bâtiment occupant un terrain de dix mètres de large et trente mètres de profondeur, avec des rues à chaque extrémité. Au sein de ce petit espace, nous avons créé un passage accessible au public, un raccourci vers le jardin du Luxembourg.
En créant quelque chose que le programme ne prévoyait pas, nous avons fait venir un tout autre public qui d’ordinaire ne viendrait jamais. Ces espaces communs sont une forme de négociation : quand ils sont ouverts, quand ils sont fermés, sous quelles conditions. Et ils se rapportent à la fois au domaine privé et au domaine public, et c’est ce que nous trouvons fascinant.
À l’heure où la capacité des autorités à aménager l’espace public ou à le gérer s’amenuise, ces espaces partagés sont tout ce qui nous reste. Ils ont quelque chose de très méditerranéen, ce sont des espaces ambigus et hybrides, où des choses non planifiées et non programmées peuvent se produire – des lieux de marginalité et d’hétérotopie, des lieux pour les amoureux comme pour les voleurs. J’aime l’idée que nous contribuions à créer de tels espaces, et nous le faisons dans les endroits les plus improbables.
En fait, nous le faisons dans chacun de nos bâtiments. Cela me fait penser aux petits caméos d’Hitchcock que nous retrouvons dans tous ses films : vous pouvez rechercher cet espace dans chacun de nos projets. C’est un fil conducteur qui traverse tout notre travail : créer un engagement entre le public, le commun, le privé et l’intime.
(Re)découvrez le travail de l'agence Oualalou+Choi en lisant le hors-série AA n°46 – Acclimatation.