Point de vue : Politiques de la beauté
« L’avenir, en Angleterre du moins, est le produit de visions concurrentes du passé. La nostalgie porte en elle un conflit. Et cette “nostalgie radicale” est résolument à l’ordre du jour dans l’architecture britannique. » Telle est l’analyse du critique Sam Jacob, cofondateur de feu l’agence postmoderne FAT. En matière d’architecture, la référence est de prime importance, écrit-il pour AA. Pour le meilleur et pour le pire.
Cet article par l'architecte et critique d'architecture Sam Jacob est un extrait du numéro 437 d'AA disponible dès à présent sur notre boutique en ligne.
Nous vivons une époque inquiétante. Particulièrement dans la sphère anglosaxonne, où la politique s’est orientée très à droite sur l’échiquier et où des populistes se sont emparés du récit national. Leur rhétorique est étroitement liée à un redoublement de la course aux privatisations engagée en leur temps par Thatcher et Reagan. Trump et le « Trump britannique » Boris Johnson sont en partie animés par une féroce volonté de revanche sur tout ce qui pourrait être perçu comme progressiste. La guerre de la culture, qu’ils utilisent pour attiser les flammes de leur capitalisme dévastateur, est une réalité. Une réalité peut-être plus flagrante encore dans le champ de l’architecture.
Aux États-Unis, la phraséologie du projet de Trump, Making Federal Buildings Beautiful Again (« Rendre leur beauté aux bâtiments fédéraux »), impose le recours à un prétendu « style classique ». Quand on connaît le pur Corinthien en polystyrène doré à la bombe qui resplendit dans les appartements du président américain, on peut légitimement se demander si les intéressés sauraient reconnaître un étron s’ils en voyaient un.
Au Royaume-Uni, nous avons la Building Better, Building Beautiful Commission (BBBBC) pour les « beaux » bâtiments. Plus nuancé peut-être qu’aux États‑Unis dans ses références, le projet n’en est pas moins clairement idéologique. Il émane d’une organisation baptisée Create Streets, un « institut de recherche » lui-même issu du think tank de droite Policy Exchange, étroitement lié à l’actuel gouvernement et fondé (entre autres) par le conservateur Michael Gove. Policy Exchange – au financement opaque – milite notamment pour le retour à un système éducatif s’appuyant sur les examens, la limitation du pouvoir judiciaire au regard de l’exécutif, l’immunité judiciaire des forces armées et un Brexit sans accord.
Désolé de décevoir le lecteur qui espérait lire ici un sujet sur quelques jolis bâtiments anglais, mais, ces temps-ci, il devient impossible d’évoquer un « beau bâtiment » sans penser immédiatement à l’extrême politisation du concept de beauté. Cela dit, accrochez-vous un peu, promis, nous y viendrons.
Create Streets est née pour réclamer la démolition des tours et leur remplacement par des immeubles résidentiels moins hauts, selon un prétendu « schéma traditionnel » de la rue. En réalité, c’était surtout un appel à détruire l’héritage du logement social mis en place par l’État-providence après la guerre. Ou plus exactement ce qu’il en restait. Depuis 1979 et l’introduction du Right to Buy, permettant aux locataires d’acquérir les logements sociaux municipaux qu’ils occupaient, cet héritage du consensus démocratique et social de l’après‑guerre est en effet continuellement mis à mal. Il faut y voir l’effet d’une idéologie de la privatisation, un assaut contre les pouvoirs territoriaux et, sans doute aussi, une tentative d’effacer de nos villes toute trace d’alternatives. Ces politiques frappent doublement, sur le plan symbolique et au niveau structurel, avec le démantèlement de l’État‑providence, le recul des politiques progressistes et l’effacement des traces formelles du modernisme dans nos villes. Un modernisme d’après-guerre qui est visé aussi pour ses aspirations sociales, ainsi que pour ses liens avec la reconstruction et la recherche d’une société plus égalitaire.
—