Design

L’ouvrier aux racines du design ?

Du 13 mars au 9 novembre 2025, le Musée d’art et d’industrie de Saint-Étienne présente l’exposition « L’ambition du beau ». Pensée sous la direction de Marie-Caroline Janand – historienne de l’art et directrice du pôle muséal stéphanois –, cette exposition raconte la manière par laquelle la ville de Saint-Étienne, depuis le Second Empire, œuvre à l’épanouissement d’un mariage heureux entre art et industrie, le design industriel étant le fruit de cette union.


Guillaume Ackel
Albert Maignan (1845-1908), La ville de Saint-Etienne présente à la France les produits de son industrie, vers 1895-1896
Albert Maignan (1845-1908), La ville de Saint-Etienne présente à la France les produits de son industrie, vers 1895-1896 © Yves Bresson
Saint-Étienne, la « ville aux 1 000 brevets »

En 1810, Saint-Étienne accueille la première aciérie française et devient ainsi la ville qui incarnera le mieux la première révolution industrielle. Cet événement marque également le début d’une longue série de premières fois industrielles et techniques.

En 1827, Benoît Fourneyron (1802-1867) présente la première turbine hydraulique ; en 1830, Barthélémy Thimonnier (1793-1857) dépose un brevet d’invention pour une machine à coudre. Plus tard, en 1885, Jean Fasano (1848-1924) invente la roue libre ou l’ancêtre de la perceuse ; en 1886, les frères Gauthier fabriquent la première bicyclette française équipée d’un système à deux chaînes permettant le changement de vitesse inventé par le même Jean Fasano ; en 1894, la Manufacture française d’armes et de cycle (devenue Manufrance 1947) édite son premier catalogue et invente par la même occasion le système de vente par correspondance.

Cet élan stéphanois pour l’innovation industrielle rayonne sur l’ensemble du territoire français. Dès 1830, des musées industriels sont créés partout en France de manière à inscrire les grandes industries françaises dans le récit historique national. Mais l’exposition universelle de Londres de 1851 vient ébranler cette fierté patriotique – le gouvernement français y constate son retard quant au développement des arts industriels, notamment en comparaison de son voisin anglais. La riposte stéphanoise ne se fera pas attendre.

L’ouvrier à la rencontre du beau

Fondée en 1804, l’École de dessin de Saint-Étienne est transformée en l’École des beaux-arts de Saint-Étienne en 1859, puis rebaptisée École régionale des arts industriels en 1884. Son ambition est de créer la rencontre entre la population ouvrière locale et le beau, de manière à favoriser l’épanouissement des arts industriels, allant au-delà des arts décoratifs. Au début du XXe siècle, les ouvriers représentent trois quarts de la population locale, ils sont la force vive des industries stéphanoises et les futurs artisans d’une nouvelle esthétique industrielle. L’école, ouverte le soir et le dimanche, accueille chaque année jusqu’à 400 ouvriers – femmes et hommes.

En 1923, l’établissement devient École régionale des beaux-arts puis, en 2006, l’École supérieure d’art et design –  le temps, pour les arts industriels français, d’opérer leur mutation vers ce qui deviendra le design industriel.


À lire : « Les 1000 sens du beau »,  chronique d’une visite de la 9e édition de la Biennale Internationale de Design à Saint-Étienne, en 2015. Les sens du beau était le thème proposé par les commissaires généraux Elsa Francès et Benjamin Loyauté.


Un musée aux racines du design

Les solides liens qui unissent les grands industriels stéphanois, leurs ouvriers et la nouvelle École régionale des arts industriels permettent l’émergence d’une production nouvelle alliant la précision et la maîtrise d’un savoir-faire industriel à l’exigence d’un goût pour le beau. À titre d’exemple, on peut observer la manière avec laquelle les manufactures d’armes s’inspirent de la bijouterie pour sublimer crosses et canons.

Jean-Julien Grünweiser (1890-1961), gravure sur fusil de chasse, manufacture nationale d'Armes de Saint-Étienne, 1936
Jean-Julien Grünweiser (1890-1961), gravure sur fusil de chasse, manufacture nationale d’Armes de Saint-Étienne, 1936 © David Massol-Moulhi

Ces objets d’art industriel seront montrés en majesté lors de l’exposition universelle de 1889, aux côtés de la Tour Eiffel – autre expression de l’art industriel à la française.

« Si l’enthousiasme qui a accueilli l’Exposition a pu, en dépit des envieux, grandir six mois durant sans arrêt, […] c’est qu’elle s’est trouvée la libre et franche expression de notre humeur et du génie national. […] [Le] meilleur du succès revient à la domination constante de notre goût, à l’alliance plus étroite que jamais de l’industrie avec l’art qui partout a marqué fortement sa trace », rappelait le critique d’art Roger Marx lors d’une conférence intitulée « La décoration et l’art industriel à l’Exposition universelle de 1889 » et donnée à l’École nationale des beaux arts le 17 juin 1890 (source Gallica).

Cette exposition est le lieu de collecte privilégié de l’historien et critique d’art français Marius Vachon. À la suite d’une enquête menée pour le compte du Ministère des Beaux-arts et de l’enseignement qui visait à observer et analyser la formation aux industries d’art dans le monde, Marius Vachon se voit confier, en 1889, l’organisation d’une exposition d’arts industriels au Palais des arts de Saint-Étienne – exposition à l’origine de la fondation du musée d’art et d’industrie de Saint-Étienne.

Le beau, avant 1889, était souvent réservé aux salons privés, à l’image de celui du peintre et dessinateur de tissus stéphanois Jean-Marie Ogier, transformé en un véritable cabinet de curiosités réunissant plus 700 pièces d’un éclectisme typique du Second Empire. Cette collection, léguée à la gouvernante de Monsieur Ogier qui fit don au musée d’art et d’industrie en 1912, constitue aujourd’hui encore une part importante des fonds du musée.

En conciliant l’appétit pour les arts de l’industrie d’un Marius Vachon à la culture du beau plus classique d’un Jean-Marie Ogier, le musée d’art et d’industrie de Saint-Étienne offre le terreau fertile à la croissance de ce qui deviendra le design.

De l’art industriel au design
Claude Monet (1840-1926), Nymphéas, 1907
Claude Monet (1840-1926), Nymphéas, 1907 © Cyrille Cauvet

L’intention initiale du musée s’étiole rapidement ; les conservateurs qui succèdent à Marius Vachon hésitant entre tradition et modernité, ils n’embrassent pas l’élan pour l’abstraction du début du XXe siècle ; l’acquisition en 1924 d’un Monet peint en 1907 (tableau en « tondo » issu de la série des Nymphéas) en est l’exemple.

En 1947, Maurice Allemand est nommé conservateur du musée d’art et d’industrie et décide de dépoussiérer cette institution vieillissante. Cette volonté s’inscrit dans la lignée de la mutation du tissu économique stéphanois à l’œuvre après le choc de la Seconde Guerre mondiale. Les industriels locaux s’adaptent et innovent : les manufactures d’armes se lancent dans la production de pièces mécaniques ; les rubaniers s’ouvrent au marché du médical et produisent pansements et attelles. Et si, dans ce contexte, le beau peut sembler accessoire, il n’en est rien du bon dessin, ce trait juste et précis qui modèle la forme pratique et ergonomique – ou quand l’art industriel devient design.

Incarnation iconique de cette mutation industrielle : la Plichaise dessinée par Louis Caterin en 1965 et produite par la société Souvignet. Victime de l’explosion de la production d’automobiles au détriment des bicyclettes, ce fabricant de tubes pour l’industrie du cycle stéphanoise amorce avec la Plichaise une reconversion réussie vers l’industrie du mobilier tubulaire.

Si la Plichaise est l’une des premières réussites du design industriel stéphanois, elle n’est pas la dernière. Saint-Étienne est depuis 2010 la première et unique ville française membre du réseau des villes créatives Unesco de design. Cette année se tiendra la 13e Biennale internationale du design de Saint-Étienne. Et, en décembre 2025, la Galerie nationale du design investira officiellement la Cité du design de Saint-Étienne pour présenter, sur près de 1 000 m², des oeuvres issues des réserves du Centre Pompidou, des Manufactures nationales, du Centre national des arts plastiques et du Musée d’art moderne et Contemporain de Saint-Étienne Métropole.

La Plichaise créée en 1965 par Louis Caterin et éditée par la société Souvignet
La Plichaise créée en 1965 par Louis Caterin et éditée par la société Souvignet © Louis Caterin

« L’ambition du beau », exposition au Musée d’art et d’industrie de Saint-Étienne, du 13 mars au 9 novembre 2025 (plus d’informations ici)
« Ressource(s), présager demain », Biennale Internationale Design Saint-Étienne 2025, du 22 mai au 6 juillet 2025 (plus d’informations ici)

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